28 novembre 2022

Temps de lecture : 10 min

« La base de l’adaptation darwinienne est la diversité », Pascal Picq

Pascal Picq est paléoanthropologue au Collège de France. Ses travaux s’intéressent à l’évolution des sociétés humaines en relation avec leurs innovations techniques et culturelles, ce qu’il appelle la coévolution. Il est l’auteur de nombreux ouvrages. Parmi les plus récents : Manifeste intemporel des arts de la préhistoire1, Comment la modernité ostracisa les femmes. Histoire d’un combat anthropologique sans fin2, Les Chimpanzés et le Télétravail. Vers une (r)évolution anthropologique ?3, Et l’évolution créa la femme. Coercition et violence sexuelle chez l’homme4. Ce scientifique regarde notre société et la façon dont nous nous adaptons – ou pas – aux changements. Ce terme qui traduit si bien notre ère. À lire donc pour mieux comprendre qui nous sommes !
INfluencia : quelles leçons retenir de Darwin en ce qui concerne notre évolution ?

Pascale Picq Disons : quelle leçon retenir d’une approche évolutionniste au sens darwinien. Il y a trois façons de comprendre le monde. La première, contre toute forme d’évolution, tient que le monde devrait rester tel qu’il est et que c’était mieux avant. La seconde, inspirée de l’évolutionnisme de Jean-Baptiste de Lamarck, ou lamarckisme, que le monde se transforme en réponse aux contraintes qu’il rencontre. C’est l’idéologie du progrès postulant qu’hier était moins bien qu’aujourd’hui et que demain sera meilleur ; c’est la croyance en des sociétés humaines capables d’inventer les solutions sociales, économiques et politiques pour s’adapter. La pensée de l’Europe continentale reste très marquée par cette conception. Ce qui pose problème. Il faut disposer d’une bonne connaissance de l’état du monde, consensuelle, et surtout adopter une attitude réactive et non pas proactive. Sur l’état du monde, c’est comprendre les problématiques du climat et des biodiversités – chose à peu près acquise en Europe mais loin s’en faut dans les autres régions du monde – et reconnaître les signaux faibles responsables des changements internes aux sociétés. Ces derniers restent perçus trop tardivement, telles les transformations induites par le numérique comprises comme incrémentales, mélioristes, sans changer fondamentalement la société – ce qu’on appelle le solutionnisme dans les critiques du transhumanisme. D’où notre retard pris par nos industries du numérique en Europe.

La sélection naturelle, contrairement à une idée reçue vraiment tenace, n’élimine pas mais sélectionne.

L’approche darwinienne est tout autre. Elle scrute l’émergence des signaux faibles dans la société (les facteurs endogènes) et observe les indices des modifications du monde (les facteurs exogènes). Plus encore, elle est proactive : favoriser la plus grande diversité possible de réponses potentielles à des changements plus ou moins bien anticipés et, plus encore, à des altérations encore inconnues. La base de l’adaptation darwinienne est la diversité. C’est parmi ces diversités, souvent à l’état de signaux faibles, que se trouvent les réponses adaptatives. S’adapter consiste à sélectionner parmi les diversités existantes. C’est la sélection naturelle qui, contrairement à une idée reçue vraiment tenace, n’élimine pas mais sélectionne.

Pour être concret, c’est ce que nous vivons depuis trois ans. J’appartiens à une génération, celle des babyboomers, qui n’a connu ni guerre ni catastrophe naturelle ni épidémie majeure. D’un coup, nos sociétés se trouvent frappées par les trois. Quels sont les pays ou régions du monde qui ont le mieux résisté à la pandémie ? Ceux où il y avait le plus de solidarité sociale à la fois pour les accès aux soins et les aides. Vive l’Europe ! Dans les mondes darwiniens, l’entraide est un facteur sélectionné ! Sur le plan économique, avant la crise, les entreprises déjà engagées dans une vraie transformation numérique et d’authentiques problématiques RSE/ESG (responsabilité sociale, environnementale et de gouvernance) étaient, certes citées, mais minoritaires ; ce sont celles qui sortent avantagées de la crise sanitaire. La « sélection naturelle », et l’adaptation qui en résulte, n’invente rien ; elle met en place une nouvelle distribution de ce qui existait auparavant. (Évidemment, il y a des disparitions et des créations loin d’être déterminantes.) Les signaux faibles du monde d’avant deviennent les signaux forts de l’adaptation au monde qui advient.

IN : dans votre livre Sapiens face à Sapiens5, vous dites que le modèle économique et social de la fin du siècle dernier n’est plus adapté aux changements qu’il a provoqués, et qu’une majorité de Sapiens se retrouvent mal adaptés à la fois économiquement, socialement et sanitairement à l’écologie urbaine, c’est la « mal-évolution ». En quoi ce modèle n’est-il plus adapté, par exemple ?

PP : En 1835, le jeune Charles Darwin arrive aux Galapagos. Il constate que la taille du corps et du bec des pinsons varie d’une île à l’autre. Il ne tarde pas à comprendre que chaque population adopte une morphologie (la taille et la forme) adaptée aux conditions locales, comme les nourritures. Un siècle et demi plus tard, des biologistes suivent, au fil des années, l’évolution de la morphologie des populations de « pinsons de Darwin ». Ils mesurent les tailles des becs et des corps, livrent des statistiques descriptives. Chaque population possède une morphologie moyenne bien définie : la courbe en cloche, ou dite de Gauss. Là, on se dit que chaque population est « parfaitement » adaptée à ses conditions de vie. Sans aucun doute. Maintenant, que se passe-t-il si l’environnement vient à changer ? Les individus les mieux adaptés – proches de la moyenne – deviennent désavantagés, favorisant les deux extrêmes jusque-là minoritaires. La distribution des caractères passe d’une courbe en dromadaire à une double courbe en chameau. C’est ce que subissent les classes moyennes de nos sociétés depuis presque deux décennies aux États-Unis et une en Europe. Après plus d’un demi-siècle d’expansion des classes moyennes comme jamais, celles-ci subissent une érosion de plus en plus sévère. On parle de bipolarisation avec toutes les conséquences économiques, sociales et politiques induites, comme le retour des partis populistes et extrêmes.

Cette bipolarisation, comme chez les pinsons, traduit une brutale mal-adaptation des classes moyennes au monde actuel. D’un côté, une partie de la population sans promesse d’un avenir meilleur ; de l’autre, des populations actives et à l’aise dans le monde qu’elles contribuent à développer ; et un fossé de plus en plus grand entre les deux. La bipolarisation est le signe d’une mal-adaptation.

IN : quelles sont les causes ? Les profondes transformations des entreprises, de l’économie et de nos sociétés provoquées par la numérisation ? Et on n’en est qu’au début…

PP : Où sont les classes moyennes annoncées dans les pays comme les Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine ou l’Afrique du Sud que l’on appelle les BRICS ? Il n’y a jamais eu autant de gens riches sur la Terre ; les industries du luxe se portent à merveille. Et il y a tous les autres, pas forcément pauvres, mais très éloignés des classes les plus aisées. Cette bipolarisation se traduit par, d’un côté, toutes les activités dites low cost, et, de l’autre, celle du luxe. Et c’est ainsi dans tous les pays. Pas sûr que nos sociétés et nos démocraties tiennent longtemps.

IN : vous avancez également que « l’espèce humaine est menacée par le syndrome de la planète des singes », le roman de Pierre Boulle* dans lequel l’humanité, dans son confort, s’isole et cesse d’être active intellectuellement avant d’être dépassée par les primates. Et vous soulignez que la survie de l’espèce humaine dépendra donc de sa capacité d’adaptation et de sa faculté à créer un nouveau modèle. Où en est-on aujourd’hui ? A-t-on échoué ?

PP : on cherche ce nouveau modèle par repasser du chameau au dromadaire. Une condition nécessaire serait de comprendre cette bipolarisation, ce qui est loin d’être le cas chez nos élites intellectuelles et politiques. La théorie économique du ruissellement, qui dit que plus de riches, c’est plus de déversement et de redistribution vers les moins nantis, ne fonctionne pas. La déconfiture des deux partis traditionnels de gouvernement en France au moment de la dernière élection présidentielle montre bien que – s’ils étaient plus ou moins en phase avec l’évolution de la société il y a encore deux décennies – c’est fini. Je ne suis pas du genre pessimiste, mais c’est un énorme défi politique.

Votre question renvoie à une évolution sournoise qui grève l’avenir des jeunes générations. Ce que j’appelle « syndrome de la planète des singes » fait référence à un passage du roman qui explique pourquoi les grands singes ont pris le pouvoir sur la planète Sorore (la planète « sœur » de la Terre, comme les grands singes sont nos espèces sœurs de l’évolution). Constat significatif : aucune adaptation cinématographique n’a repris cette explication. Alors quel est ce syndrome ? Le confort !

Dans cette scène, une femme capturée par les scientifiques chimpanzés narre, inconsciemment, les causes de l’effondrement de la société humaine. Engourdis dans l’abondance de biens et de services – dispensés par des grands singes domestiqués – les femmes et les hommes délaissent de plus en plus les activités physiques, sociales et culturelles, glissant sur la pente d’une servitude volontaire. « Et pendant ce temps », les grands singes les observaient. Ce syndrome de la planète des singes met en évidence le principal facteur de la disparition des sociétés : leur déliquescence interne. On nous a abreuvés à l’école de l’idée, fausse, que les civilisations tombent à cause de facteurs exogènes, comme les barbares ou les catastrophes naturelles. Ces facteurs n’affectent que les sociétés fragilisées dans leur inertie. Aujourd’hui, la moitié des jeunes générations subit les conséquences de la perte d’activité physique, des troubles physiologiques dus à la sédentarité, une régression de la vision de loin, une sensibilité accrue aux maladies civilisationnelles (obésité, allergies, malbouffe, maladies auto-immunes…), une chute de la libido (facteurs psychologiques) et de la fécondité (facteurs environnementaux), une dépendance aux objets connectés qui grève leurs capacités cognitives, comme la dégradation de l’attention et du sommeil… Là aussi, une bipolarisation entre les jeunes soumis à ces dérives et ceux acteurs du monde qui vient.

IN : l’évolution, selon la définition de Charles Darwin, ce n’est pas que le passé mais la descendance avec modification. Nous évoluons avec les autres espèces, nous coévoluons. Quelles coévolutions sont en train de s’opérer actuellement ? Et quelles nouvelles coévolutions doit-on inventer pour les générations futures ?

PP : l’évolution de la lignée humaine articule deux coévolutions : la première avec les autres organismes vivants, la seconde avec nos environnements techniques et culturels. Une fois de plus domine une profonde méconnaissance de ces deux processus de l’adaptation, et de leurs interférences.
En Occident, la pensée dominante depuis l’humanisme de la Renaissance est que l’homme doit être maître et possesseur de la nature. En médecine, les formidables avancées laissaient imaginer qu’on allait éradiquer de plus en plus de maladies ; ce qui est arrivé, mais sans comprendre qu’on allait en créer d’autres. Le credo du transhumanisme, qui prétend éliminer toutes les maladies et la mort, repose sur cette croyance. Nous savons aujourd’hui que nos corps sont des écosystèmes complexes, comme l’illustrent les connaissances sur nos microbiotes (l’ensemble des organismes hôtes dans nos intestins et sur notre peau) et leurs populations de gènes (le métagénome), constitutifs de notre santé et même de nos capacités cognitives. Notre microbiote procède d’une longue, très longue évolution avec ce que nos ancêtres – de nos parents à Homo erectus – mangeaient, par exemple. Or, aujourd’hui, nos microbiotes sont menacés par les usages abusifs des antibiotiques, des nourritures trop aseptisées et des pratiques d’hygiène excessives ; c’est ce qu’on appelle « l’hypothèse hygiéniste ». L’adaptation est toujours un compromis : les antibiotiques, c’est formidable, mais leur usage inconsidéré sélectionne des bactéries de plus en plus résistantes et affecte nos microbiotes.

L’évolution ne s’arrête jamais et on prend la mesure – dans une logique évolutionniste – de l’importance de la compréhension des biodiversités de nos environnements naturels et anthropiques pour notre adaptation.

Les organismes de nos environnements modifient les fonctions de notre corps, comme les choix culturels de nos ancêtres plus ou moins récents. La tolérance au lait, les allergies au gluten et aux fèves proviennent de choix économiques et culturels remontant à des milliers d’années. Ils déterminent encore les profils génétiques des populations actuelles. Les grippes – comme les maladies infantiles – sont la conséquence des contacts avec les agents pathogènes des animaux domestiqués depuis les inventions des agricultures, etc. Aujourd’hui, ce sont les maladies civilisationnelles déjà évoquées. L’évolution ne s’arrête jamais et on prend la mesure – dans une logique évolutionniste – de l’importance de la compréhension des biodiversités de nos environnements naturels et anthropiques pour notre adaptation.

IN : le corps humain peut-il s’adapter ? Par quels processus ?

PP : très rapidement et en jouant sur nos plasticités morphologiques, physiologiques et cognitives. Ma génération a connu une évolution comme jamais grâce à l’école obligatoire jusqu’à 16 ans, l’accès aux études supérieures et à la culture, les avancées sociales et politiques, l’amélioration des conditions de travail et, bien sûr, l’habitat et la médecine ; et plus encore pour les femmes. Cette évolution se traduit par une augmentation de la stature, une physiologie bénéficiant des activités sportives, une augmentation du QI inédite (effet James Flynn) et plus de deux décennies d’espérance de vie en bonne santé. Formidable ! Cette plasticité s’appelle en fait l’adaptabilité. Nous sommes des organismes qui peuvent s’adapter tout au long des âges de la vie, ce qu’il serait grand temps de comprendre, surtout en France, à propos de la formation ou encore de l’employabilité des séniors. La plasticité léguée par notre évolution est un atout formidable, tant que ça va bien. Mais quand l’environnement se détériore, ça se dégrade tout aussi rapidement ; c’est le cas pour une partie des jeunes générations avec le syndrome de la planète des singes – plus encore pour les jeunes femmes.

Je ne suis pas en train de fustiger les jeunes générations, mais plutôt la responsabilité de la mienne. Si on comprend qu’il faut s’adapter, comme en ce moment, à des facteurs de crise, on persiste à ne pas comprendre que le principal facteur nous obligeant à nous adapter, à changer de modèle, est le succès. Plus une population a du succès en termes de démographie et de qualité de vie, plus elle modifie l’environnement sur lequel elle a assuré ce succès. Depuis que je suis né, la population mondiale a triplé et, en moyenne, l’empreinte écologique de l’humanité s’est amplifiée d’un facteur de 300. Ce qu’on appelle la « date du dépassement », celle qui indique quand l’humanité a consommé l’ensemble des ressources produites en une année, avance chaque année (cela sauf pendant la pandémie). Nous vivons sur les adaptations du passé alors qu’il faut impérativement édifier celles de demain. C’est d’autant plus difficile que le succès est fulgurant. L’évolution ne consiste pourtant pas à se gargariser des succès d’hier, mais à assurer le succès des générations futures. L’adaptation est toujours un compromis : délaisser certains acquis devenus des contraintes pour en obtenir d’autres plus propices à l’épanouissement des générations futures ; c’est la descendance avec modification de Darwin.

IN : face à un monde dont on ne connaît pas les évolutions et qui va de plus en plus vite, où les crises s’intensifient (covid, énergie, etc.), où le numérique et les nouveaux mondes bouleversent le paysage, comment l’entreprise peut-elle s’adapter ?

PP : les crises ne s’intensifient pas, on avait tout simplement oublié leur « normalité » dans l’histoire de l’humanité, en tout cas dans le monde occidental ou occidentalisé, surtout après la chute du mur de Berlin et l’illusion de la mondialisation heureuse.

Avec le numérique, nous sommes entrés plus que jamais dans une ère entrepreneuriale, et à l’échelle mondiale. Sur tous les continents, des pays manifestent une formidable dynamique entrepreneuriale, ce qui se traduit par toujours plus d’entreprises. Ce succès exige bien plus qu’une responsabilité économique. Devenues les actrices de plus en plus importantes de nos sociétés, elles doivent embrasser les enjeux sociétaux et environnementaux. Une fois de plus, on n’a pas à inventer les solutions, elles existent déjà avec les entreprises ayant engagé leurs transformations numériques, sociétales et environnementales, celles sortant les mieux adaptées des crises récentes. Bien plus qu’une réponse aux exigences éthiques et sociétales, ces entreprises possèdent une meilleure adaptabilité et attirent les jeunes, très sensibles à ces enjeux. Là aussi, ça peut aller très vite, ce qu’on appelle une ponctuation dans l’évolution. Inventer un nouvelle « synthèse créatrice » selon les termes de Joseph Schumpeter, inspiré par Charles Darwin.

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