The GOOD : Comment décrivez-vous la situation actuelle en Iran ?
Shirin Ebadi : La première révolution féministe du monde se déroule sous nos yeux, en Iran. Si depuis septembre, tant d’Iraniens sont descendus dans les rues après la mort d’une jeune femme tuée pour avoir enlevé son voile, c’est à cause de 44 années de restrictions et de discriminations imposées par le régime à l’encontre des femmes.
Il faut rappeler que dès les tous débuts de la révolution islamique de 1979, le régime a imposé des lois contre les femmes. Il en existe de très nombreuses, je ne vais en citer que quelques-unes : le port obligatoire du hijab pour toutes les femmes au risque d’être emprisonnée ou le consentement au mariage qui a été abaissé de 18 à 13 ans après la révolution. Ces lois permettent aussi aux hommes d’avoir jusqu’à quatre épouses en même temps et de divorcer lorsqu’ils le souhaitent, alors que les femmes ne le peuvent pas. Il y en a encore beaucoup d’autres, comme le fait que la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme. Par exemple, si mon frère et moi avons un accident de la route, il recevra deux fois plus que mois en compensation.
The GOOD : Qu’est-ce qui a changé en 2022 ?
Shirin Ebadi : Les femmes ont toujours protesté contre ces lois et demandé des changements, dès les débuts de la révolution. Mais jusqu’à présent, elles n’avaient pas eu le soutien des hommes.
À l’époque de la révolution, les gens pensaient que la situation serait temporaire, que les choses allaient se stabiliser et que les mollahs finiraient par partir. Mais les oppressions et les discriminations n’ont pas cessé. C’est comme un virus : s’il n’est pas arrêté immédiatement, il se transforme en épidémie. Très vite, toute la population a compris que ça allait durer : le régime s’est installé, il a commencé à arrêter les communistes puis les nationalistes, et de plus en plus d’hommes et de femmes. Puis la situation économique s’est détériorée et les Iraniens sont devenus de plus en plus pauvres.
En septembre, les hommes ont rejoint les femmes parce qu’ils ont compris que la situation du pays ne changerait pas. Cette protestation est différente des autres, au point qu’elle concerne même les lycéens. Pour une raison : la situation économique s’est dégradée. Aujourd’hui, les Iraniens sont très pauvres, plus pauvres que jamais, alors qu’ils vivent dans un pays très riche. Ils ont besoin d’emplois, ils veulent survivre et ils ne peuvent plus tolérer le statu-quo.
The GOOD : Même fortement réprimé, le mouvement ne semble pas faiblir. Comment expliquer cette résistance inédite de la population ?
Shirin Ebadi : La répression est sévère, avec au moins 500 opposants tués – dont la majorité avait moins de 18 ans – et au moins 20 000 arrestations, même s’il n’y a pas de chiffres officiels. Les prisons sont pleines et les manifestants sont détenus dans de très mauvaises conditions.
Cependant, l’intensité de la répression n’a pas empêché la population de continuer à protester. Si le gouvernement n’a pas réussi à endiguer le mouvement, c’est parce que tout le monde a une seule et unique demande : que le régime tombe. Les plus diplômés ne trouvent pas d’emploi et tous ceux qui le peuvent quittent le pays. Les jeunes comprennent qu’ils n’ont pas de futur et c’est pour cela que le régime ne parvient pas à éteindre le mouvement.
Chaque révolution est un processus : elle passe par des hauts et des bas. Celle-ci va continuer, parce que les gens veulent la fin du régime. Aujourd’hui, même les lycéens considèrent qu’ils n’ont pas d’avenir en Iran.
The GOOD : Que peuvent faire les Occidentaux pour aider le peuple iranien ?
Shirin Ebadi : Déjà, n’apportez aucun soutien au gouvernement iranien, sous quelque forme que ce soit. C’est la meilleure chose à faire. Je pense notamment à la signature de l’accord sur le nucléaire. Les gouvernements européens reconnaissent que les droits humains sont bafoués en Iran, ils savent que l’Iran vend à la Russie des armes qui sont utilisées pour tuer des Ukrainiens. Le pays fournit aussi des armes et des fonds au Hezbollah au Liban et aux Houthis au Yémen. En Syrie également, Bachar El Assad est soutenu par le gouvernement iranien. Pourtant le pays ne figure toujours pas sur la liste des Etats terroristes. D’où ma question pour les gouvernements européens : n’avez-vous pas honte de signer des accords avec un tel État ? Il est temps de remettre en questions tous les contacts avec le régime iranien et de le reconnaître comme un régime anormal.
Quant aux citoyens européens, ils peuvent faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils ne traitent pas avec l’Iran et soutenir le peuple iranien dans sa lutte pour la liberté. À ce propos, je tiens à saluer le courage de Charlie Hebdo, qui est désormais menacée par le gouvernement iranien. Le peuple iranien, lui, apprécie beaucoup leur travail et leur courage : j’ai d’ailleurs rencontré récemment des membres de l’équipe de Charlie Hebdo à Paris pour le leur dire de vive voix. Je tiens à les remercier pour tout ce qu’ils font.