De la mobilisation des « gilets jaunes » à ces « affaires de Rugy », le travail journalistique a récemment suscité de fortes controverses. Ces polémiques réactivent des interrogations anciennes : chacun peut-il se revendiquer journaliste ou bien cette activité doit-elle être réservée à des professionnels reconnus par leurs pairs ?
Une profession durablement fragilisée
Depuis la fin des années 1980, l’idéal d’autonomie professionnelle a été cependant bousculé par les profondes mutations de l’écosystème médiatique. D’une part, la « libéralisation » de l’audiovisuel a fait entrer les médias dans une ère « d’hyperconcurrence » que le développement du web a singulièrement accentué. La surabondance des contenus a renforcé l’emprise des logiques marchandes dans la fabrique des nouvelles. L’essentiel des médias privés appartiennent désormais à une poignée de groupes dominés par des « capitaines d’industrie » pour qui la détention de tels supports d’information participe autant d’une volonté de maximisation des profits (lorsqu’il est encore possible d’en réaliser…) que d’une démarche d’influence en direction notamment des décideurs politiques. Confrontées aux objectifs de rationalisation des coûts de leurs employeurs, de nombreuses rédactions ont ainsi perdu en capacité d’initiative du fait de la diminution des effectifs, d’un moindre accès au terrain, d’une accélération des flux d’information, d’une précarisation des contrats de travail.
Parallèlement, l’expansion du web et l’émergence des réseaux socionumériques ont contribué à une profonde remise en cause de la coupure entre producteurs et consommateurs d’informations ainsi qu’à un relatif brouillage des frontières entre journalisme et communication. La démultiplication des messages et des images disponibles a battu en brèche le monopole journalistique de la médiation dans l’espace public, s’articulant à une atmosphère de contestation croissante des institutions et des élites.
Remise en question des médias
Ainsi, la défiance vis-à-vis médias, bien qu’inégale selon les supports, s’est accentuée ces dernières années et elle s’accompagne du constat – majoritaire – que les journalistes ne résisteraient ni « aux pressions des partis politiques et du pouvoir », ni « aux pressions de l’argent ». Mettant en évidence la forte diversification des sources d’information et des espaces de débat, la mobilisation des gilets jaunes a exacerbé les dénonciations des principaux médias, accusés d’offrir une lecture biaisée des événements, telles que la minimisation des violences policières, la reprise sans recul des « éléments de langage » du gouvernement ou, au contraire, la trop forte attention accordée au mouvement. Suscitant de nombreux débats et autocritiques au sein même de l’univers journalistique, la crise des gilets jaunes a surtout mis en évidence une très forte polarisation des conceptions mêmes du métier et de ses responsabilités.
Manifestation de La France insoumise contre les ordonnances de la Loi Travail, 2017. À gauche, le jeune militant Taha Bouhafs à qui a été reproché son engagement politique par la suite. Cette réactivation des controverses internes à la profession s’est notamment manifestée suite à la brutale interpellation à Alfortville le 12 juin 2019 de Taha Bouhafs, reporter pour le « pure player » Là-bas si j’y suis non détenteur de la carte de presse et venu couvrir une manifestation de soutien à des travailleurs sans-papiers. Dénoncée par de nombreuses sociétés de rédacteurs, son arrestation a donné lieu à un conflit quant à son statut de journaliste, du fait d’un passé militant et d’engagements politiques non dissimulés.
Certains plus légitimes que d’autres ?
Cette affaire a pu donner à voir deux conceptions antagonistes des pratiques journalistiques légitimes. D’un côté, le refus de reconnaître Taha Bouhafs comme journaliste s’appuie sur un principe de clôture de l’espace professionnel : reposant sur la détention de savoir-faire spécifiques, le journalisme doit avoir pour seule vocation d’informer et d’éclairer sans se mettre au service d’une cause, d’un groupe ou d’une idéologie. De l’autre, Taha Bouhafs et ses défenseurs ont pu faire valoir que celui-ci n’est pas « plus militant qu’un journaliste du Point ou de BFM TV » et qu’en dépit des revendications d’impartialité qui dissimulent souvent un soutien à l’ordre social dominant, aucun contenu ne peut s’affranchir d’un point de vue sur le monde.
Mieux : à la différence de nombre de ses collègues, Taha Bouhafs peut prétendre exercer la mission fondamentale du journalisme, celle d’agir en contre-pouvoir en raison de l’indépendance capitalistique de son média et de sa prétention à rendre visible des scènes et des points de vue que les pouvoirs s’efforcent de dissimuler.
Aller au-delà de la véracité des faits
Sous ce débat se nichent ainsi deux des lectures du rôle démocratique que les journalistes sont supposés endosser. Là où les responsables des principaux médias rejoignent en partie les préoccupations gouvernementales face à la prolifération de fake news, d’autres considèrent au contraire que le journalisme doit reposer sur la nécessité de « prendre aux puissants des informations qu’ils cachent afin de les livrer au peuple » pour reprendre une formule du directeur de Médiapart, Edwy Plenel.
La véracité des faits rapportés ne peut donc suffire à caractériser la valeur ajoutée du journalisme dans ce contexte de démultiplication des voix et des voies d’accès à l’information. Dans quelle mesure ces faits présentent-ils un intérêt public ? Qui les a portés à la connaissance des journalistes et pour quelles raisons ? Quelle place et quelle interprétation leur accorder respectivement ? Ces interrogations ne peuvent être tranchées par un quelconque Conseil de l’ordre car elles présentent un caractère intrinsèquement politique. Pour être sereinement résolues, elles présupposent avant tout que les rédactions disposent d’une réelle autonomie vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques et bénéficient de conditions favorables d’emploi et de travail.
Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation.