Ce mariage de raison se transformerait-il peu à peu en mariage d’amour ? Les musées ont longtemps entretenu une relation compliquée avec les nouvelles technologies. Gadget coûteux pour les uns, jouet bêtifiant pour les autres, le numérique n’était pas considéré comme stratégique (ou valorisant) par la plupart des lieux d’exposition en France. La crise sanitaire est, depuis, passée par là. Les confinements imposés ont contraint les musées à accélérer leur transformation digitale. La Toile est devenue, du jour au lendemain, la seule alternative à la visite réelle d’un site, et les établissements ont proposé dans l’urgence des contenus sur leurs sites et les réseaux sociaux.
Depuis la fin des restrictions, de plus en plus d’experts réalisent que les nouveaux outils permettent également d’enrichir l’expérience des curieux in situ. Des compagnies privées se sont engouffrées dans ce créneau en proposant des expos ou des « expériences » qui commencent à concurrencer les musées institutionnels. La culture muséale traverse aujourd’hui non seulement l’écran, mais une période charnière de son histoire. Soit dit en passant, le meilleur et le pire intimement mêlés.
Déjà en 1970…
L’arrivée de la technologie dans nos musées ne date pas d’hier. « Tout a débuté dans les années 1970 lorsque les musées ont commencé à numériser leurs collections, rappelle Antoine Rolland, le fondateur de Correspondances Digitales, une agence de conseil en ingénierie culturelle. L’informatisation a beaucoup aidé les établissements à inventorier leurs œuvres – comme la loi les y oblige depuis 1792, l’abbé Grégoire ayant imposé la mesure pour lutter contre le vandalisme déclenché par la récente Révolution. » L’arrivée des musées sur la Toile remonte, elle, au milieu des années 1990. « Notre premier site Internet a été lancé à la fin de cette décennie, mais il était très archaïque et ressemblait à un catalogue en ligne, reconnaît Dominique de Font-Réaulx, la directrice de la médiation et de la programmation culturelle au musée du Louvre. Le deuxième a été mis en ligne en 2010-11, et le troisième, dix ans après. Celui-ci est vraiment différent, car plus évolutif et nous permettra l’ajout de briques au fil du temps. » Tous les grands musées nationaux ont suivi ce mouvement. Le Centre Pompidou, par exemple, a commencé à numériser les œuvres de sa collection dans les années 2000, et son premier site Internet, orienté ressources et contenus, a été lancé en 2012. « Notre approche était, à l’époque, très nouvelle puisqu’il s’agissait de passer d’une numérisation de préservation à une numérisation de diffusion », vante Agnès Benayer, la directrice de la communication et du numérique à Beaubourg. D’autres établissements ont carrément ignoré cette étape en se lançant directement sur les réseaux sociaux. « Ce Rubicon a été franchi en 2008 lorsque le Muséum de Toulon et le musée des Abattoirs de Toulouse ont fait irruption sur Facebook et Twitter, se remémore Antoine Rolland, également enseignant au Celsa et à l’École du Louvre. Aujourd’hui, 90% des musées ont une présence en ligne, mais la plupart préfèrent diffuser des contenus sur les réseaux plutôt que d’avoir leur propre site, ce qui est plus compliqué à gérer. »
« Nous voulons que notre site devienne une plateforme sur laquelle on vient surfer après avoir visité nos collections. Nous souhaitons jouer un rôle d’acculturation du grand public. »
Vers les réseaux et les podcasts
La fermeture des musées imposée par la pandémie a favorisé, dans un premier temps, les précurseurs de la Toile. Coincés à leur domicile, les Français ont soudainement cherché à occuper leurs longues journées en regardant des œuvres, en écoutant des concerts ou en admirant des ballets, rivés à l’écran de leur ordinateur ou smartphone. Les données sont étonnantes : en 2020, le Louvre.fr a ainsi enregistré près de 21 millions de visites, un chiffre 49% supérieur à celui de l’année précédente. Durant le premier confinement, le site a reçu en moyenne 330000 visites par jour, contre 40000 avant la crise sanitaire. Le pic a été atteint ce mois de mars 2020 avec 400000 visites quotidiennes. Le Centre Pompidou a lui aussi constaté pendant cette période une forte augmentation de la consultation de ses pages avec une audience multipliée par 10 pour ses vidéos et une hausse de 600% enregistrée sur sa chaîne YouTube. Les taux d’engagement sur les réseaux sociaux – où le musée compte plus de 3 millions d’abonnés, notamment sur Facebook, Instagram, YouTube, Twitter, LinkedIn, Weibo, WeChat, Pinterest et TikTok – ont bondi du jour au lendemain. « Avant la crise, les visiteurs consultaient le site essentiellement pour préparer leur venue et acheter un billet, résume Agnès Benayer. Aujourd’hui, ils viennent pour découvrir nos contenus et nos nouvelles offres. Notre site est devenu en quelque sorte un pure player. C’est d’ailleurs dans cette optique que nous avons lancé un magazine en ligne. »
Le Louvre a adopté la même stratégie en inaugurant une offre sur le Net. Mise en ligne en avril 2020, la plateforme « Le Petit Louvre », qui propose à destination des plus jeunes des histoires animées, des galeries d’œuvres, des contes, des tutoriels, des coloriages, ainsi qu’une série de podcasts développée avec France Inter intitulée « Les Odyssées du Louvre », a reçu 200000 visites l’année de son lancement. Les parents ne sont pas oubliés. « Les épisodes de nos podcasts de 25 minutes qui mêlent art et crime, ”Les Enquêtes du Louvre”, sont téléchargés en moyenne 150000 fois chacun, se félicite Dominique de Font-Réaulx. Les visites contées que nous avons commencées durant le confinement continuent aussi d’être très populaires. Nous voulons que notre site, conçu auparavant à but informationnel, devienne une plateforme sur laquelle on vient surfer après avoir visité nos collections. Nous souhaitons jouer un rôle d’acculturation du grand public. »
Pour son projet « Dans l’intimité de Kandinsky » réalisé avec Google Art & Culture, le Centre Pompidou est allé encore plus loin en proposant une expérience en ligne innovante à grand renfort d’intelligence artificielle. Son jeu vidéo Prisme 7 nous plonge dans l’univers de l’art moderne et contemporain, et ses Mooc thématiques rencontrent un succès grandissant. Le cours en ligne gratuit et ouvert à tous, intitulé « Elles font l’art », a été suivi, à lui seul, par plus de 50000 personnes.
En juillet 2021, La Monnaie de Paris proposait « un braquage, comme dans l’une des scènes de la série Casa de Papel mais avec un scénario totalement inédit ».
L’expo comme expérience immersive
Les nouvelles technologies commencent également à s’inviter au cœur même des musées physiques. La Cité des Sciences avait essuyé les plâtres dès les années 1980 avec ses bornes CD-ROM. En 2010, le Grand Palais et le musée de Cluny ont été les premiers à proposer des applications pour smartphone. Plus près de nous, les expériences immersives ont fait leur apparition en 2018. En juillet 2021, La Monnaie de Paris proposait, en partenariat avec Netflix et Fever, une aventure d’environ une heure durant laquelle les participants pouvaient réaliser « un braquage comme dans l’une des scènes de la série Casa de Papel, mais avec un scénario totalement inédit ». « À l’hôtel de la Marine, qui vient de rouvrir ses portes sur la place de la Concorde à Paris, a lieu une expérience immersive très innovante », note Claire de Langeaux, la directrice du salon Museum Connections. L’audioguide diffusé dans le casque connecté, qui détecte chaque mouvement du visiteur jusqu’à la direction de son regard, comprend des sons qui ont été enregistrés par plus de 60 comédiens et 20 musiciens. L’utilisation du son binaural rend la visite on ne peut plus immersive ! Un personnage vous interpelle derrière vous et il suffira de vous retourner pour l’entendre de face. Les salons de réception sont équipés de dispositifs digitaux dernier cri, comme ces miroirs-écrans numériques rotatifs qui reconstituent les événements qui se sont déroulés dans l’ancien garde-meuble royal. Sur un paravent s’animent des portraits de personnalités importantes. Les visiteurs peuvent utiliser les écrans tactiles de la table des marins pour sélectionner une expédition navale menée par la France et écouter le navigateur raconter son périple.
Et demain ?
Tous les musées ne proposent pas de telles expériences. « Il existe une grande diversité d’approches dans ce domaine, constate Antoine Rolland. Les établissements qui possèdent des collections immatérielles, notamment ceux spécialisés dans l’histoire ou les sciences, sont plus attirés par les outils numériques, alors que ceux axés sur les beaux-arts sont plus à la traîne. » Agnès Benayer, à Beaubourg, ne transige pas : « La technologie ne remplacera pas le lien direct et unique d’une œuvre avec le visiteur, le rapport à l’œuvre et sa dimension émotionnelle. »
Ce relatif conservatisme laisse une porte grande ouverte aux acteurs privés. « L’usage du numérique hors des murs des musées se développe rapidement, rapporte Claire de Langeaux de Museum Connections. L’Atelier des Lumières à Paris attire 1,4 million de visiteurs par an. L’expérience Jam Capsule, conçue et produite par l’Atelier Jam, consiste en des immersions sensorielles dans plusieurs lieux, dont Paris Expo Porte de Versailles en 2022. Amaclio Productions a mis au point sous le parvis de la Grande Arche de la Défense une expédition immersive en réalité virtuelle autour de Notre-Dame. Gedeon Media Group a conçu des expositions immersives, notamment sur Pompéi et l’Océan. On risque d’arriver très vite à un certain niveau de saturation, mais il ne fait aucun doute que ces acteurs privés représentent une concurrence très forte pour les musées traditionnels. » Les géants du secteur ne semblent pourtant pas s’en inquiéter. « Ces sociétés ne sont pas des rivaux pour nous, se rassure Dominique de Font-Réaulx. On ne peut pas les comparer au Louvre. Elles proposent des images immersives. Cela n’a rien à voir avec les contenus que nous offrons aux visiteurs. Nous ne sommes pas sur les mêmes formats. »
Si les « incontournables » du patrimoine culturel français comme Orsay, Versailles ou Pompidou ne risquent pas de perdre le sommeil face à l’arrivée de ces acteurs privés, les plus petits musées peuvent, eux, se faire du souci. Les gagnants et les perdants de la numérisation de la culture ne sont pas encore connus. Dominique de Font-Réaulx affiche toutefois son optimisme lorsqu’elle affirme que « la digitalisation représente un formidable outil de démocratisation culturelle ». Le mariage de la techno et de la culture semble scellé… alors pour qui et quelle culture ? Telle est la question.