26 février 2025

Temps de lecture : 8 min

« Le design, trait d’union entre passé et futur, réconcilie les époques dans un monde divisé », Jérôme Lhermenier (Dragon Rouge)

La musique était tout pour lui, il démarre CBA Musique après avoir effectué plusieurs stages chez Virgin. FutureBrand, devient son fief pendant 16 ans. Depuis six mois, Jérôme Lhermenier, est le managing director de Dragon Rouge Paris. Pour INfluencia, il donne sa vision des choses dans un monde qui tangue.

INfluencia : rien ne vous prédestinait au design… vous étiez fondu de musique au départ…

Jérôme Lhermenier : je voulais absolument travailler dans l’industrie musicale. Et j’ai d’ailleurs commencé à faire des stages chez Virgin, une marque qui doit vous parler. À l’époque chez Virgin, il y avait des superbes labels et je devais rejoindre Sony musique quand l’opportunité d’entrer chez CBA s’est présentée à moi. À cette époque, CBA créait un département de design sonore. Au début des années 2000, une agence en mode start-up, la musique, le design, Paris, j’avais des paillettes dans les yeux. Je me suis dit : « Tiens, c’est quoi ce truc ?« .

Donc je suis resté deux ans chez CBA Musique. Mais très vite WPP via Ogilvy a pris une grosse participation au sein de CBA et a recentré les activités vers le cœur de métier d’agence. En l’occurrence, le consumer branding, et énormément de packaging. J’ai un peu navigué dans d’autres agences et puis j’ai posé mes pieds chez Future Brand une agence de branding très internationale, où j’ai passé 16 ans. L’histoire de ma vie.

IN. : l’an dernier vous entrez chez Dragon Rouge, (NDLR, créée à Paris en 1984 par Pierre Cazaux et Patrick Veyssiere). En 2022, les boss sont devenus actionnaires et vous manager. Racontez-nous.

J.L. : il y a aujourd’hui beaucoup d’agences de design mais finalement peu d’entre elles sont devenues de grandes marques du design. Dragon Rouge fait partie de ce cercle fermé. L’agence a fêté ses 40 ans l’année dernière, je me suis replongé dans les archives avec les équipes et c’est tout simplement incroyable de se rendre compte de l’impact qu’a eu l’agence. Le design du ticket de métro parisien,

la carotte des bureaux de tabac,

l’identité du Paris Saint-Germain,

la création du Petit Marseillais…

ils ont tous été signés Dragon Rouge. Nous travaillons par exemple avec LU depuis plus de trente ans, en continuant à mettre en mouvement l’identité créée par Raymond Loewy, dont Patrick Veyssiere était un disciple.

LU

L’agence a toujours eu une culture entrepreneuriale très forte, c’est d’ailleurs de cette façon que Dragon Rouge s’est développée à l’international. L’expansion de l’agence a été portée par des rencontres, des destins d’hommes et de femmes qui avaient en commun la volonté d’accompagner les marques qui ont une empreinte dans notre quotidien en révélant leur feu intérieur. 

Nous n’avons jamais choisi d’hyperspécialiser l’agence car les frontières n’existent plus aujourd’hui dans la tête des consommateurs

C’est cette culture entrepreneuriale qui a également permis d’ouvrir le capital de l’agence. Aujourd’hui cela concerne un nombre important de managers, bien plus large que le top management, et nous souhaitons à l’avenir inclure le plus de personnes possibles dans ce projet.

IN. : quelles sont les différentes disciplines que l’on retrouve chez Dragon Rouge aujourd’hui ?

J.L. : elles sont structurées autour des métiers du consulting, du design et de l’expérience de marque. Nous sommes des experts de la marque, nous en prenons le plus grand soin car nous sommes convaincus que c’est un levier de transformation extrêmement puissant. On vient souvent nous voir pour créer, réinventer, ou tout simplement reconnecter une marque avec son environnement. L’agence a un terrain de jeu qui s’étend des marques consumer à l’univers du luxe, en passant par les grands acteurs du monde corporate et du retail. Nous n’avons jamais choisi d’hyperspécialiser l’agence car les frontières n’existent plus aujourd’hui dans la tête des consommateurs. Toutes les marques ont vocation à devenir des marques culturelles, au sens sociétal du terme.    

IN. : comment la révolution tech a fait évoluer votre approche du design et celle de vos clients ?

J.L. : notre approche du design n’a pas fondamentalement évolué. La philosophie de l’agence a toujours été orientée vers les sciences humaines : on cherche d’abord à comprendre les usages, les points de friction, parfois même les paradoxes de consommation qu’une marque pourrait résoudre. Les révolutions technologiques se succèdent, mais les humains restent très humains. On s’intéresse en premier lieu à eux.

On a longtemps réduit une identité de marque à un logo et un signe… on doit pouvoir reconnaitre l’empreinte d’une marque à travers son ton de voix, ses codes secondaires, ou le chemin d’expérience qui accompagnera un processus d’achat.

Ce qui évolue beaucoup en revanche ce sont les champs d’application de nos réponses. Aujourd’hui, le premier contact avec une marque se fait le plus souvent à travers un écran de smartphone. On a longtemps réduit une identité de marque à un logo et un signe. Les codants sont désormais multiples, on doit pouvoir reconnaitre l’empreinte d’une marque à travers son ton de voix, ses codes secondaires, ou le chemin d’expérience qui accompagnera un processus d’achat. L’écosystème à définir est, dès lors, bien plus sophistiqué. Le travail de l’agence est de donner des clés pour qu’une marque puisse influencer toutes ses interactions. 

IN. : avez-vous comme la communication (et autres secteurs), connu la pression de l’IA ? Dans quels domaines du design est-elle le plus prégnante ?

J.L. : tout le monde a finalement un propos assez convenu sur ce sujet, entre l’excitation offerte par ses possibilités, la crainte que cela dévalorise nos métiers, et la nécessité de s’y mettre. Personnellement c’est un sujet que j’adore, d’ailleurs j’ai l’impression que ma génération (génération X) et celle des boomers ont un énorme appétit pour l’IA !

Son utilisation à l’agence s’est généralisée pour toutes les phases d’idéation, les moments où la pensée créative doit naviguer en eaux profondes. On a formé tous les collaborateurs de l’agence à travers des cycles d’acculturation, qui ont mélangé de nombreux ateliers théoriques et pratiques. Avec la pratique, on se rend compte que le véritable enjeu pour un créatif est de créer ses propres combinaisons autour de différents outils IA, qu’ils soient génératifs de textes, d’images ou de vidéos. Il s’agit de repenser sa propre chaine de création en quelque sorte.

Pour le métier du retail par exemple ou ceux qui convoquent des visualisations 3D, cela peut permettre de réaliser en quelques secondes une mise en scène d’images qui auparavant pouvait mettre des heures à être calculée. La puissance que l’on peut déployer est phénoménale. C’est une aide à la vente indéniable même si bien sûr il faut ensuite refaire une véritable étude technique.

IN. : les modes de consommation, les lieux de vente, la manière de travailler a changé depuis la covid, comment votre groupe s’est-il adapté ? Aviez-vous prévu certaines des « tendances » en cours ? Et comment la vision des « bureaux », des commerces, des espaces s’est modifiée dès lors ?

J.L. : je pense que les années qui viennent de s’écouler ont installé des mutations profondes des comportements qui dépassent le cadre des tendances. L’économie du partage, le consommer mieux ou l’essor de la seconde main ne sont plus des micro-faits. Il est aussi indéniable que les consommateurs déclarent privilégier les entreprises engagées en matière de développement durable et de transparence (circuits courts, réduction des emballages, labels écologiques).

On est entré dans une phase assez critique pour les marques car la sensibilité au prix s’est beaucoup accrue ces derniers temps. Le luxe n’est pas non plus épargné. Cela pose la question du rôle et de l’utilité des marques et la capacité que vont avoir les grandes marques à fidéliser leurs clients. Il est plus que jamais nécessaire de délivrer ce que la marque promet. Le sujet des bureaux, qui est également une problématique que l’on connait bien, est toujours 100% d’actualité pour beaucoup d’entreprises, et de surcroit de foncières. La réduction des surfaces, la modularité des espaces où la recherche de bien-être des collaborateurs sont un dénominateur commun. Là encore, la marque a un rôle à jouer car comme pour une marque d’hôtel il faut pouvoir définir son propre art de vivre, un art de vivre ensemble. Et faire en sorte que le taux d’occupation soit le plus satisfaisant possible !

IN. : le design responsable fait forcément partie de vos priorités. Avez-vous des exemples et depuis quand et comment s’est traduit ce virage concrètement ?

J.L. : le design se doit d’être responsable, comme l’avait défini Dieter Rams en 1976 dans ses dix principes du « bon design ». Je pense que la plupart des designers y sont sensibles.

Dieter Rams a fait des études d’architecture à la Werkkunstschüle Wiesbaden. L’école d’art est fréquentée par des penseurs du Bauhaus. 

Dragon Rouge a toujours essayé d’adopter cette philosophie. Nous avions par exemple supprimé l’étiquette de la bouteille de 25cl de Perrier en embossant le logo de la marque sur le verre. Ou plus récemment créé la marque Greet pour le groupe Accor dont le positionnement et l’expérience client sont centrés sur l’économie circulaire. Nous sommes également extrêmement vigilants à la problématique d’accessibilité et avons adopté des outils et des normes très fortes en interne. Il n’en reste pas moins vrai que toutes les marques n’ont pas le même niveau de maturité sur le sujet et qu’il y a de vrais enjeux industriels qui nécessitent souvent des investissements sur le long terme.

IN. : aujourd’hui, l’économie est en berne, et tous les acteurs se plaignent du manque de moyens, Dragon Rouge est-elle concernée par les difficultés actuelles et à venir ? Quels sont les pays les plus touchés ?

J.L. : Dragon Rouge va très bien même si l’agence est, comme d’autres, passée par quelques zones de turbulences ces dernières années. La plupart de nos bureaux sont en croissance, nos positions sont solides en Europe (Paris, Londres, Hambourg, Varsovie) et nous avons de très bons résultats au Brésil.

Le contexte économique reste difficile, personne ne s’attend à ce que 2025 ne déroge à la règle. Ma préoccupation c’est qu’on prenne soin de nos clients, qu’on reste regroupés et que l’on se concentre sur la valeur de notre pensée qu’elle soit stratégique ou créative. Et par-dessus tout qu’on prenne du plaisir à faire ce que l’on fait. Pour le reste il faut choisir ses combats. Réfléchir à ce qui fait sens. Le niveau d’investissement que requiert un appel d’offres doit nous pousser à être plus exigeant sur les conditions de participation, sur la pertinence même d’y participer. Et les agences devraient sans doute être davantage solidaires sur ce point. C’est un sujet de préoccupation pour le bureau de l’ADC (Association Design Conseil), dont je fais partie. Je n’arrive pas à regarder notre industrie avec nostalgie. D’ailleurs, je ne trouve pas que le niveau de créativité des agences de design ait baissé en France, bien au contraire.

IN. : le packaging fait partie de vos activités, comment expliquez-vous que les emballages soient toujours aussi encombrants, tant dans le luxe, que dans l’alimentaire, ou les secteurs industriels ?

J.L. : au-delà de sa fonction première, c’est-à-dire protéger, le packaging est un média puissant et un outil infiniment stratégique. Pour certains acteurs du luxe comme Tiffany ou Hermès il prend même une valeur complètement iconique.

C’est également intéressant de voir comment toutes les DNVB soignent le packaging et l’expérience de l’unboxing, en particulier dans l’univers de la beauté. Elles ont bien compris que c’était un élément d’expérience physique qui pouvait marquer les esprits et créer un vrai sentiment d’exclusivité. 

L’agence a beaucoup travaillé pour de grandes marques de spiritueux et le packaging est aussi levier très créatif pour développer des collections capsules et des éditions limitées. On aime souvent offrir ce que l’on serait fier de garder.

IN. : quel est le pays où vous êtes présents et où le design est le plus avancé en matière d’innovation responsable ?

J.L. : je pense que l’Europe est clairement en pole position sur ces réflexions. Notre bureau de Londres travaille par exemple beaucoup avec les pays de l’Europe du Nord et ils sont toujours extrêmement sensibles à ces problématiques. La France ou l’Allemagne sont également très concernées. 

IN. : quelles seront selon vous les tendances 2025 en matière de design dans chacun des domaines, pack, produit, indus ?

J.L. : ce qui me frappe aujourd’hui c’est le dialogue entre les disciplines. L’usage des outils numériques se met par exemple au service de l’émergence d’une nouvelle forme d’artisanat. L’impression 3D côtoie ainsi des matériaux d’origine naturelle comme le verre ou le bois. De la même manière, l’édition de janvier de Maison et Objet a une nouvelle fois démontré comment les artisanats les plus précis pouvaient être érigés au rang d’œuvre d’art. Aujourd’hui tout se répond, les forces créatives se rejoignent pour pousser les limites des possibles. Et permet de faire fondre les frontières entre les anciens et les modernes. Un effort de réconciliation que le design est l’un des rares à permettre. Et dans une société où les divisions sont légion, ça fait un bien fou.

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