1 juillet 2024

Temps de lecture : 5 min

Le monde a-t-il peur de son ombre ?

 La peur s’immisce dans la vie des Français, engendrée par les événements dramatiques qui frappent le monde, amplifiée par un contexte économique et social extrêmement tendu et entretenue par les médias, les réseaux sociaux et des penseurs pour le moins défaitistes. Que nous dit cette peur de notre société et de son avenir ? Un article extrait du livre blanc "Médiascopie d'un pays" en collaboration avec le SIG.

« Le monde comme il va » est le titre – éponyme d’un conte philosophique de Voltaire – de la nouvelle présentation de la collection Pinault à la Bourse de commerce1. Lors de son parcours, le visiteur va évoluer parmi les images parfois énigmatiques, violentes ou poétiques, saisies dans les mouvements du passé et du présent, les secousses de l’actualité et les paradoxes et ambivalences du monde. Tel le ballet imaginé par les artistes chinois Sun Yuan et Peng Yu, où des vieillards séniles en statue de cire – représentant des chefs d’État, politiques, religieux ou militaires – circulent en fauteuil roulant automatisé et se foncent dedans, incapables de prendre une décision dans ce monde en pleines turbulences. Ou quand l’art vient nous bousculer, nous interroger et résonner avec notre époque. Celle que traversent ces dernières années des guerres, des menaces, des catastrophes naturelles, des crises gravissimes.

La Covid-19 a rebattu les cartes, réveillant en chacun des « peurs archaïques », dont celle de perdre la vie, souligne le neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Notre société vit un grand bouleversement. La « fin de l’insouciance » a sonné. La formule est employée par le président Emmanuel Macron lors de son conseil des  ministres  de  rentrée (2022), appelant le Gouvernement à « l’unité » face à la « grande bascule » marquée par la « fin de l’abondance », « des évidences ».

Dans cet environnement, les pires scénarios sont imaginés, jusqu’à l’effondrement de notre civilisation, le déclin de notre modèle de société. À grand renfort de prises de parole, d’ouvrages ou de fictions catastrophiques ou dystopiques relayés par les médias, les réseaux sociaux et des penseurs dopés au pessimisme, un climat anxiogène se crée et alimente le marché de la peur. « Sécurité, la grande peur des Français » titrait le JDD, « Inquiétons-nous aussi de cette grande peur qui étreint les Français », écrivait la journaliste Laurence Ferrari dans les colonnes du Parisien. Quand des productions s’imprègnent de réalité, à devenir le miroir des tourments de notre époque. À l’instar de La Fièvre, la série diffusée actuellement sur Canal+ et née sous la plume d’Éric Benzekri, qui veut montrer comment s’opère « l’amplification et la propagation d’une crise » déclenchée par un geste, un joueur qui met un coup de boule à son entraîneur avant de lui hurler « sale toubab ! » [« sale blanc » en wolof ], et le rôle de la communication et des réseaux sociaux pour électriser le débat, semer le désordre et instaurer un climat de peur. « Tout dépend de quelle peur nous parlons. Si vous prenez la question de l’insécurité ou de l’immigration, vous allez avoir une surexposition à ces thématiques dans certains médias qui ont une ligne idéologique assez claire. Là, nous pouvons parler de l’exploitation de ces peurs à des fins politiques. Par contre, quand nous parlons de la peur du lendemain dans son porte-monnaie, c’est moins pertinent. Il n’y a pas besoin d’allumer sa télé pour se rendre compte qu’on a du mal à payer ses factures. Ce sont des réalités du quotidien concrètes et palpables », analyse Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la fondation Jean-Jaurès, tirant les enseignements de l’enquête « Fractures françaises 2023 »2 sur la manière dont les Français appréhendent la société dans laquelle ils vivent.

De fait, la hausse du seuil de pauvreté subjectif exprimée par les Français a été deux fois plus forte que celle du Smic sur la période, c’est la plus forte hausse de cet indicateur depuis la création du baromètre Ipsos-Secours Populaire qui le mesure3. Il en ressort une inquiétude accompagnée de pessimisme, 82 % des interrogés considérant que le pays est en déclin, estimé « irréversible » pour bon nombre (7 points de plus en un an). Une société perçue de plus en plus violente – nous avons en mémoire les émeutes de l’été dernier – viendrait en partie expliquer ce point de vue. Pour autant, le sujet qui préoccupe le plus les Français est le pouvoir d’achat (46 %), puis l’environnement (30 %) en particulier chez les jeunes g.n.rations, l’avenir d’un système social (24 %) et l’immigration (24 %).

 

Nous sommes aujourd’hui face à une sorte de démocratie de la désillusion : des personnes qui s’abstiennent, et d’autres qui votent par devoir mais n’en attendent pas grand-chose.

Les effets de la peur ?

Pour le journaliste scientifique Pascal Lapointe de Science-Presse qui s’est penché sur la montée de l’expression de la peur sur les médias sociaux, « une partie de la solution repose certainement entre les mains des plateformes elles-mêmes, ou entre les mains des gouvernements qui vont tôt ou tard les réglementer. Leurs algorithmes favorisent l’engagement. Plus un message est aimé et partagé, puis il remonte dans les fils des usagers. Et dans l’état actuel des choses, favoriser l’engagement, comme plusieurs recherches l’ont démontré ces dernières années, c’est favoriser les messages les plus choquants et les plus polarisants ».

Quelles émotions et conséquences provoquent ces préoccupations ? « Une variété d’émotions, de l’in- quiétude, de la colère, de la frustration et parfois de la peur. À la question “considérez-vous que la situation de vos enfants sera meilleure que la vôtre ?” beaucoup de personnes sont critiques, elles ne perçoivent pas une logique de progrès de la vie. Nous sommes aujourd’hui face à une sorte de démocratie de la désillusion », expose Antoine Bristielle, confiant en l’avenir : « Il y a une société civile dynamique, une vitalité en termes d’associations et de mouvements. On n’a pas un repli sur soi des citoyens, on a juste un éloignement de la démocratie institutionnelle telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. » Réchauffement climatique, guerre en Ukraine, crise économique, géopolitique… Les faits sont là. Les problèmes, complexes. Les défis, écologiques, sociaux, sécuritaires, nombreux. Dans un monde qui bouge.

« La peur, c’est de considérer comme actés l’effondrement écologique, la fin du travail voire la destruction de l’espèce humaine – remplacée puis annihilée par l’intelligence artificielle – le déclin des économies occidentales, la baisse de l’espérance de vie ou la disparition des démocraties […] La peur peut, quand elle est justifiée, nous protéger. Mais, face à l’avenir, elle est souvent excessive, voire irrationnelle. Elle renferme sur soi et génère de la défiance envers les autres », écrit Nicolas Bouzou dans son livre « La Civilisation de la peur »4, qui appelle à résister, combattre les « marchands de la peur » et avoir confiance en l’avenir. « À force de nous dévaloriser collectivement, nous avions oublié ce dont nous étions capables. Parfois, nous sous-estimons les problèmes. Presque toujours, nous sous-estimons notre aptitude à y répondre », déplore l’essayiste. D’autant que notre pays a de la ressource pour répondre aux défis qui sont devant nous et partager du commun. Notre histoire même récente peut en témoigner.

 


  1. Paris, jusqu’au 2 septembre
  2. 11e édition réalisée par Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la fondation Jean-Jaurès, le Cevipof et l’Institut
  3. Le baromètre de la pauvreté et de la précarité a été mené auprès de 996 personnes, constituant un échantillon représentatif de la population française âgée de 16 ans et plus. Elles ont été interrogées par téléphone les 17 et 18 juin 2023.
  4. XO Éditions,

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