« Le jeu de la mort », l’émission diffusée sur France 2 à propos d’une expérience télévisuelle très particulière ne pose pas la question des limites de la télévision ou des media mais provoque un questionnement sur le concept d’influence dans notre civilisation digitale.
Le faux jeu télévisé imaginé par France 2 est intéressant à plus d’un titre, et a le mérite d’être un pari audacieux. Mais il ne fera changer personne d’avis sur le fait que la télé va parfois trop loin. Il suffit d’écouter attentivement les débats enflammés à chaque nouveau concept de téléréalité ou ceux en cours aux Etats-Unis sur la nouvelle saison de la série « Spartacus » qui fait scandale pour son côté limite porno (et qui serait impossible à diffuser en France selon certains observateurs). Les media, et en particulier la télévision, ne cessent de flirter avec les limites. Et après tout n’est-ce pas ce que demande le public ? La télévision est proche des jeux du cirque. On le savait. Mais au-delà de ce débat qui tient de la philosophie de comptoir, l’émission permet de se reposer la question de l’influence, et il s’agit certainement là d’un débat d’avenir..
L’émission animée par Tania Young est inspirée assez librement des travaux de Stanley Milgram, menés dans les années 60. Le célèbre chercheur américain n’émettait pas – comme on a parfois pu le présenter – une théorie sur la cruauté et les limites de l’être humain mais bien sur les ressorts de l’influence lorsqu’elle est « conditionnée » par une autorité (l’expérience de Milgram, assez proche de celle du « Jeu de la Mort », se faisait avec des « médecins » poussant les cobayes à infliger des décharges électriques à d’autres personnes). Elle démontrait ainsi la formidable puissance que peut exercer une autorité sur un sujet donné. Sur France 2, Tania Young n’était pas en blouse blanche, mais elle représentait la télévision, et le public participant était certainement une autre « autorité » influente sur les candidats. Mais au-delà, la question n’est donc encore une fois pas de savoir si la télé se situe du côté du « bien » ou du « mal » (lire un autre article sur le sujet ici) mais bien de comprendre en quoi le processus d’influence est un débat qu’il faut mener dans nos sociétés occidentales impactées par la révolution digitale.
L’influence est souvent celle d’un groupe. A l’heure de la domination des réseaux sociaux, la question de l’influence digitale se pose donc de manière évidente, d’autant plus qu’il s’agit d’un mot très fréquemment employé ces dernières années : bloggers influents, agents d’influence, influenceurs,… Rapprochons ce débat d’une recherche fondamentale menée sur le conformisme par un autre chercheur (Solomon Asch) qui entreprit de très fameux travaux en 1956 permettant de mettre en évidence l’influence du groupe sur l’individu, celui-ci étant par exemple incité à donner des réponses erronées à un exercice de logique alors que la réponse est sous ses yeux. Asch a développé la conclusion que face à un groupe, l’être humain subit un stress irrésistible à l’idée de se retrouver seul face à une unanimité contre lui.
Il serait passionnant de comprendre comment se construit le processus d’influence en action sur des réseaux sociaux comme facebook et Twitter et de déterminer les tenants et aboutissants de la nouvelle fabrique de l’infuence. Un débat dans lequel l’apport des scientifiques John French et Bertram Raven est passionnant. Les deux chercheurs ont élaboré en 1959 un modèle du pouvoir distinguant 5 modalités d’emprise d’une source sur son sujet : l’identification par rapport à la source, sa légitimité sociale, son pouvoir d’expertise, le pouvoir de récompense et le pouvoir de coercition, avec la capacité qu’a la source de punir le relais. Facebook joue sur certains de ces points, notamment sur la récompense sociale (avec la valorisation statutaire associée au partage d’un contenu), tandis que Twitter utilise d’autres plans, entre autres le pouvoir d’expertise des sources. La coercition n’est pas encore apparue mais pourrait bien émerger un jour.
Tania Young n’est pas Milgram, et la télévision n’est pas le web. Espérons que des chercheurs travaillent sur ce sujet prochainement, car l’influence a de l’avenir.
Thomas Jamet – Head of Entertainment & brand(ed) content, Vivaki (Publicis Groupe)
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