INfluencia : lors du colloque « Démocratie, information et publicité« , organisé fin avril 2024, de nombreux intervenants ont souligné le moment de gravité que traverse actuellement la presse d’information. Est-ce aussi votre sentiment ?
Jean-Pierre de Kerraoul : nous sommes même à un moment clé sur la manière dont l’information contribue à la démocratie. Les mégaplateformes, dont l’information n’est clairement pas le but premier, ont atteint une puissance économique et financière jamais connue dans l’histoire de la presse et même dans l’histoire de l’économie. Ces puissances considérables impactent aujourd’hui directement l’information. L’enjeu est de savoir si les trois moments qui structurent l’information telle que nous l’entendons jusqu’à présent – la recherche des faits, leur sélection et leur mise en perspective, leur diffusion – vont rester possibles dans des conditions de liberté et de pluralité. Si les éditeurs de presse locaux, nationaux ou multinationaux, quel que soit le support papier et/ou numérique, auront toujours la possibilité de proposer une information indépendante, construite de manière professionnelle, accessible à tous pour éclairer les citoyens et les consommateurs sur leurs choix politiques et économiques, et contribuant au fonctionnement d’une vie sociale. Il n’est pas du tout sûr que ce soit le cas et il est plutôt probable que ce ne le soit pas. Cela dépendra de notre capacité à construire collectivement des lignes de défense et de rééquilibre. La notion de collectif va être totalement centrale pour la presse en France, en Europe et dans le monde. Il y a urgence, car c’est dans les cinq ans qui viennent que cela va se jouer.
Les mégaplateformes, dont l’information n’est clairement pas le but premier, ont atteint une puissance économique et financière jamais connue dans l’histoire de l’économie, qui impactent aujourd’hui directement l’information
IN : qu’est-ce qui vous fait craindre que l’on n’arrive probablement pas à garder les conditions de liberté et de pluralité que l’on connaît aujourd’hui ?
J.P. de K. : le déséquilibre de puissance entre les géants du web et les professionnels de l’information est tel qu’il faudra à la fois énormément de volonté collective de la part des éditeurs, toutes catégories confondues, pour présenter un front uni et un plein soutien politique au niveau européen et de chacun des États. Nous avons déjà fait l’expérience de ce déséquilibre sur le droit voisin puisqu’il a fallu plusieurs années de combat pour arriver à un minimum de rémunération, plus important par le symbole que par le montant. Et pour l’instant, certains acteurs ne le paient pas encore. Nous allons engager des actions contre Microsoft et X pour les amener à ce qui a été obtenu de Google et Meta. Ce qui a commencé à se passer sur l’intelligence artificielle (IA) ne rend pas optimiste. Le président de la République et le gouvernement expliquaient que les éditeurs de presse étaient des empêcheurs de développer en rond parce que nous demandions le respect du droit d’auteur et exigions de la transparence, ce qui allait freiner le développement des pépites françaises de l’IA. En tant qu’éditeurs de presse français, nous souhaitons bien sûr que des entreprises françaises soient capables de développer des modèles alternatifs à ceux des grands acteurs de l’IA américains ou chinois. Des déclarations de Bruno Le Maire et de Rachida Dati (ministres de l’Économie et de la Culture qui se sont exprimés au printemps, ndlr) permettent de tempérer un peu ce pessimisme. En disant qu’ils étaient attachés au droit d’auteur, ils ont indiqué à leur façon qu’il ne fallait pas sacrifier la création et la qualité de l’information sur l’autel de la technologie censée les servir.
IN : la modernité du moment est fortement teintée d’IA…
J.P. de K. : avec l’IA, les menaces pour la presse sont encore plus lourdes, existentielles même. Il ne s’agit plus d’une mise en ligne de nos contenus sans contrepartie financière, mais d’utiliser nos contenus pour créer des contenus concurrents des nôtres. Qui seront de très bonne qualité, et pour cause, puisqu’ils seront la synthèse de plusieurs contenus de presse ! Nous sommes donc sur ce terrain aussi dans une période clé pour inverser le rapport de force. Sur ce dossier décisif pour tous, nous essayons de construire une solidarité au sein de l’ensemble de la profession pour être en mesure de négocier avec les plateformes les conditions dans lesquelles nous pourrions les autoriser à extraire des informations de nos contenus pour développer leurs modèles. Et nous prenons nous-mêmes l’initiative avec le projet Spinoza (un outil d’IA destiné aux journalistes porté par Reporters sans frontières et l’Alliance de la presse d’information générale, ndlr).
Avec l’IA, les menaces pour la presse sont existentielles. Il ne s’agit plus d’une mise en ligne de nos contenus sans contrepartie financière, mais d’utiliser nos contenus pour créer des contenus concurrents des nôtres
IN : la presse hebdomadaire régionale (PHR) est un marché publicitaire réduit mais plutôt dynamique. La taille du marché ajoute-t-elle à la difficulté ?
J.P. de K. : ce marché de la PHR est un petit marché à l’échelle des grands annonceurs dont les investissements publicitaires se font principalement sur le numérique, selon des choix éclairés par leurs agences médias mais aussi les algorithmes et les enchères. Beaucoup d’investissements sont ainsi décidés au niveau national, européen, voire mondial. Pour investir en PHR, les agences médias doivent accepter de regarder la carte et de voir qu’il existe au niveau local un réseau d’hebdomadaires qui représente une audience considérable, dans des environnements éditoriaux de qualité et avec un fort potentiel. Sur le print, les offres communes commercialisées par notre régie Espace PHR fonctionnent bien depuis des années et permettent aux annonceurs, notamment les marques à réseau, d’exercer par exemple des surpressions départementalisées avec la finesse géographique dont ils ont besoin. Nous essayons de faire la même chose sur le web, mais il nous faut mutualiser les offres digitales d’éditeurs de dimensions différentes. Développer le marché suppose des efforts des deux côtés. De la part des agences et des annonceurs pour valoriser le qualitatif et le ciblage alors qu’il y a de moins en moins de « temps de cerveau disponible » d’experts médias dans les agences. Et du côté des éditeurs, pour simplifier et mutualiser nos offres comme nos outils de mesure d’audience. On ne peut pas toujours dire que c’est de la faute des autres.
IN : votre groupe, Sogemedia, a investi il y a sept ans dans un système d’impression numérique. Avec quels résultats ?
J.P. de K. : le numérique offre un niveau de ciblage remarquable, géographique et thématique, que nous utilisons dans les territoires où nos hebdomadaires sont présents. Les marques à réseau – banques, concessionnaires automobiles… – ont souvent l’interdiction de diffuser leur publicité sur la zone d’un autre opérateur de la même enseigne. Nous leur proposons donc de diffuser leur publicité uniquement dans la zone de chalandise adaptée ou sur une liste Insee de communes. Ces annonceurs sont très satisfaits de ce ciblage géographique presque parfait, qui intéresse aussi le petit commerce local, dont les zones de chalandise se limitent à quelques centaines ou milliers de foyers. Ces petits clients avaient complètement disparu de nos portefeuilles parce que le retour sur investissement était trop faible. Avec l’impression numérique, on peut les faire revenir, mais cela suppose de former des équipes commerciales à de nouveaux modes de commercialisation.
IN : Lesquels ?
J.P. de K. : dans nos territoires, nos équipes étaient habituées à vendre de l’espace et non du conseil. Quand on leur demande de cesser de vendre aux annonceurs 100 % de la diffusion du journal mais seulement la diffusion dont ils ont besoin, leur première réaction est de craindre pour leur commission ! Il faut donc expliquer qu’ils vont par exemple vendre cinq insertions ciblées au lieu d’une et pour un même prix grâce au numérique. À budget constant, l’annonceur obtient une répétition très supérieure et un retour sur investissement intéressant. Mais pour proposer cette offre, le commercial doit enquêter sur le besoin spécifique de l’annonceur et imaginer le plan dont il aura besoin. Il devient une petite agence média au niveau local, un vrai conseiller en communication et plus un vendeur d’espace. Cette mutation des équipes commerciales n’est pas toujours facile, mais elle donne des résultats et permet d’associer efficacement support papier et support digital, grâce à l’outil d’impression numérique.
Le petit commerce local avait complètement disparu de nos portefeuilles parce que le retour sur investissement était trop faible. Avec l’impression numérique, on peut les faire revenir, mais cela suppose de former des équipes commerciales à de nouveaux modes de commercialisation
IN : vous êtes très actif au niveau européen sur les dossiers qui concernent la presse. Les craintes que vous évoquiez sur la pérennité de l’information en France se retrouvent-elles au niveau européen, y compris sur des marchés publicitaires moins régulés ?
J.P. de K. : l’inquiétude est partagée par tous nos confrères européens. A cause du prélèvement considérable des géants du Net sur un marché très peu régulé, bien sûr, mais aussi du fait de l’attitude de trop de gouvernements. Le souhait du gouvernement français de déplafonner les recettes publicitaires de France Télévisions et de Radio France est d’ailleurs surréaliste ! D’un côté, on fait des États généraux de l’information pour essayer d’améliorer la qualité de l’information des Français et le pluralisme, de lutter contre les fake news…, autant d’objectifs qu’on ne peut qu’approuver. De l’autre, on veut prendre des ressources au secteur privé de la presse, de la télévision et de la radio. Les dépenses des annonceurs ne vont pas augmenter soudainement de 15 ou 20 % sur décision du gouvernement ! La seule augmentation des dotations au service public en 2024 – 200 millions d’euros – est supérieure à l’ensemble des aides directes à la presse. Les autorités politiques doivent nous aider à résister à la pression des plateformes mondiales et éviter de ponctionner des ressources qui nous sont indispensables pour vivre. Si on veut vraiment défendre le pluralisme, il faut défendre l’économie des entreprises de presse. Sans marché, il n’y a pas de liberté de la presse ni de pluralisme. Si le privé disparaît, il n’y aura plus que des médias de service public. Est-ce souhaitable ?
Si l’assèchement du marché publicitaire se poursuit, dans le meilleur des cas il n’y aura plus de presse d’opinion. La presse indépendante deviendra le privilège d’une petite partie de la population qui aura culturellement envie d’une information pluraliste, et financièrement les moyens de l’acheter
IN : quelles seraient les principales conséquences pour le public ?
J.P. de K. : le pluralisme implique qu’existe de la presse avec des engagements éditoriaux, ce que ne peut proposer en principe le service public. Si l’assèchement du marché publicitaire se poursuit, dans le meilleur des cas il n’y aura plus de presse d’opinion et la presse indépendante deviendra le privilège d’une petite partie de la population qui aura culturellement envie d’une information pluraliste et financièrement les moyens de l’acheter. La plupart de nos concitoyens ne seront informés que par les réseaux sociaux. C’est ce péril qui menace nos démocraties et qui motive notre engagement.
IN : la presse française se bat souvent en ordre dispersé. L’urgence du moment est-elle de nature à créer ce collectif que vous appelez de vos vœux ?
J.P. de K. : la solidarité n’est pas dans la tradition de la presse française mais elle se construit. Ce qui est difficile, c’est la priorité donnée au court terme sur le moyen terme qu’impose la situation financière des éditeurs. Mais la solidarité peut apporter une solution efficace, à l’image de ce qui s’est passé en Pologne en 2021. Le gouvernement d’alors, contrôlé par le parti Droit et Justice (PiS), avait décidé d’imposer une taxe de 15 % sur toutes les ressources publicitaires des médias. Toute la presse indépendante aurait probablement disparu. L’ensemble des médias polonais écrits, radios et télévisions, se sont mobilisés avec une détermination et une unité exemplaires, obligeant le gouvernement à reculer. C’est la preuve qu’avec une détermination collective, il y a une chance de sauvegarder l’information. J’observe quand même une prise de conscience de la part des éditeurs français, y compris parmi les plus importants en région, sur le caractère absolument indispensable de cette solidarité. Avec elle, nous ne serons pas sûrs de gagner, sans elle nous serions certains de disparaître.