Jules Trecco (Le Gorafi) : « Un ADN journalistique permet de fixer la limite entre « satire » et «fake news »
Après douze ans – déjà – de bons et loyaux services, Le Gorafi, qui s’est imposé comme le média satirique de référence en France, continue d’innover sur ses formats pour mieux s’installer dans le cœur de ses lecteurs… et dans la tête des annonceurs. Fin mai, celui qui a été racheté par DC Company il y a trois ans, dévoilait un JT hebdomadaire flambant neuf sur la nouvelle plateforme de streaming du groupe M6, intitulé M6+. Comme souvent, et c’est bon de le rappeler, mieux vaut mieux rire de l’actualité que d’en pleurer… Rencontre avec Jules Trecco, COO de DC Company et managing director chez Le Gorafi, pour infiltrer les coulisses de cette success story médiatique…
INfluencia : pour mieux comprendre votre implication dans le chemin parcouru par Le Gorafi depuis son rachat par DC Company, pouvez-vous revenir sur les missions qui sont actuellement les vôtres au sein du groupe ?
Jules Trecco : je vais tout reprendre de manière chronologique pour que ce soit plus lisible. Tout d’abord… enchanté (rire). Je m’appelle Jules Trecco et je suis CEO, directeur des opérations et de la stratégie pour le compte de DC Company que j’ai rejoint en février. Avant cela, j’étais actionnaire du groupe au côté de Geoffrey La Rocca, son président. Indépendamment de mon rôle pour DC Company, j’ai fait pas mal d’autres activités, par exemple dans l’univers des start-ups, dans celui de la mobilité électrique en faisant angel ou encore dans l’épicerie fine mais j’ai toujours évolué en parallèle dans les médias en ayant notamment travaillé pour la holding de Xavier Niel sur la restructuration du média Nice Matin. Suite à ma dernière expérience en start-up, j’ai eu envie de retourner dans le champ médiatique donc quand j’ai intégré DC Company, outre faire la stratégie d’acquisition et d’intégration du média les Éclaireuses et prévoir la stratégie d’acquisition futur, je me suis occupé du premier média que l’on avait racheté fin 2021 qui était Le Gorafi.
IN : le rachat du Gorafi se fait donc avant celui de Konbini
Jules Trecco : exactement. Vous avez une première acquisition fin 2021 du Gorafi, ensuite Les Éclaireuses en 2022 et Konbini en février 2024. Peu ou prou un média par an, Konbini a pris un peu plus de temps de par la taille, mais c’est l’idée. Le Gorafi, aujourd’hui, c’est le média satirique leader en France. Pour la petite info, chaque pays a le sien. Si vous regardez au niveau européen, vous avez un média de référence en Allemagne, un autre en Italie et on se réunit avec tous nos homologues chaque année au cours d’un event qui s’appelle le Big Satire. L’occasion d’échanger, notamment, sur la place de la satire sur le digital et sur l’importance de lui conférer un ADN journalistique pour fixer la limite avec les fake news ou la simple « drôlerie » et s’éviter tout bad buzz potentiel.
IN : concernant le Gorafi, quelles étaient les ambitions affichées du groupe au moment de l’acquisition ?
J.T : depuis qu’on a repris le média, les choses ont beaucoup changé. Au début, c’était uniquement l’affaire de 11 auteurs, sans business model, à proprement parler, ni même de régie publicitaire. Des opérations pouvaient se faire de manière entrante mais aucune offre structurée autour du brand content – des event, du display, des ops – et encore moins de support vidéo télé structuré, à la manière de ce nouveau JT que nous avons lancé avec M6+, n’existaient à ce moment-là. Mon rôle et celui des équipes que l’on a mises en place a été de reprendre l’ADN du Gorafi lancé en 2012, fort d’une communauté de 3,4 millions de followers, tous réseaux confondus, pour repenser de nouveaux formats, à la fois pour notre audience et pour les marques. Aujourd’hui, le Gorafi c’est à peu près une trentaine de partenaires par an et, en moyenne, entre 3 et 4 opérations par mois. On assume ne pas en faire davantage, non pas par manque de pipe mais plus parce que notre garantie, notre contrat moral entre la dimension business, la stratégie, les auteurs et notre audience est de ne pas faire plus de 5% de contenus sponsorisés ou qui ne sont pas simplement « pur Gorafi ».
IN : pour éviter de perdre son identité ?
J.T : complètement. C’est très compliqué aujourd’hui de construire des marques médias fortes qui tiennent sur la longueur. Il ne faut pas oublier qu’avec tous les revenus display qui s’effondrent, c’est quasiment mission impossible pour un média traditionnel, qui s’est toujours basé sur les mêmes rentes de revenus, d’évoluer pour faire face au changement d’algorithme permanent des plateformes ou même à l’implantation de l’intelligence artificielle dans les résultats de recherche. On veut donc à tout prix préserver notre marque et notre savoir-faire… mais également inventer ce qui fera du sens pour notre audience. Après… ce n’est pas simple (rire). Ça demande du financement mais également la capacité de laisser le temps au temps.
IN : ce qui est loin d’être évident dans une industrie médiatique qui brille par son court-termiste…
J.T : … d’autant plus quand on cherche à développer une approche audacieuse dans la crise de financement actuel, à savoir que c’est beaucoup plus compliqué de faire des acquisitions ou de trouver les partenaires adéquats. Surtout que de par notre nature de holding chez DC Company, on se positionne beaucoup plus haut et ça ne facilite pas les négociations. Heureusement, on arrive toujours à faire des opérations, y compris certaines auxquelles on n’aurait jamais pensé avant. Je vais vous donner un exemple qui va vous surprendre : l’année dernière, la une qui a le plus marché sur notre magazine, avec pas moins de 2,5 millions de vues générées, portait sur la SNCF en mentionnant le fait qu’enfin, « un train était arrivé à l’heure en Gare de Lyon ». Et bien derrière, cela n’a pas empêché OuiGo de venir nous chercher pour notre plus grande opération en date, à savoir développer un supplément humoristique que l’on a surnommé OuiGorafi, et qui a ensuite été intégré dans une édition papier du Figaro. Le tout avec un dispositif display qui, à la fois, mettait en avant nos créas et livrait la véritable info, chiffres à l’appui. En bref, on traite toute l’actualité mais avec une ligne apolitique et abusiness qui nous permettra toujours de retomber sur nos pattes.
IN : que l’on évoque ce nouveau JT ou n’importe quel article sur votre site, pour quelle audience vos contenus sont-ils pensés finalement ? Parce que quand on évoque le Gorafi qui existe depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, on pense instinctivement aux trentenaires, voire davantage… qu’aux 12-25 ans par exemple. À raison ?
J.T : aujourd’hui, vous avez deux types d’audience du Gorafi… même trois, en fonction de la plateforme choisie. Si je me fie à notre communauté Instagram de presque 530 000 membres, plus de 60% de notre audience a entre 18 et 30 ans, avec un âge moyen de 28 ans. Ensuite sur Facebook, qui est notre deuxième canal en termes d’engagement, l’âge moyen passe à 36 ans, ça augmente déjà un peu, et pour finir, en télé, il est de 42 ans. Pour être précis, je parle toujours en termes d’engagement car, certes, le reach est important mais ce qui prouve véritablement la qualité de nos contenus, c’est à la fois le trafic direct sur notre site, les gens qui sont engagés avec notre contenu et celles et ceux qui peuvent le partager.
IN : avec autant de profils concernés, c’est presque un jeu d’équilibriste que de réussir à tous les contenter…
J.T : oui mais c’est normal. Le Gorafi existe depuis déjà douze ans donc on a la chance d’avoir des fans de la première heure qui ont grandi avec le média et qui l’ont toujours suivi. On le voit parfaitement parce que 30% du trafic de notre site est du trafic direct, donc soit des personnes qui ont notre site en homepage de leur navigateur, soit des lecteurs qui vont consulter chaque jour nos infos directement sur notre site sans passer par nos réseaux sociaux. Une fois que l’on a dit tout ça… mon sujet majeur sera toujours de satisfaire tous ces différents bassins d’audience différents. On sait que l’on n’est pas le média de référence des 12-25 ans… en l’occurrence c’est Konbini (rire) (Konbini qui est également sous le giron de DC Company, NDLR). Mais c’est normal, et même rassurant, car pour nous, la satire n’a pas d’âge. Pour revenir à votre question initiale, la seule manière de contenter nos audiences c’est de rapporter de la fraicheur et de la nouveauté. Par exemple, on a fait le choix très tôt de ne jamais faire d’émission de plateau parce que notre force c’est de ne pas avoir d’auteur star. La star, c’est la marque. Pour nous, c’est comme si on avait un collectif d’auteurs et on essaye d’en former un ou deux nouveaux par an pour toujours avoir assez de personnes qui ont ce savoir-faire-là : faire un titre satirique, tout le monde peut le faire mais développer un article sur la même idée, c’est tout de suite beaucoup plus dur.
IN : pour rebondir sur ce que vous venez de dire, comment avez-vous sélectionné les talents pour incarner ce nouveau JT ? L’équipe à l’écran était-elle déjà présente avant la naissance de ce programme ?
J.T : dans l’écriture du JT, 100% des auteurs concernés travaillaient avec nous avant. Aujourd’hui, nous avons la chance de compter sur des auteurs capables d’écrire autant des one man show que des articles, des sketchs, ce JT et j’en passe…
IN : et ce sont eux qui passent ensuite à l’écran ?
J.T : alors certains auteurs passent effectivement devant la caméra mais je ne dirai pas qui, même sous la contrainte (rire) et les autres sont effectivement des comédiens préalablement auditionnés. Mais en ce qui concerne l’incarnation du programme à proprement parler, on a décidé très tôt, toujours dans cet esprit de « collectif d’auteurs » dont je parlais tout à l’heure, de faire tourner le rôle du présentateur.trice de sorte à ne pas habituer nos spectateurs à un visage unique.
IN : même si, dans le futur, un sujet s’attirait la foudre d’une partie de l’opinion public et/ou médiatique, avez-vous la certitude que M6 + vous soutiendrait coûte que coûte ? Quand on écoute certains humoristes ou présentateurs TV, ce soutien de la chaîne qui vous héberge semble être essentiel pour qu’une émission comme la vôtre dure dans le temps sans sacrifier son impertinence.
J.T : c’est hyper compliqué de se projeter sur cette question-là parce que depuis que je suis arrivé il y a trois ans, et même depuis que le média a été lancé sur Twitter il y a douze ans, le Gorafi n’a jamais connu un seul bad buzz, quelle que soit l’info traitée, de la guerre en Ukraine, en passant par le conflit israélo-palestinien… jusqu’à l’actualité politique avec Éric Ciotti et j’en passe… Même le Figaro, d’ailleurs, aurait pu se plaindre dès la naissance du Gorafi du fait que l’on s’est inspiré de leur nom ou de leur charte graphique… mais rien de tout cela, pour la simple et bonne raison est qu’il y a un savoir-faire derrière. Lorsque l’on tape sur quelqu’un, on n’est jamais méchant mais toujours juste. Exactement comme certaines agences créatives ou de pub avant nous dont le métier est de créer le buzz, notre mission est de faire parler de nous par un traitement satirique de l’info.
IN : dès 2014, le Gorafi publiait un premier livre qui revenait, dans le temps long, sur les meilleures vannes de l’année écoulée. Plusieurs ouvrages sont sortis depuis… Peut-on dire que c’est une volonté assumée depuis le début de ne pas se laisser enfermer dans la « coquille » des RS ?
J.T : totalement. Aujourd’hui, nous avons une marque, un savoir-faire, un collectif qui ne sont pas du tout enfermés sur un seul réseau social ou sur un site. Il y a des avant-scènes de one man show, maintenant de la télévision, des livres, des events privés… Certes, la marque est née sur le digital mais elle est à présent totalement hybride en s’implantant sur tous les canaux où elle peut être pertinente. On considère d’ailleurs que le format livre est un format particulièrement judicieux pour s’imposer dans le temps.
IN : pour parler du contexte politique explosif des semaines précédentes, on dit souvent que tout cadrage, même humoristique, suppose toujours un brin de subjectivité. Y a-t-il une ligne éditoriale assumée au moment d’aborder une thématique qui déchaîne les passions, ou pensez-vous que ce n’est pas le rôle du Gorafi que de s’en imposer une ?
J.T : on ne sera jamais dans le parti pris et surtout, quand on n’a pas à se prononcer… on ne se prononce pas. On prend la parole uniquement quand on a un intérêt satirique de le faire et avec cette approche, on peut traiter toutes les infos. Sur les législatives, par exemple on a produit des articles, oui, mais toujours sur les personnes et leurs actions, jamais sur les partis et leurs idées…
IN : quels sont les retours que vous avez eus sur les épisodes diffusés jusqu’à présent et quelle est la suite pour le JT à l’approche de la fin de cette première saison ?
J.T : autant du côté de DC Company que de M6, tout le monde est satisfait. Concernant la chaîne, c’était d’autant plus important que ce JT est proposé sur une nouvelle plateforme pour eux, qui est M6+, avec de gros enjeux économiques. Là-dessus, le programme a vocation à durer mais on se pose encore beaucoup de questions sur le format, est-ce qu’on invente de nouveaux formats ou est-ce qu’on reste sur un JT ? Est-ce que la fréquence est suffisante ? Est-ce qu’on ne passerait pas, au moins en partie, sur le linéaire ? C’est un peu ouvert des deux côtés, mais en attendant d’en savoir plus, je dois dire qu’on est très contents de l’exercice et qu’on veut continuer avec M6. La grande question qui va se poser dans les semaines à venir concernera l’adéquation entre la fréquence de diffusion en format JT et uniquement une présence sur la plateforme plutôt que de l’encapsuler sur un programme linéaire.
IN : pour finir en prenant un peu de hauteur : est-ce aussi simple de faire de la satire à la télé qu’à l’écrit quand on traite l’actualité ?
J.T : on a aucune barrière et on n’en aura jamais… c’est même contractualisé (rire).C’est-à-dire qu’on a le droit de ne pas nous mettre à l’écran mais jamais de nous dire de quel sujet ou de quelle marque nous avons le droit de parler dans nos sketchs. On fera toujours comme on a envie de faire et c’est ce qui fait notre force.
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