5 septembre 2024

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L’arrestation de Pavel Durov (CEO de Telegram) peut-elle responsabiliser les autres grands patrons de la tech ? 

La fête est-elle – enfin – finie ? Le 24 août dernier, le parquet de Paris annonçait avoir placé le sulfureux Pavel Durov, grand patron de service de messagerie cryptée Telegram, sous contrôle judiciaire, prétextant qu’il aurait couvert des activités criminelles sur sa plateforme. L’entrepreneur franco-russe a depuis été libéré mais sous le joug d’un contrôle judiciaire strict avec notamment l’interdiction de quitter le territoire. Une affaire judiciaire qui pourrait avoir des conséquences tentaculaires sur notre manière de fixer les limites à la liberté d’expression sur les réseaux sociaux.

L’arrestation à l’aéroport du Bourget (Seine-Saint-Denis) de Pavel Durov, fondateur et dirigeant du service de messagerie cryptée Telegram, le 24 août dernier était peut-être inattendue pour les profanes… mais beaucoup moins pour celles et ceux qui suivent les tensions grandissantes entre Telegram et les régulateurs gouvernementaux ces dernières années. Fort de ses quelques 900 millions d’utilisateurs mensuels dans le monde, la plateforme basée à Dubaï est incontestablement l’un des outils de communication les plus utilisés aujourd’hui. Mais la politique de modération minimale appliquée par ses dirigeants – un euphémisme pour dire qu’ils ne modèrent aucun contenu –, dont Pavel Durov a presque fait un argument de vente, a fini par attirer bon nombre d’indésirables aux motivations douteuses.

Pour comprendre les raisons qui ont poussé la justice française à intervenir alors même que l’entrepreneur de 39 ans semblait jouir d’une impunité totale auprès des plus hautes sphères de l’État – jusqu’à être reçu secrètement par Emmanuel Macron en 2018 pour le convaincre de délocaliser sa plateforme dans nos frontières, selon le Wall Street Journal – revenons sur ce qui lui est concrètement reproché par le Tribunal Judiciaire de Paris. Avant même de qualifier cette arrestation de scandaleuse au nom de la liberté d’expression, comme l’ont fait certains patrons de la Silicon Valley – mais on y reviendra –, il vaut mieux avoir toutes les cartes en main.

Les faits, rien que les faits

Dans un communiqué publié lundi dernier, le parquet de Paris nous informait que le dirigeant d’origine russe faisait l’objet d’une enquête pour s’être rendu complice de « crimes graves ». Ces accusations portées incluent des chefs liés à la complicité de trafic de stupéfiants, à la cybercriminalité et à d’autres infractions jugées « graves » par le Tribunal judiciaire de Paris. Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse, avait précisé à France Culture au lendemain de son arrestation que « les douze chefs d’accusation mentionnés par le parquet couvrent divers aspects, notamment l’administration de la plateforme et des qualifications pénales communes ».

Depuis ses débuts, Telegram s’est engagée à ne jamais dévoiler d’informations sur ses utilisateurs, au contraire de la majorité des plateformes étasuniennes qui sont souvent pointées du doigt pour leur exploitation mercantile des données personnelles. C’est notamment ce positionnement qui a fini par exaspérer la justice française qui lui reproche ses refus répétés de coopérer avec elle. Au moment de son arrestation, l’un des enquêteurs s’était même félicité d’un : « Ça suffit l’impunité de Telegram », selon des propos relayés par l’AFP.

Dans le même communiqué, l’Agence France Presse (AFP) expliquait que « dans l’émirat du Golfe, Telegram s’est mise à l’abri des règles de modération des États, à l’heure où l’Union européenne comme les États-Unis mettent la pression aux grandes plateformes pour supprimer le contenu illégal ». Avant de conclure que « la messagerie est parfois accusée d’augmenter le potentiel viral des fausses informations et la prolifération de contenus haineux, néonazis, pédophiles, complotistes ou terroristes ». Rien que ça. Certaines de ces infractions sont d’ailleurs passibles de peines d’emprisonnement de dix ans et 500 000 euros d’amende. L’homme d’affaires franco-russe a depuis été remis en liberté avec un contrôle judiciaire prévoyant l’obligation de remettre un cautionnement de cinq millions d’euros et de pointer au commissariat deux fois par semaine. Il lui est également interdit de quitter le territoire français. Les semaines à venir devraient nous livrer de nouvelles clés de compréhension…

Une levée de boucliers justifiée ?

Bien évidemment, cette arrestation ultra médiatisée a suscité une flopée de réactions aux quatre coins du monde. Et qui d’autres qu’Elon Musk pour ouvrir le bal ? Suite à l’arrestation de M. Durov, le milliardaire américain, dont l’idéologie libertarienne semble en parfaite adéquation avec celle de son homologue russe, s’est inquiété d’un empiètement de la France sur les droits démocratiques et sur la liberté d’expression.

Prêt à tirer les conclusions qui s’imposent pour sa propre sécurité, Il a même prévenu dans un tweet qu’il « serait probablement prudent » pour lui « de limiter » ses voyages « aux pays où la liberté d’expression est protégée par la Constitution ». Une pique qui fait écho à ses propres déboires avec Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, qui lui a reproché ces dernières années le manque de modération des contenus publiés sur X (ancien Twitter).

Comme quoi, un géant de la technologie contrarié par la justice peut en cacher un autre… Le patron de Rumble, le Canadien Chris Pavlovski, qui avait déjà bloqué sa plateforme en France à cause d’un désaccord sur des mesures de blocage de chaînes russes, a notamment indiqué quitter l’Europe afin de ne pas risquer une éventuelle arrestation. Edward Snowden, le célèbre lanceur d’alerte, est allé jusqu’à qualifier cette arrestation de « prise d’otage (…) qui rabaisse non seulement la France, mais aussi le monde entier ».

Du côté du champ politique, l’ancien candidat indépendant à la présidentielle Robert F. Kennedy Jr, qui soutient aujourd’hui Donald Trump, a quant à lui affirmé que « la nécessité de protéger la liberté d’expression n’a jamais été aussi urgente ». Le Kremlin a également mis en garde les enquêteurs contre une « tentative d’intimidation » du patron franco-russe : « Les accusations avancées sont très graves et elles demandent des preuves tout aussi solides », a ainsi déclaré à la presse le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov. Pour calmer le jeu, Emmanuel Macron s’est empressé d’affirmer que cette affaire n’était « en rien une décision politique » et relevait « d’une enquête judiciaire », se permettant de rappeler que la France était « attachée à la liberté d’expression et de communication ».

Quels enseignements pouvons-nous tirer des déboires judiciaires de M. Durov ?

La question de la responsabilité des opérateurs des plateformes sociales quant aux contenus qui sont partagés par leurs utilisateurs est bien le thème central de cette affaire. L’approche de monsieur Durov en matière de gestion de sa plateforme repose sur la conviction que la technologie doit rester neutre, ce qui signifie que la responsabilité d’une mauvaise utilisation des outils doit incomber aux utilisateurs et non aux créateurs de la plateforme. De l’autre côté du spectre, les autorités européennes affirment désormais que les entreprises technologiques doivent accepter une plus grande part de responsabilité dans le contrôle des contenus qu’elles hébergent.

Monsieur Durov a résisté à plusieurs reprises aux demandes de coopération du gouvernement, citant la protection de la vie privée des utilisateurs comme ligne de conduite. Mais ce point de vue est aujourd’hui largement remis en question par les autorités occidentales qui sont de plus en plus conscientes des dangers potentiels liés à l’absence de contrôle des plateformes numériques. L’arrestation de Pavel Durov pourrait forcer Telegram à revoir ses politiques de modération pour s’éviter d’autres implications juridiques… mais surtout la perte de confiance de ses utilisateurs.

Cette question de savoir « à qui porter la faute ? » des contenus partagés divise depuis longtemps l’opinion publique et professionnelle. En attendant de saisir ce que l’arrestation de Pavel Durov va réellement changer en la matière, il convient d’expliquer ce que le droit permet… et ne permet pas. Ibrahim Amany Traoré, Doctorant en droit privé, rappelle ainsi sur le site Village de la Justice que « faute de contrôle régalien, les réseaux sociaux disposent d’un pouvoir discrétionnaire qui leur permet de modérer ou de ne pas censurer les contenus illicites publiés sur leurs plateformes. Ainsi, l’engagement de leur responsabilité se trouve limité en raison du manque de transparence dans la modération des contenus ».

Il précise que l’adoption du Digital Services Act, le 23 avril 2022 devait marquer « un tournant décisif dans la régulation juridique des réseaux sociaux. L’objet de cette proposition est de mettre fin au régime d’irresponsabilité des plateformes en les obligeant à être transparentes sur leur technique de modération des contenus ». Encore faut-il que ces grands patrons, que tous les gouvernements s’arrachent – y compris le nôtre – soient réellement contraints de respecter la loi…

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