Il n’y a eu aucune pédagogie préalable ou préventive à l’attention de l’opinion publique
INfluencia. : comment jugez-vous la communication du gouvernement sur la réforme des retraites ?
Eric Giuily. : en 2017 et jusqu’au gel en mars 2020 pour cause d’épidémie de Covid puis à l’abandon définitif du précédent projet, le Président de la République avait toujours soutenu qu’il n’y avait pas de nécessité de retarder l’âge de la retraite (une mesure dite paramétrique) et qu’il fallait faire une réforme dite systémique en introduisant un mécanisme par point. Il y a donc eu un changement à 180°, avec des dispositions très fortes, qui méritait un effort particulier de pédagogie, à un moment où les repères des Français sur la notion d’efforts et a fortiori de sacrifices ont été plus que perturbés par le « quoiqu’il en coûte » sanitaire puis énergétique. Or il n’y a eu aucune pédagogie préalable ou préventive à l’attention de l’opinion publique.
Le gouvernement s’est d’abord fourvoyé tout l’été 2022 dans un débat sur la possibilité d’agir très vite en recourant à un amendement déposé dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pendant son examen par le Parlement lors de la session d’automne.
L’avantage de cette procédure ? Pas de consultation préalable formelle obligatoire, limitation des possibilités d’obstruction parlementaire par application de l’article 47-1 de la Constitution qui fixe à vingt jours à l’Assemblée nationale et à quinze jours au Sénat la durée maximale des débats. Sans parler de la possibilité de recourir à l’article 49-3 autant de fois que nécessaire sans que cela obère le quota annuel du gouvernement pour les textes ordinaires. L’argument pour justifier une telle procédure à la hussarde ? La mesure figurait dans le programme du Président, et donc en l’élisant les Français auraient par avance approuvé la réforme.
Les réactions ont été suffisamment fortes, y compris au sein de la majorité relative, pour que l’exécutif renonce et engage une longue et très structurée concertation avec les organisations syndicales et les groupes parlementaires. Initialement prévue en décembre, la présentation du projet a même été retardée au 10 janvier, officiellement pour permettre à la Première ministre de poursuivre la concertation. Ce trimestre aurait pu, aurait dû être utilisé pour, parallèlement à la concertation institutionnelle qui était indispensable, expliquer aux Français pourquoi la réforme est indispensable. Ce qui n’a pas été fait.
Il aurait fallu que le gouvernement soit lui-même au clair sur les fondements de la réforme
IN. : qu’aurait-il fallu faire ?
E.G. : tout à ses discussions avec les organisations syndicales et les forces politiques, l’exécutif a « oublié » de parler aux Français, non pas du détail des mesures soumis à la concertation, mais de leur fondement. La France est un pays où les symboles sont très forts et le gouvernement n’en a pas tenu compte. Il n’y a pas eu de grand débat national ou de réunions citoyennes ni même d’émissions télévisées théâtralisées sur le sujet, contrairement à ce qui avait été fait en 2003 et en 2010. Je me souviens qu’en 2003, il y avait eu des grandes émissions à la télévision, ainsi qu’un débat au CESE pour le lancement du projet, et le Premier ministre avait adressé une lettre à tous les Français.
Peut-être aurait-il fallu pour cela que le gouvernement soit lui-même au clair sur les fondements de la réforme. Or il a oscillé durant plusieurs mois entre deux explications différentes et a complètement raté son storytelling. A plusieurs reprises, le Président de la République, notamment lors de son intervention du 14 juillet 2022, a mis en avant la nécessité de financer le très grand âge et la dépendance. Dans le même temps, Bruno Le Maire parlait de sauver la retraite par répartition menacée par la détérioration du ratio retraités/ actifs en raison de l’allongement de la durée de vie. La solidarité collective dans un cas, la sauvegarde individuelle des pensions dans l’autre. Ces divergences répétées au plus haut niveau ont à l’évidence nui à la compréhension des intentions du gouvernement et donc à la crédibilité du projet. Et puis une fois le projet présenté, il aurait fallu plus d’efforts de conviction et que ceux qui le portaient soient capables de le défendre. Or malheureusement on a vu et entendu des ministres qui ne connaissaient pas suffisamment le contenu du texte ou ses conséquences concrètes, qui ont fait, volontairement ou non, des réponses qui se sont révélées inexactes et qui ont donc altéré la confiance. Tout cela est très étonnant parce que pour une réforme à l’évidence extrêmement difficile, on aurait pu s’attendre à ce qu’il y ait une préparation quasi militaire. Résultat : cela a donné l’impression que le gouvernement ne maîtrisait pas sa réforme, voire dans le pire des cas entretenait volontairement une certaine confusion autour des points clés.
IN: sans compter le rôle néfaste du 49.3
E.G. : oui, à cela s’est ajouté le fait que le gouvernement s’est lui-même piégé en répétant de manière constante sa volonté de privilégier le vote du texte par l’Assemblée nationale plutôt que d’utiliser l’article 49.3 pour faire adopter la réforme. La Première ministre et son gouvernement se sont lancés dans une course aux voix LR qui s’est terminée par un nouvel échec, avec l’utilisation en dernier recours du 49.3. En procédant de la sorte, le gouvernement a donné l’impression de ne pas vouloir faire face à l’obstacle et de se dérober. Alors qu’on constatait une baisse des manifestants et des grévistes, il a réveillé les colères et aggravé la tension sociale, notamment chez les jeunes qui ont crié à l’atteinte à la démocratie.
Le Président doit expliquer, accompagner, soutenir et apaiser plus que jouer le rôle de poil à gratter
IN.: c’est ce qui explique ce ressentiment de rejet et même de haine qui monte vis- vis de lui ?
E.G.: j’ai toujours pensé qu’Emmanuel Macron, qui est un président très brillant et courageux, parlait trop et trop brutalement. Qu’il se montrait trop. Et que sa volonté de tout faire remonter à lui était dangereuse à la fois en termes d’efficacité, parce qu’on ne peut pas s’occuper de tout, tout le temps, et surtout en termes d’autorité et de légitimité car il y a une concentration de l’impopularité sur lui. En 1963 lors de leur grande grève, les mineurs s’adressaient au Premier ministre. Ils criaient : « Pompidou, des sous », ils ne disaient pas : « De Gaulle, des sous ». Cette hyper exposition va de pair avec le fait que le gouvernement et les partis politiques, notamment de la majorité, ne jouent pas leur rôle. On ne connait pas les noms des ministres, à trois ou quatre exceptions près, car personne ne les voit ou ne les entend. Donc cette hyper concentration aboutit à une véritable haine à l’encontre du Président qui est renforcée par son côté provocant et son goût pour les petites phrases abrasives comme les célèbres « qu’ils viennent me chercher » ou « il suffit de traverser la rue ». Et quand on commence à les oublier, il déclare publiquement les assumer et en rajoute quelques nouvelles. Le Président doit expliquer, accompagner, soutenir et apaiser plus que jouer le rôle de poil à gratter. Il s’est personnellement largement coupé de l’opinion publique. Et bien évidemment, celle-ci retient plus ses saillies que le fait que la France se porte mieux que ce que tout le monde nous prédisait il y a quelques mois. Il y a une montée d’un sentiment d’incompréhension et d’injustice, amplifié par les réseaux sociaux, avec le risque d’une explosion qu’il sera très difficile de maîtriser.
IN.: ce qui se passe en France est-il un phénomène complètement isolé ?
E.G.: non. Nous avons certes nos propres problèmes et nos manières spécifiques de réagir et de les traiter. Mais quand on voit que la Finlande ou la Suède virent à droite voire à l’extrême droite, ou ce qui s’est passé aux États-Unis en 2020, ou encore l’état de déshérence dans lequel est la Grande-Bretagne post- Brexit, et quand on rajoute à cela une situation politique internationale explosive et les défis climatiques, on sent bien que nous sommes face à une période de rupture potentielle et à tout le moins de remise en cause profonde de notre modèle politique, économique et social occidental.