L’exposition L’Art dans la rue présentée actuellement au Musée d’Orsay et élaborée avec la Bibliothèque nationale de France propose bien plus qu’un voyage esthétique dans le Paris de la Belle Époque. Elle retrace l’émergence d’un support qui bouleverse non seulement les codes artistiques, mais aussi ceux de la communication : l’affiche illustrée en couleurs. Un média pionnier, à la croisée des mondes de l’art, du commerce et de l’innovation technique, qui préfigure nos pratiques publicitaires contemporaines.
L’affichage public naît au XVIe siècle à des fins administratives, avant de devenir un outil de propagande politique durant la Révolution française. Mais c’est au XIXe siècle que l’affiche se transforme en véritable média de masse, sous l’effet combiné de la révolution industrielle, de la consommation urbaine et de la libéralisation de la presse. Dès les années 1830, les librairies inaugurent les premières affiches illustrées. Imprimées en noir, elles restent confinées à l’intérieur. Il faut attendre les années 1860, avec l’essor de la lithographie couleur grand format, pour que l’affiche conquière les murs de la ville et s’impose comme un élément clé de l’espace public. La ville devient alors un « Trafalgar de couleur et de rigolade », selon la formule savoureuse du critique d’art Félix Fénéon. Grâce à la loi sur la liberté de la presse de 1881, l’affichage se libère. À Paris, capitale économique et culturelle, les rues deviennent autant de supports pour une communication visuelle qui transforme le paysage urbain. L’affiche s’impose comme une architecture éphémère, vibrante, saturant les murs de messages, de formes, de promesses. Elle accompagne l’essor de nouveaux modes de vie – mobilité, tourisme, loisirs – et devient l’un des symboles de la « vie moderne ».
À cette époque, les colleurs d’affiches, qui travaillaient souvent dans des conditions précaires et dangereuses, sont jusqu’à 8 000 à s’activer dans les rues de Paris. Ces images deviennent non seulement un vecteur publicitaire, mais aussi un support de revendications politiques et sociales. Elles inspirent les plus grands noms de l’art graphique : Toulouse-Lautrec, Bonnard, Steinlen, Vallotton, Chéret, Grasset, Jossot ou encore Mucha, qui contribuent à hisser l’affiche au rang d’œuvre d’art.
L’exposition rappelle également à quel point l’affiche est indissociable de l’avènement de la société de consommation. Les grands magasins – ces « cathédrales du commerce moderne » décrites par Zola – adoptent rapidement ce nouveau support pour séduire une clientèle bourgeoise avide de nouveautés. L’affiche devient un outil puissant de valorisation des marques, au croisement entre spectacle urbain, séduction visuelle et efficacité commerciale. Des annonceurs avant-gardistes comme les Galeries Lafayette ou Le Bon Marché font appel à des artistes renommés – Chéret, Mucha, Toulouse-Lautrec – pour signer des affiches qui allient esthétique et impact. Le message devient une image. L’image devient un territoire de marque. Le média devient un levier d’émotion et d’achat.
Dès la fin du XIXe siècle, les codes de la publicité moderne s’installent : segmentation des audiences, adaptation des visuels aux genres, aux âges et aux aspirations sociales. Les femmes, très présentes dans la consommation du quotidien, sont ciblées par des représentations idéalisées. Les enfants, eux, inspirent une nouvelle génération d’objets et de réclames ludiques. L’affiche devient un véritable outil de ciblage, préfigurant les logiques actuelles de persona marketing. Elle donne aussi naissance à des icônes visuelles puissantes, dont certaines continuent d’influencer l’esthétique publicitaire contemporaine.
Cette exposition agit ainsi comme un révélateur. Elle rappelle que l’innovation publicitaire, les logiques de captation, d’appropriation de l’espace, de ciblage ou d’expérimentation visuelle trouvent leurs racines dans cette époque fondatrice.
En explorant la naissance de l’affiche illustrée, L’Art dans la rue révèle que chaque support publicitaire est d’abord une invention culturelle, sociale et technique. Et c’est cette capacité à réconcilier l’art et le commerce, l’émotion et la stratégie, qui fait la puissance durable de ce médium.