INfluencia : Votre coup de cœur ?
Jean-Luc Bravi : L’exposition Bill Viola « Sculptor of time » qui a lieu actuellement au Musée de La Boverie de Liège (ndlr jusqu’au 28 avril) est une claque. C’est éblouissant, les œuvres de ce pionnier de l’art vidéo sont à la fois grandioses et intimes. L’artiste nous fait prendre conscience de notre propre fin, indissociable de notre condition humaine. J’aime particulièrement une œuvre avec des gens qui marchent vers nous, qui sont un peu dans le flou et tout à coup il y a un rideau d’eau et ils apparaissent en couleur. C’est incroyable, c’est comme s’ils revenaient de l’au-delà. La deuxième œuvre exposée, une mère avec ses deux enfants est extrêmement bouleversante.
Mais j’aurais pu rajouter l’exposition de Mr, l’artiste japonais, fils spirituel de Takashi Murakami, dont les personnages kawaii ultra colorés inspirés de la culture manga et du pop art dénoncent la surconsommation. Son exposition à la Galerie Perrotin de Paris vient de s’achever.
Avec l’AI dans le débat de l’élection américaine nous allons atteindre un degré de tromperie et d’imposture qui va perturber l’humanité
IN. : Votre coup de colère ?
J-L.B. : Il est malheureusement trop souvent sur cette planète, contre globalement tous les gens qui au nom d’une éducation, d’une histoire, d’une religion, d’un business se comportent mal avec les autres.
J’ai une colère récurrente contre Donald Trump, qui a officialisé le mensonge comme arme politique et a déculpabilisé tous les cinglés de la planète qui entrent en politique et se mettent à mentir à un niveau jamais atteint. Tous les coups sont permis et plus c’est gros, plus ça passe. Avec l’AI qui va entrer dans le débat de l’élection américaine nous allons atteindre un degré de tromperie et d’imposture qui va perturber l’humanité.
« Deux abandons en deux Grands Prix, je ne vois pas ce qui peut m’arriver de pire », m’avait dit Ayrton Senna. 6 jours plus tard, il mourait en course.
IN. : La personne ou l’événement qui vous le plus marqué dans votre vie
J-L.B. : J’assistais au lancement de l’Audi A8 dans un gros show privé avec tous les directeurs et importateurs de la marque sur le tarmac d’un gigantesque hangar de l’aéroport de Munich. Et là, surprise ! Ayrton Senna est là, avec son petit costume et sa cravate qui ne lui vont pas du tout. Il va nous annoncer qu’il devient l’importateur exclusif d’Audi pour tout le marché Amérique du Sud. J’aurais aimé lui dire mon admiration pour son pilotage et sa façon de faire claquer des temps aux essais, mais trop de monde, trop de journalistes, il est inabordable. En plus je n’ai pas envie de l’importuner, j’oublie, j’ai des clients avec moi et des discours à écouter.
Six heures plus tard, ne restant pas pour les festivités, j’attends un taxi de l’organisation qui va m’amener au terminal et là… qui est assis à côté de moi à l’arrière d’une Audi RS2, mon Ayrton pour moi tout seul, sur un trajet très court de moins d’une minute. Il venait de quitter l’écurie McLaren avec laquelle il avait tout gagné et il galérait chez Williams avec deux abandons lors de deux Grands Prix (ndlr : Brésil et Pacifique). Il partait sur un vol privé rejoindre le circuit d’Imola. Je lui souhaite bonne chance pour le Grand Prix de Saint-Marin et je n’oublierai jamais ses mots : « deux abandons en deux Grands Prix, je ne vois pas ce qui peut m’arriver de pire ». On était le lundi 25 avril 1994, 6 jours plus tard, le 1er mai, il mourait en course…
Je ne faisais pas partie de ce monde, de cet entre-soi
IN. : si c’était à refaire ?
J-L.B. : je n’aurais plus peur de l’entregent parisien. Il y a une chose dont j’ai en effet souffert, lorsque j’ai débarqué de mon Languedoc à Paris, c’est cette habileté à se comporter d’une certaine façon dans les dîners mondains et à lier d’utiles relations. Je ne faisais pas partie de ce monde, de cet entre-soi et comme je démarrais dans le métier, je m’en faisais une montagne car à cette époque de nombreux directeurs de la communication gravitaient dans ces sphères.
Le rugby avec l’équipe de France de la Pub que j’ai rapidement intégrée grâce à son président Jean-Pierre Audour (ndlr : vice-président du Groupe Havas Advertising chargé de l’international, qui avait créé France Rugby Pub en 1982) m’a beaucoup aidé et décomplexé en me montrant que ce n’était pas le métier, juste une apparence pour des personnes pas au niveau qui cherchaient à faire illusion. Jean-Pierre m’a appris à les repérer et les neutraliser.
Je suis le seul non-créatif à la maison, je me fais régulièrement chambrer
IN. : Votre plus grande réussite (en dehors de la famille et du boulot)
J-L.B. Franchement je refuse de dire autre chose que ma famille, mon épouse Soledad et mes deux filles Margot et Lili. Et puis aujourd’hui, c’est la Journée internationale de la femme (ndlr : interview réalisée le 8 mars). Elles sont mon équipe intime avec laquelle je peux tout partager et sont pour beaucoup dans ma réussite et celle de DDB. Elles ont participé à toutes les compétitions, elles ont pleuré avec moi les pertes de clients, elles ont poussé des cris de joie lors des victoires. Elles connaissent toutes les campagnes et tellement de personnes de l’agence. Elles sont mon équilibre de vie dans les bons et les mauvais moments. Les bons en me faisant redescendre sur terre et les mauvais en me redonnant le moral pour repartir. Elles m’impressionnent tous les jours, elles sont beaucoup plus talentueuses que moi, toutes les trois ont fait des études sur différents arts (Penninghen et Parsons School of Design de New York) et chacune d’elles mène une brillante carrière artistique. Je suis le seul non-créatif à la maison, je me fais régulièrement chambrer.
Mais comme je vois que vous me faites les gros yeux, car je n’ai pas respecté vos consignes, je vais vous raconter une histoire. J’ai une maison au pays basque dont le terrain était envahi par des taupes. Enfin, je ne sais pas si elles étaient 3 ou 20 mais il y avait des monticules de terre partout. J’avais tout essayé pour m’en débarrasser, je suis allé voir le jardinier d’un terrain de golf voisin qui m’explique qu’il met un crochet avec une espèce de nœud dans les galeries et que les taupes s’étranglent. Je ne me voyais pas faire cela, alors j’ai acheté plein de bouquins, regardé plein de vidéos, écumé les grandes surfaces. J’ai essayé d’enfumer les taupes. J’ai mis un parfum spécial, j’ai pensé à mettre de l’eau dans les canalisations et les noyer… C’était une vraie obsession. Et j’ai enfin trouvé chez un petit revendeur basque un système de capteur. Quand les taupes passent, il y a un pétard qui fait un bruit terrible. Et ça a marché ! Soit elles sont mortes, soit elles sont parties dans le champ d’à côté. Les taupes sont certainement des animaux très intelligents et elles se sont dit « faisons nos bagages et allons voir chez le voisin » car j’ai remarqué que des bosses avaient en effet surgi dans son champ (rires)… Dès que je reviens, ma première attitude est quand même de regarder si elles ne sont pas revenues.
IN. : Votre plus grand échec
J-L.B. : Comme tout le monde, j’ai plein de petits échecs. Professionnellement, après 35 ans de métier je suis toujours plus affecté par une perte de clients ou une non-victoire que par la joie que me procure le gain d’une nouvelle marque. Lorsque l’on perd je traîne mon mal-être dans l’agence pendant des semaines et si l’on gagne c’est normal. D’ailleurs les gens de l’agence s’en plaignent, on célèbre rarement les victoires chez DDB….
Mais je vais vous dire quel est vraiment mon plus grand échec personnel : ne pas avoir joué en première division au rugby. J’étais loin du niveau pour jouer au Racing Club Narbonnais. Mon plus haut niveau restera quelques matchs en D2 au SCUF, mais j’étais souvent remplaçant – aujourd’hui on dirait « Impact-Player », ce qui est plus valorisant –
Je me faisais tout petit et j’avais mal au ventre comme si, moi aussi, j’allais jouer !
IN. : Les convives avec lesquels vous avez aimé partager un dîner?
J-L.B. : Mon père a été Président du Racing Club Narbonnais, lorsqu’il était en première division, entraîné par Pierre Berbizier. Je rejoignais souvent l’équipe quand elle se déplaçait à l’extérieur, à Bourgoin, à Bayonne, à Biarritz ou à Paris au Stade Français de Max Guazzini. Dans ces moments délicats d’un match chez l’adversaire, en terrain hostile, les joueurs se resserrent, se soudent encore plus. Et j’avoue avoir adoré ces moments lors du repas d’avant match à l’hôtel, où je voyais ce collectif de colosses de toutes nationalités (Argentins, Fidjiens, Australiens, Nouveaux-Zélandais, Sud-Africains, Écossais, Géorgiens, et bien sûr Français) tous silencieux, concentrés, inquiets du match qui arrivait dans quelques heures. A la fin du repas, Pierre prononçait toujours un discours très calme, souvent sur la solidarité et l’engagement du collectif, loin de la caricature du remontage de pendules de certains. Il y avait toujours un ballon et le discours finissait par une nième répétition des combinaisons dans la salle du restaurant. C’était magique. Je me faisais tout petit et j’avais mal au ventre comme si, moi aussi, j’allais jouer !
« Louis XIV est à la réception ». « Faites le monter immédiatement … On ne fait pas attendre le Roi »
IN. : la chose plus inavouable que vous ayez faite
J-L.B : Inavouable et folle… En 1994, lorsqu’avec Bertrand Suchet nous avons lancé notre agence nous l’avons appelée LOUIS XIV. L’économie française n’allait pas bien. Si on avait écouté l’air du temps, on l‘aurait appelé Morositas. Là, on a eu envie de dire m… à la crise. C’est Soledad mon épouse qui a trouvé le nom, conçu le design très chic du logo et notre identité, franchement cela avait beaucoup d’allure. Nous avons rationalisé ce nom, sous l’angle « création premium », « trace laissée importante », « le siècle des lumières », « le roi-soleil » avec Versailles comme exemple majeur, mais la vérité est tout autre. C’était une époque où les publicitaires avaient des egos surdimensionnés, d’où cette surenchère de notre part. Vous n’imaginez pas la complicité immédiate avec les personnes de l’accueil des sociétés visitées lors de nos rendez-vous. Leurs visages s’éclairaient lorsque nous leur donnions le nom de l’agence. Elles s’empressaient d’appeler la personne :
« Louis XIV est à la réception ». Nous imaginions la réponse : « Faites le monter immédiatement ». « Oui mais Havas était là avant ». « Eh bien qu’ils attendent, on ne fait pas attendre le Roi ». Nous avons croisé Maurice Lévy lors d’une compétition, mais tout Maurice Lévy qu’il était, il n’était rien à côté de Louis XIV… (rires)
Tous les 4/5 ans je relis les 7 tomes des Rois Maudits
IN. : Qu’emmèneriez-vous sur une île déserte ?
J-L.B. : D’abord, il faudrait que l’île ait des montagnes. Je prendrais mon vélo carbone spécial montagne avec les roues adaptées pour monter des côtes parce que j’adore cela. Je passe mes étés au pays basque à franchir des cols. Je n’aurais besoin de personne. Quand on fait du vélo comme cela et qu’on monte des cols, cela peut durer une heure, une heure et demi, deux heures, il y a des paysages merveilleux, des odeurs extraordinaires et on fait beaucoup de méditation, l’esprit s’évade vraiment. Cela m’a certainement permis d’avoir une carrière assez longue. Ce rendez-vous avec soi permet d’éviter la douleur car j’ai beau avoir l’habitude d’en faire depuis des années et de bien connaître ma résistance, c’est quand même un sacré effort….
Et le soir je relirais les Rois Maudits (de Maurice Druon). Tous les 4/5 ans je relis les 7 tomes. J’adore. Je frissonne au démarrage, lorsque Jacques de Molay maudit toute la famille des Capétiens : « Pape Clément !… Chevalier Guillaume !… Roi Philippe !… Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste jugement ! Maudits ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! »
* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’« À la recherche du temps perdu »
En savoir plus
L’actualité de Jean-Luc Bravi
Président depuis 2001 de l’agence DDB Paris, il a récemment passé les rênes à Paul Ducré et Alexander Kalchev, et est devenu président du groupe DDB France (DDB Paris, Score DDB, Romance, Tribal)