« La perte de la capacité d’observation nous désinvestit de la sphère du sensible. »
L’environnement a toujours tenu une bonne place dans l’histoire de l’art. Chez les classiques, il était champêtre et bucolique, chez les romantiques grandiose et sauvage, chez les impressionnistes sensible et poétique. Mais c’est seulement depuis les années 1960 que la notion d’art environnemental, à proprement, parler est apparue, avec une volonté de créer des œuvres in situ au plus près de la nature, loin des musées d’acier et de béton.
Double Negative de Michael Heizer
Baptisé aux États-Unis land art, le courant environnemental imagine un dialogue entre l’œuvre immergée et l’environnement hôte, avec un usage de matériaux naturels et un goût prononcé pour le gigantisme. Parmi les œuvres les plus connues : la Spiral Jetty de Robert Smithson, une spirale de 460 mètres de long en roche basaltique aménagée au bord du Grand Lac Salé (Utah, États-Unis) en avril 1970, ainsi que le Double Negative de Michael Heizer, une tranchée rocheuse de 15 mètres de long qui souligne le concept artistique d’espace en négatif, ici à la fois naturel (la falaise) et artificiel (la tranchée). Mais très vite des critiques sur la dégradation de l’environnement sont apparues : Double Negative ayant nécessité le déplacement de 250000 tonnes de pierre et Spiral Jetty celui de grandes quantités de terre. C’est à ce moment-là que l’art écologique s’est esquissé, comme une seconde voie plus éthique, destinée à la réhabilitation d’écosystèmes et à une certaine forme de collaboration avec la biodiversité.
Spiral Jetty de Robert Smithson
« L’art environnemental est un prolongement de l’histoire naturelle. »
En l’occurrence, en 1981, le Fair Park Lagon à Dallas reste l’œuvre paradigmatique. Réalisé par Patricia Johanson, l’ouvrage est la reconstitution de la lagune, faune et flore comprises, en y installant des ponts en terre cuite pour servir à la fois de sentier piéton et de microhabitat pour les animaux. Un art écologique que l’on nomme également reclamation art ou ecovention (contraction d’ecology et intervention), et dont l’engagement est par essence plus poussé, touchant à des questions de marchandisation de l’art, de justice sociale, d’écologie politique, etc.
le Fair Park Lagon de Patricia Johanson
Contre l’amnésie culturelle
Les arts environnementaux et écologiques connaissent depuis les années 1970 un essor remarquable. Lors de la COP 21 à Paris, des artistes de partout et d’ailleurs sont venus sensibiliser le monde aux enjeux climatiques, que ce soit via la projection d’une forêt virtuelle sur la tour Eiffel ou l’installation de blocs de glace devant le Panthéon. Des œuvres cependant plus proches de l’art environnemental qu’écologiques… L’artiste contemporain Tomás Saraceno, quant à lui, profitera de la COP pour introduire l’Aerocene, un mouvement de conscience environnementale qui vise à raccorder les humains aux éléments par le vol gracieux de gigantesques structures aériennes balayées au gré des vents.
The Weather Project d’Ólafur Eliasson
L’artiste Ólafur Eliasson proposera de son côté The Weather Project, un soleil géant irradiant et contemplatif installé dans la grande halle Turbine du Tate Modern de Londres. Deux projets qui se veulent comme un fragment de réponse à la grande crise écologique de notre temps qui, comme l’explique l’anthropologue et philosophe des sciences Bruno Latour, est avant tout une « crise de la sensibilité », d’une « curiosité émoussée », dévitalisée. L’art a donc un rôle crucial à jouer dans la restauration de ce lien avec la nature, allant parfois jusqu’à faire sauter les coutures de la pensée dualiste entre nature et culture. Une vision que partage Bruno David, président du Muséum national d’Histoire naturelle. « Nous sommes face à une amnésie culturelle. Nous avons perdu toute capacité à distinguer les oiseaux, les mammifères, les arbres, les insectes. Cette perte de notre capacité d’observation nous désinvestit de la sphère du sensible. Il faut lutter contre cette amnésie avec tous les outils possibles, de l’histoire naturelle à l’art environnemental », analyse le naturaliste de formation. Un refus de séparer science et art, deux disciplines qui peuvent in fine concourir à un but commun.
« Notre parole de muséum est écoutée parce que nous donnons des clés de lecture, un peu comme le GIEC pour le climat. »
Sensible aux enjeux écologiques, Bruno David ne fait pas partie de ces scientifiques qui relèguent l’art engagé à la marge de l’art à portée scientifique. « L’art environnemental est un prolongement de l’histoire naturelle. C’est pour cela qu’on a invité le sculpteur d’animaux Michel Bassompierre à exposer au Jardin des Plantes des sculptures de différentes espèces d’ours et de gorille, ou que l’on propose une expo sur les visages les plus fascinants du règne animal. Cela nous permet de sensibiliser le public à l’extinction des espèces, parfois directement sur les pelouses du jardin, en accès gratuit. » Une façon de participer à une nécessaire « démonstration » sans pour autant prendre une position militante. « C’est cohérent pour nous d’entretenir des liens avec l’art environnemental, mais il faut le faire à bon escient, car notre muséum n’est pas prescripteur d’opinion. Nous perdrions une forme d’indépendance à donner notre avis. Notre parole est écoutée parce que nous donnons des clés de lecture, un peu comme le GIEC pour le climat », estime Bruno David, qui reconnaît que la frontière peut être ténue. D’autant plus ténue que l’exposition en cours est au cœur des réflexions sur l’art écologique. « Nous proposons en ce moment une odyssée sensorielle** qui plonge le visiteur dans huit écosystèmes distincts avec, à chaque fois, une dimension visuelle, sonore et olfactive. Il y a des odeurs d’humus, d’arbres, de fleurs, des sons de cachalots, d’oiseaux. » Toute une gamme de percepts et d’affects que nous n’avons plus la chance de ressentir. Une tentative de réenchanter les sens qui sort des carcans traditionnels des muséums d’histoire naturelle. « Nous proposons un vaccin contre l’indifférence, une inoculation par la beauté et le sens. » Car, comme l’a si bien dit Jacques Cousteau, on ne protège que ce qu’on aime, on n’aime que ce qu’on connaît.