INfluencia : de quelle manière la presse magazine s’inscrit-elle dans le triptyque « démocratie, information et publicité » ?
Julie Lorimy : la presse magazine y prend toute sa part. Bien sûr avec des newsmagazines comme Le Point, Le Nouvel Obs ou L’Express, mais également des mensuels et trimestriels d’Information politique et générale (IPG). Une multitude d’autres titres n’ont pas cette qualification mais jouent néanmoins un rôle central dans l’information de nos concitoyens, dans le débat public et l’accès à la lecture. La presse « à centre d’intérêt » contribue au lien social. La presse féminine, pour partie labellisée IPG, est une source d’information et d’évolution des représentations. La presse jeunesse touche 10 millions de lecteurs et permet à 70 % des 1-19 ans de lire en moyenne 5 heures par semaine. Il y a certes un décrochage vers 13 ans, mais il est absolument capital que cette tranche d’âge prenne l’habitude d’avoir accès à de l’information grâce à cette famille de presse. Le palmarès 2024 du Prix Relay & SEPM des magazines de l’année illustre cette diversité de contribution. Le Grand Prix est revenu à Philosophie Magazine, dont les angles éditoriaux permettent de prendre du recul et de mettre des sujets en perspective. Géo a été récompensé pour une enquête sur les migrants, Milan Presse pour son format digital d’information 1jour 1actu le direct, Beaux-Arts Magazine pour son engagement envers les artistes en Iran…
Dans sa diversité, la presse magazine joue un rôle central dans l’information de nos concitoyens, dans le débat public et l’accès à la lecture
La presse magazine remplit également un rôle essentiel sur le terrain avec les marchands de presse. Aujourd’hui, le flux magazine représente 80 % de la distribution et les éditeurs de magazines font vivre ce réseau de 20 000 marchands implantés partout en France, essentiel à l’animation des territoires, notamment dans des zones reléguées et éloignées de tout. A côté des abonnements et de la vente au numéro, le financement par la publicité est indispensable pour la très grande majorité des magazines représentés au Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM).
IN : la presse magazine était pourtant déjà fragilisée sur le plan publicitaire avant la crise sanitaire. Depuis, au sein de la presse, c’est toujours le segment qui a le plus de mal à remonter…
J.L. : les recettes publicitaires de la presse magazine ont été divisées par trois depuis 2001 et par deux depuis 2011. Aujourd’hui, c’est le modèle de financement du journalisme qui est en cause. Il faut renforcer le lien entre publicité et presse pour maintenir la pluralité de l’offre à laquelle sont attachés les citoyens comme les professionnels des deux secteurs. Nous attendons donc des États généraux de l’information (EGI) et des pouvoirs publics qu’ils prennent la mesure des difficultés et tiennent compte de l’apport majeur de la presse magazine en matière d’information. Elle emploie près de 20 % des journalistes en France et doit pouvoir financer toutes ces rédactions. Les EGI semblent envisager des mesures incitatives, ce qui est positif. Elles devront s’adresser à toute la presse, le facteur différenciant entre les contenus de presse et les autres étant, selon nous, l’emploi de journalistes.
Il faut renforcer le lien entre publicité et presse pour maintenir la pluralité de l’offre à laquelle sont attachés les citoyens comme les professionnels de la presse ou de la publicité
IN : beaucoup de marques magazines sont très digitalisées. Elles sont donc directement confrontées aux pratiques publicitaires sur ce marché et à la baisse des investissements digitaux dans la presse constatée en 2023. Quels points vous alertent plus particulièrement ?
J.L. : les sites de presse magazine génèrent en moyenne 2,4 milliards de pages vues par mois (1) et cette famille de presse compte de nombreux champions du digital, même si la situation est très contrastée. La part de diffusion digitale est de 23 % en moyenne mais peut atteindre 40 % pour les newsmagazines ou 45 % pour les publications sportives (2). Le fonctionnement de l’écosystème digital reste pourtant opaque : quelles publications sont mises en avant et de quelle manière ? Comment fonctionnent les algorithmes ? Le pluralisme en ligne est-il le reflet du pluralisme exigé hors ligne ? C’est pour clarifier la situation que, dans le cadre des EGI, nous avons suggéré une étude ou une enquête sur le référencement de la presse en ligne. Le Digital Services Act (DSA) nous inquiète aussi car certaines dispositions permettent aux grandes plateformes de contrôler les contenus de presse et de déréférencer des titres selon des critères extrêmement flous. Ce texte fait craindre un renforcement de la capacité des plateformes à couper l’accès à la diffusion et donc aux revenus publicitaires. Pour nous, en dehors des modérations internes aux publications, seul un juge peut censurer un contenu de presse. Nous partageons ces inquiétudes avec les autres familles de presse et nous tentons d’y apporter des réponses ensemble.
Les contenus de presse sont fortement valorisés par les plateformes auprès des annonceurs et des utilisateurs, mais les revenus qui reviennent aux éditeurs ne reflètent pas du tout la valeur créée.
IN : et sur la monétisation ?
J.L. : la double intermédiation des plateformes coupe les éditeurs de leurs lecteurs et des annonceurs. Elle empêche la monétisation correcte des audiences parfois impressionnantes que fédère la presse et crée une position de dépendance envers ces plateformes. Le droit voisin a vocation à compenser le transfert de la valeur des éditeurs vers les plateformes mais, plus de quatre ans après la loi de 2019, ce droit est mis en œuvre de manière très partielle. La directive européenne avait pourtant été transposée avec une grande célérité par le législateur français, qui avait justement considéré l’urgence dans laquelle se trouvaient les éditeurs de presse. Sur la monétisation, la presse magazine souffre aussi de comportements commerciaux inéquitables et déloyaux. C’est un grand chantier, d’autant que ces géants du numérique contrôlent presque toute la chaîne de valeur publicitaire. Nous sommes face à un immense paradoxe : les contenus de presse sont fortement valorisés par les plateformes auprès des annonceurs et des utilisateurs, mais les revenus qui reviennent aux éditeurs ne reflètent pas du tout la valeur créée.
IN : cette situation est pointée depuis plusieurs années…
J.L. : elle interroge plus largement sur des modèles d’affaires qui ne sont pas fondés sur un investissement dans les contenus d’information ou la production professionnelle de contenus mais captent des revenus qui devraient y être associés. Cette question dépasse la sphère de nos organisations professionnelles, des éditeurs ou des journalistes. C’est un vrai sujet de société, un sujet politique, presque civilisationnel. Quels contenus veut-on mettre à disposition de la population pour éclairer la citoyenneté, forger les convictions et les points de vue ? Peut-on laisser la situation filer en l’état jusqu’à ce que l’information journalistique ne puisse plus être financée ? Tout ne peut pas se réduire à la lutte contre les fake news. Il faut avant tout permettre de financer les rédactions et le journalisme en rétablissant des conditions pour que la valeur créée revienne à ceux qui investissent dans la production des contenus. Les projections de l’étude Arcom–DGMIC (3) sont dramatiques : elles anticipent à 2030 une baisse d’un tiers des recettes publicitaires de la presse avec une trajectoire inverse pour certains Gafam. Nous verrons ce que vont proposer les États Généraux de l’information et ce que le législateur va en retenir. Les annonceurs semblent très concernés et peuvent s’engager…
Tout ne peut pas se réduire à la lutte contre les fake news. Il faut avant tout permettre de financer les rédactions et le journalisme.
IN : de quelle manière pourraient-ils ou devraient-ils le faire ?
J.L. : le renforcement du partenariat entre la publicité et la presse ne ferait que des gagnants ! Les titres de presse magazine constituent des écrins formidables pour les marques des annonceurs grâce à des contenus qualitatifs et très contextualisés, au plus près des centres d’intérêt des consommateurs et des citoyens. Ils n’ont eux-mêmes pas intérêt à se retrouver un jour face à un oligopole de quatre ou cinq supports numériques en position ultra dominante sur le marché. Les annonceurs peuvent aussi s’auto-saisir, se donner des objectifs. La presse s’est par exemple engagée de manière drastique pour la transition écologique, en partie pour répondre aux attentes légitimes des marques. Sur les investissements publicitaires, la transparence pourrait être accrue et on pourrait imaginer que des annonceurs s’engagent en faveur des supports qui emploient des journalistes et produisent des contenus journalistiques. Le colloque « Démocratie, information et publicité » du 23 avril 2024 a esquissé des pistes, trop timides encore sans doute, mais au SEPM nous y croyons. L’enjeu est majeur et nous poursuivons ensemble le dialogue et la réflexion sur ces sujets !
Les annonceurs n’ont pas intérêt à se retrouver un jour face à un oligopole de quatre ou cinq supports numériques en position ultra dominante. On pourrait imaginer qu’ils s’engagent en faveur des supports qui emploient des journalistes et produisent des contenus journalistiques.
IN : qu’attendez-vous comme évolutions pour que la presse magazine continue à coller aux usages du numérique sans compromettre son avenir ?
J.L. : tout d’abord, ne pas nuire. Il faut maintenir les restrictions sur les secteurs interdits à la publicité télévisée dont il faut sans cesse rappeler l’objectif : maintenir le pluralisme dans la presse, l’affichage, la radio et les médias locaux. Ensuite, l’effectivité et l’intensité du droit voisin qui doivent être améliorés. Il n’est toujours pas appliqué par X, Meta, LinkedIn, etc. Même lorsqu’il est acquitté, ce droit n’a pas pris l’ampleur nécessaire à la compensation du transfert de valeur qui se poursuit et pourrait prendre une dimension plus dramatique encore avec l’IA. Pourtant, le secteur a déployé ses meilleurs efforts, a lancé les procédures, s’est rationalisé et organisé en créant DVP, l’organisme de gestion collective du droit voisin qui vise à faire front dans ces négociations. Cela reste incroyablement difficile car ces acteurs trop puissants ne souhaitent pas l’application de la législation européenne. Un fort soutien politique est indispensable. S’agissant de l’utilisation de nos contenus par les intelligences artificielles, nous nous attendons aux mêmes types de difficultés. Il faudra également que le politique et le législateur soient à nos côtés pour préserver nos droits et nos économies.
Il faudra que le politique et le législateur soient à nos côtés pour préserver nos droits et nos économies
IN : même si les décisions européennes sur le droit voisin ont du mal à produire leurs effets, l’Europe peut-elle quand même apporter une lueur d’espoir dans le rapport de force avec ces géants du numérique ?
J.L. : le déploiement progressif du Digital Markets Act (DMA) pourrait apporter des remèdes aux situations de concurrence faussée par les contrôleurs d’accès, grâce à une réglementation complémentaire du droit de la concurrence classique et qui s’exercera a priori. La Commission européenne a émis une première liste de gatekeepers et semble déterminée à éprouver rapidement cette réglementation qui pourrait changer profondément la donne sur tous les marchés digitaux. La presse en attend beaucoup.
(1) Estimations SEPM sur la base des mesures ACPM.
(2) Source ACPM.
(3) PMP Strategy pour l’Arcom et la DGMIC (ministère de la Culture), étude « Évolution du marché de la communication et impact sur le financement des médias par la publicité », janvier 2024.