INfluencia : comment est né le livre Data démocratie ?
Thomas Jamet : l’idée est née pendant la pandémie, quand la crise du Covid a mis au jour différentes fragilités des institutions et une place encore plus imposante des plateformes numériques. En sortie de crise, nous avons poursuivi nos réflexions en alliant des réflexions issues de nos univers professionnels respectifs : la communication où le numérique est une constante en ce qui me concerne, le Web3 et les cryptomonnaies pour Florian Freyssenet, la finance pour Lionel de Sousa. Chacun dans notre domaine, nous sommes au cœur du réacteur et nous gérons tous les jours des solutions dans l’univers du numérique. Nous voulions donc proposer un livre vivant et optimiste – peut-être un peu utopique – pour que le citoyen numérique retrouve foi dans l’idéal démocratique grâce à la technologie.
Lionel Dos Santos de Sousa : face à la montée du complotisme et à la déconnexion entre l’état, les médias et le citoyen qui ne sait plus qui croire ou pour qui voter, nous sommes résolument « solutionnistes ». Les citoyens sont les premiers créateurs de données et de valeur du pays. Ils ont des attentes qui dépassent les clivages sociaux ou politiques et peuvent émerger grâce à la donnée. Nous voulons trouver le moyen de développer une organisation et de faire parler les données pour répondre à ces attentes universelles, comme les grandes entreprises technologiques y parviennent déjà. Cette fois, pas pour mercantiliser les individus mais pour faire naître une offre humaine qui les fasse rêver à nouveau.
Nous sommes résolument « solutionnistes ». Les citoyens sont les premiers créateurs de données et de valeur du pays. Il faut faire parler ces données, pas pour mercantiliser les individus mais faire naître une offre humaine qui les fasse rêver à nouveau
IN : quelles sont les bases de la « rétocratie », néologisme formé à partir de « réto » du latin « réseau » et du grec « demokratia », ce système que vous appelez de vos vœux ?
T.J. : ce nouveau système réduirait la trop grande déconnexion entre les trois sphères que sont les citoyens, les entreprises et l’État. Le gouvernement et l’État français ne comprennent pas cette déconnexion, qui crée tous les problèmes que l’on voit émerger ces dernières années. Un équilibre peut pourtant être retrouvé en plaçant systématiquement au centre le citoyen-créateur de données, en mettant en réseau la souveraineté nationale et en faisant collaborer les entreprises privées et les services publics.
Il faut réfléchir à la manière dont on protège nos entrepreneurs et nos entreprises face à des pratiques anticoncurrentielles.
IN : vous affirmez que la France et, plus largement, l’Europe peuvent devenir des championnes de cette démocratie numérique. Avec quelles forces ou faiblesses ?
L.D.S.D.S. : la France a eu beaucoup d’inventeurs (iPhone, minitel, carte à puce, format DivX…) mais ces innovations ont souvent été achetées par des étrangers. L’Europe innove mais n’a pas de champion international du digital… Il faut donc réfléchir à la manière dont on protège nos entrepreneurs et nos entreprises face à des pratiques anticoncurrentielles. La grande force de notre continent, ce sont ses valeurs, notamment la liberté, et une construction juridique et réglementaire qui s’est construite au fil des ans. On l’a vu récemment en France avec la loi pour une République numérique et, en Europe, avec le RGPD, le Digital Service Act, le Digital Market Act… Le drame de l’Europe, c’est qu’elle fait toujours « trop peu et trop tard ». On l’a vu sur le digital, aujourd’hui sur le climat, demain sans doute sur les crises alimentaires et hydriques. On voit les choses arriver et on tarde toujours à passer à la vitesse supérieure, ce qui oblige à freiner quand on est sur déjà face au mur.
La data est un patrimoine national et européen. C’est au politique de s’en saisir.
T.J. : s’il y a bien un endroit au monde où on peut prendre en compte une expérience citoyenne et remettre le citoyen au cœur du jeu, c’est bien en Europe et en France. La data est un patrimoine national et européen. C’est au politique de s’en saisir. Notre pays peut être moteur dans cette capacité à porter les projets à condition de faire évoluer sa culture politique qui n’intègre jamais assez la rapidité d’évolution des phénomènes, le test & learn, l’importance de la mesure pour évaluer les résultats du changement.
S’il y a bien un endroit au monde où on peut prendre en compte une expérience citoyenne et remettre le citoyen au cœur du jeu, c’est bien en Europe et en France. La data est un patrimoine national et européen. C’est au politique de s’en saisir.
IN : le livre propose « cinq recommandations pour une rétocratie française », qui vont de conseils très pratiques à des évolutions institutionnelles ou même fiscales…
T.J. : dans ces cinq recommandations, il y a justement un « petit guide d’autodéfense numérique à usage citoyen et responsable » avec des propositions claires et complètes, applicables par tout le monde pour permettre à chacun de reprendre la main sur ses données. La prise de conscience doit se faire au niveau de l’individu mais aussi de l’État avec la création d’une Haute Autorité à la donnée (Le Rete) qui centraliserait tous les sujets liés à la donnée en France. Nous proposons aussi de fiscaliser la donnée car il faut agir vite avec, par exemple, une redevance nationale sur la donnée payée par les sociétés du digital en échange du droit d’exploitation des données créées en France par les citoyens-créateurs. Une autre proposition consisterait à expérimenter une « carte Marianne » qui serait une carte d’identité à même de gérer toute notre vie digitale. Celle que je préfère, c’est l’utilisation de l’intelligence artificielle pour améliorer le fonctionnement de la République : travailler sur la manière dont tout contribuable peut être traité, créer un parcours client et citoyen, lutter contre les conséquences du réchauffement climatique, pallier les maux créés par les déserts médicaux… Ce n’est pas tellement utopique car d’autres pays ont créé des systèmes qui ont modernisé le fonctionnement de l’Etat. Si l’Estonie a pu créer une infrastructure centrale numérique hyper puissante au service de ses citoyens, la France peut le faire.
L’utilisation de l’intelligence artificielle permettrait d’améliorer le fonctionnement de la République
IN : serait-ce aussi un moyen pour le politique de redorer son blason ?
L.D.S.D.S. : cela serait au moins une manière d’agir de manière plus pragmatique face aux attentes universelles. Les citoyens ont développé vis-à-vis du pouvoir politique le même comportement hyper-exigeant qu’ils ont acquis en tant que consommateurs. Ils attendent des contreparties et une écoute. Quand le pouvoir n’écoute plus les gens, l’insatisfaction se développe d’abord en ligne puis dans la rue.
T.J. : cette capacité de réinvention va s’imposer au pouvoir politique. Les citoyens doivent être au cœur du système car ce sont eux qui génèrent la data. C’est une richesse qui ne nous revient pas actuellement car les entreprises, les citoyens et l’État ne se parlent pas assez.
En résumé
Data démocratie, être un citoyen libre à l’ère du numérique (352 pages, 22 €) est édité chez Diateino.
Il pose plusieurs questions :
– Sommes-nous entrés dans une guerre froide digitale ?
– Pourquoi la France et ses citoyens doivent-ils obtenir les pleins pouvoirs sur leurs données ?
– Que faire, dès aujourd’hui, pour nous protéger en ligne ?
– Peut-on imaginer un nouveau modèle de gouvernance qui respecte notre héritage politique tout en intégrant les technologies numériques ?
– Et si la data était utilisée pour nous, plutôt que contre nous ?
CEO de Mediabrands (Interpublic) en France, Thomas Jamet conseille depuis vingt ans les grandes entreprises françaises et internationales. Il est aussi président de l’Udecam et professeur à Sciences-Po Paris.
Florian Freyssenet est entrepreneur et investisseur dans le secteur de l’immobilier (Real Estech) et du Web3 (TheDiggers sur le crypto et les NFT). Il dirige le cabinet de conseil TokenLand, spécialisé dans le financement de l’immobilier.
Lionel Dos Santos de Sousa est spécialiste des marchés financiers. Il travaille aujourd’hui BNP Paribas Corporate & Institutional Banking.