Le brand content peut-il devenir de l’authentique journalisme déguisé en pub ? Avec un spot controversé pour la sortie du nouvel épisode du jeu vidéo « Call of Duty », le média Vice innove en cassant les codes essentiels au maintien d’un équilibre entre contenu publicitaire et journalisme…
« C’est un reportage d’information, excepté que c’est aussi une pub ». Avec un ton ubuesque qui n’est pas sa marque de fabrique, Ad Week résume avec une acuité chirurgicale l’ambivalence pernicieuse et polémique du dernier spot de « Call of Duty ». Le brand content est-il en train de devenir schizophrène ? Le Rubicon entre journalisme et publicité a-t-il encore une fois été hypocritement franchi ? INfluencia s’immisce dans un débat qui chez l’Oncle Sam remue le landerneau des médias, de la com et du marketing. Rien que ça…
Comme nous sommes un média et produisons du contenu informatif uniquement, sans ambigüité sémantique, commençons déjà par faire correctement notre boulot avant de peser les pour et contre au trébuchet. Rappel des faits : le jour de la sortie de son nouvel épisode Call of Duty , le jeu vidéo, mondialement connu, met en ligne sur sa chaîne You Tube une bande annonce-reportage intitulée « Superpower for Hire » (voir vidéo en bas de l’article ).
Le titre fait référence à la dystopie de l’univers du jeu – un futur où les sociétés militaires privées règnent en maître – et qui sied parfaitement au profil de ses personnages : des mercenaires louant leurs superpouvoirs aux plus offrants. Mais le problème, car c’en est un, c’est que le contenu de ce spot publicitaire est maquillé à la truelle en reportage d’investigation, sans aucun lien direct avec les protagonistes du jeu vidéo qu’il est censé promouvoir.
Contenu de marque non, contenu sponsorisé oui !
« Dans Call of Duty, l’armée la plus puissante du monde n’est pas un pays mais une société. Cela peut-il vraiment arriver ? Nous avons voulu le savoir », énonce le texte d’introduction du film publicitaire réalisé par Vice, un media intelligent autant dans son éditorial que dans ses opérations pour les annonceurs. Le reportage est long de presque quatre minutes. « Que se passe-t-il quand les mercenaires des sociétés militaires privées arrêtent de prendre des ordres et prennent le pouvoir ? », interroge également une voix off dans un spot qui reprend tous les codes de la bande annonce hollywoodienne pour un documentaire nominé aux Oscars.
Alors oui, le nom du jeu est affiché au début et à la fin de la vidéo et son logo revient plusieurs fois à l’écran. Le label « publicité » est donc indéniable, se défend Vice, placé sur le banc des accusés. « Nous ne faisons pas de brand content mais du contenu sponsorisé par des marques », expliquait le co-fondateur de Vice, Shane Smith en mars dernier dans le quotidien anglais The Guardian et de nouveau dans le New York Times. Bonjour la pirouette sémantique. Si la meilleure des plaidoiries est la pédagogie, le boss du média qui a remis le journalisme gonzo à la mode rate sa défense.
Une pub qui n’est pas présentée comme telle ?
Au final, si on fait fi des mentions et des logos obligatoires mais guère ostentatoires, les lecteurs et les joueurs qui découvrent le spot apprennent entre autres que les Etats-Unis ont dépensé quelque 3 milliards d’euros depuis le 11 septembre en contrats avec des sociétés militaires privées ; et que cette corporation représente 62% des troupes étasuniennes en Afghanistan. Le film donne également la parole à des pontes comme Erik Prince, fondateur du mastodonte Blackwater, premier bénéficiaire de la sous-traitance militaire privée décidée par le Pentagone ; David Sanger, correspondant en chef du New York Times à Washington ; ou bien encore P.W Singer du think-tank Brookings Institution. En donnant ouvertement la parole à un des soldats de ces sociétés militaires privées, Vice dépasse clairement la ligne rouge qui sert de frontière entre la pub de contenu de marque et le journalisme.
Venons-en donc aux nœuds du problème. Primo, le risque de ce qui ressemble à un conflit d’intérêts : en avouant que « Superpower for Hire » est un avant goût d’un reportage d’investigation diffusé sur sa nouvelle plate-forme Vice News et son média online, Vice confirme que cette publicité sert également à promouvoir son propre contenu d’information. Donc une publicité est insérée dans l’éditorial et présentée comme un article sachant qu’en toile de fond c’est un reportage qui a été créé pour la promotion d’un produit. Alors c’est quoi ? Du native Advertising ? Du brand content ? Les deux mon commandant ? L’identification d’une publicité de ce type devient de plus en plus compliqué à faire…
Vice n’en est pas à son coup d’essai
Secundo, contacté par Jack Newsham du site de l’institut de journalisme Poynter, David Sanger, du NY Times confie avoir été appelé par Vice pour intervenir dans un documentaire, pas dans une publicité. P.W Singer assure lui à notre confrère de Poynter, qu’il savait que la vidéo était une collaboration avec Call of Duty, sans en dire plus. Si ce contenu de marque était clairement estampillé comme tel dès sa préparation, pourquoi autant de flous ? INfluencia a contacté Vice pour avoir ses explications, sans réponse…
Dans les documents juridiques signés par les intervenants, et que Poynter s’est procurés, Vice et Activision stipulent bien que les enregistrements peuvent être utilisés à des fins publicitaires et marketing. Le porte-parole de Vice assure lui qu’aucun des experts interviewés n’a été payé, comme cela était bien précisé dans les documents contractuels cités par Poynter. Certes, mais le débat n’est pas franchement là ! Il porte sur la mise en scène et la présentation d’un spot publicitaire qui pourrait poser les bases d’un nouveau type de brand content, le journalisme dry : ça ressemble à du journalisme, ça a le goût du journalisme mais ça n’en est pas. Normal, c’est de la pub !
Avant cette dernière incartade aux cadres du contenu de marque, Vice avait déjà été attaqué plusieurs fois par le site américain Gawker, pour les mêmes raisons. En réponse, le média a toujours précisé que son agence de pub interne, Virtue, était indépendante de Vice Media, producteur de contenu. Nous serons tentés de dire, encore heureux !
Le journalisme sponsorisé, le brand content de demain ?
Avec ce spot, Vice innove encore une fois et risque bien d’être avant-gardiste. Doit-on s’en réjouir ? Ce brand content là n’est-il pas les prémices d’une fusion malsaine entre pub et journalisme ?
Car finalement, le propos n’est pas d’accuser le travail d’enquête et d’investigation du brand content : il doit évidemment éveiller et la qualité de l’info n’est pas l’apanage du journalisme. Ce qui l’est en revanche, c’est l’indépendance et la confiance qu’elle suscite chez celles et ceux qu’il informe. Etre ambigu sur la nature même de son contenu, c’est entretenir le doute sur sa finalité.
Pourquoi alors ne pas parler de journalisme sponsorisé et assumer la qualité de son travail informatif sans confondre les genres ? Si le sponsor assume le risque de financer un contenu qu’il ne contrôle pas, en espérant que le consommateur lui saura gré de cette liberté, ce qui sur le papier est un oxymore pourrait bien être le contenu de marque de demain. Mais ne pas oublier que sans journalisme indépendant affranchi des annonceurs, pas de démocratie… Donc attention au vice…
Benjamin Adler / @BenjaminAdlerLA