Libé sort sa nouvelle formule. L’occasion pour Laurent Joffrin, directeur du quotidien, de s’exprimer sans langue de bois : «L’information est un combat… Le conformisme règne dans la presse…. L’illusion du tout gratuit est en train de se dissiper… Et si on demandait aux FAI d’acquitter une taxe pour sauver la presse ? »…
INfluencia : La presse écrite a-t-elle encore de l’influence à l’ère de la vitesse de l’information et du règne d’Internet ?
Laurent Joffrin. La presse écrite a de l’influence lorsqu’elle sort de bonnes infos ! C’est son rôle et le combat quotidien de Libération. Nous pouvons mener cette bataille car nous disposons d’une rédaction conséquente avec des journalistes qui sont des spécialistes, font du bon travail et ont du temps pour enquêter. En sortant l’affaire des bonus des traders de la BNP, nous avons suscité un débat public national pendant trois semaines. De la même manière, lundi, nous avons mis à la Une l’affaire des dossiers du Général Rondot. L’article a immédiatement fait réagir l’ensemble du monde politique et les autres media. L’AFP a publié quatre dépêches sur le sujet. Là encore, nous avons joué le rôle indispensable d’influenceur. Au bon sens du terme. Un quotidien ne doit pas suivre l’actualité, mais la faire. Attention je ne dis pas qu’il faut l’inventer, mais il faut créer l’évènement. Et, sur ce terrain, les blogs ne remplaceront jamais une presse de qualité.
INfluencia : pourtant Internet permet l’immédiateté ?
LJ : Grâce à Internet, on est en effet au courant de tout. Chacun a accès à un flux permanent et gratuit de nouvelles. A moins d’avoir un scoop, tout ce qui est nouveau est quasi-instantanément sur la place publique. Le rôle d’un quotidien est bien plus profond, il s’agit de donner les clefs, de raconter, expliquer, commenter… C’est la raison pour laquelle nous avons décidé que le journal traiterait désormais 5 cinq sujets d’actualité de manière approfondie, au moins une double page, et consacrerait une place plus importante encore aux clefs nécessaires au décryptage de l’information (infographie, cartes…) afin d’aider le lecteur à se forger sa propre opinion. Cela dit, je voudrais qu’on arrête de montrer la presse écrite du doigt en la traitant de dinosaure face à Internet. Libération a été l’un des premiers à ouvrir un site dès 1995. Nous avons plus de deux millions de visiteurs uniques et nous avons presque plus d’internautes que de lecteurs ! Les deux media sont à l’évidence complémentaires.
INfluencia : La baseline de votre campagne de pub signée Fred et Farid est « l’info est un combat ». N’est-ce pas un slogan un peu donneur de leçons ?
LJ. Je ne crois pas car notre époque se caractérise à la fois par la profusion des informations mais aussi par le conformisme et le manque de rigueur qui règnent encore trop souvent dans une partie de la presse. Les services de communication ont pris le pouvoir ! On l’a vu lorsque nous nous sommes fait l’écho, en avril dernier, de propos tenus en privé par le Président de la République devant quelques députés, sur José Luis Rodriguez Zapatero. Notre papier a créé une sorte de scandale. Le porte-parole du gouvernement nous a traités de menteurs, les autres media ont hésité sur la conduite à tenir, et certains sont allés jusqu’à écrire que « Libé (s’était) trompé ». Et pourtant nous avions raison. Il leur suffisait de vérifier l’info. La presse écrite française est parfois un peu trop désinvolte avec la vérité, elle doit retrouver ses marques. L’affaire de ces petites phrases vous paraîtra peut-être anecdotique mais elle montre bien que Libération a un rôle à jouer dans le paysage. Notre journal n’a rien d’autre à vendre que de la qualité journalistique. J’y vois un combat démocratique qui mérite d’être mené. Il faut réhabiliter le journalisme par rapport à la communication, pousser l’investigation, l’écriture, la réflexion, et lutter contre le formatage de la pensée.
INfluencia : quel regard portez-vous sur les réseaux sociaux et les blogs ?
LJ. Lorsqu’ils sont animés par des experts, ils peuvent jouer un rôle intéressant. Mais l’idée que tout le monde est journaliste est totalement fausse. Le journalisme est un métier. Cela n’empêche pas certains de nos journalistes d’avoir leur propre blog. Le meilleur blog français consacré à la défense nationale a été créé par Jean-Dominique Merchet. Jean Quatremer tient un blog européen. Nicolas Cori écrit sur la finance. C’est d’ailleurs lui qui exhumé le milliard caché de la BNP. C’est bien la preuve qu’il ne faut pas opposer presse écrite et blogs.
INfluencia : Vous proposez désormais deux offres payantes sur Internet. Est-ce la fin du tout gratuit ?
LJ. L’information ne peut pas être comme l’air, elle n’est pas gratuite. Le public ne se meurt peut être pas d’amour pour les journalistes mais il commence à comprendre que, sans aide, la presse risque de disparaître. Et que cette disparition constituerait pour lui un appauvrissement. En 1945, il y avait environ 10 journaux par région ; aujourd’hui, il ne reste plus bien souvent que un ou deux titres ! Le tout gratuit a un formidable succès d’audience, mais c’est un modèle économique qui ne marche pas. On voit bien ce qui se passe aux USA. Rupert Murdoch vient d’annoncer qu’il allait désormais faire payer l’accès à ses contenus en ligne. Veut-on que dans 10 ans l’information soit entièrement low cost et contrôlée par les fournisseurs d’accès ? Si l’on tient à continuer à avoir une information de qualité et aider les quotidiens payants à rémunérer leurs journalistes, il faut trouver une solution. Le marché ne peut pas pourvoir à tout. Le système de financement du cinéma en France a sauvé ce secteur et permis son essor. Pourquoi ne pas imaginer que les fournisseurs d’accès Internet acceptent d’augmenter légèrement leurs tarifs et reversent ce surplus aux éditeurs de presse et à leurs sites ?
Retrouvez la UNE de Libération du 07/09/2009 : nouvelle.pdf
Propos recueillis par Isabelle Musnik
La campagne de publicité signée Fred et Farid
5 phrases pour rappeler au public et aux lecteurs que Libération est un journal indépendant, de débat d’idées, qui décrypte l’information et propose des réflexions sur tous les sujets sans tabou ni a priori :
1-Tutoyer le président, c’est être plus proche de l’information ou plus proche du pouvoir ?
2-Prêter de l’argent aux banques, c’est sauver le crédit ou c’est comme soigner un alcoolique avec de l’alcool ?
3-Couper internet, c’est punir les pirates ou punir les fans ?
4-Pour gagner en 2012, faut il être de gauche ou avoir un programme?
5-Donner un avis sur le préservatif quand on est Pape, c’est une conviction religieuse ou c’est parler sans connaître ?
Elles se déclinent en campagne 4 par 3, dos de kiosque, campagne de presse, spots radios et clips Internet mettant en scène des personnalités publiques réagissant à ces phrases à l’occasion d’un débat « pour/contre ».