17 janvier 2017

Temps de lecture : 5 min

Indépendant, créatif et politique : l’ère du « travail sensationnel »

Les crises économiques et sociales qui fragilisent nos modèles de société sont en même temps le terreau sur lequel émerge un nouveau mode de travail privilégiant l’autonomie, la créativité et l’engagement.

Les crises économiques et sociales qui fragilisent nos modèles de société sont en même temps le terreau sur lequel émerge un nouveau mode de travail privilégiant l’autonomie, la créativité et l’engagement.

La lente agonie du travail rationnel. C’est un lieu commun de dire que le travail au XXe siècle a été principalement marqué par le taylorisme et la bureaucratisation, conduisant à définir le travail comme une activité rationnelle et standardisée. Cela était particulièrement visible chez les ouvriers et les employés dans les usines et les administrations contraintes de suivre des procédures formelles pour réaliser leurs tâches. La plupart des outils de management dont nous héritons s’inscrivent dans cette logique d’organisation mécanique du travail, selon laquelle les processus de fabrication et la répartition des rôles pourraient être définis et anticipés. Tout écart à la norme étant alors considéré comme une faute.

Malgré une présence encore forte de cette idéologie dans les entreprises, nous assistons sans doute à sa lente agonie. Quatre arguments peuvent être avancés pour soutenir cette idée. Premièrement, l’accélération du rythme des innovations a conduit à reconfigurer les entreprises autour de projets plutôt qu’autour de la production et des fonctions supports (ressources humaines, comptabilité, etc.). On appelle cela l’organisation transversale ou par projets. Deuxièmement, la mondialisation a entraîné la délocalisation ou l’abandon de certaines activités de production de masse et répétitive, entraînant de fait un recentrage des équipes locales sur les activités d’ innovation.

Troisièmement, l’usage des technologies de l’information a permis de déléguer à la machine des tâches d’exécution ou de les rendre simplement plus rapides. Si l’on en croit les récentes études sur la robotisation, ce phénomène devrait s’accélérer dans les années à venir. Le robot Kiva d’Amazon, qui remplace les magasiniers dans les entrepôts, est un bon exemple de cette disparition progressive des tâches rationnelles.

Enfin, à ces évolutions organisationnelles et technologiques, il faut ajouter des évolutions sociales. L’accès aux études supérieures pour 42 % des classes d’âge (source : Insee, chiffre de la cohorte 2009) a entraîné une forte attractivité pour les activités offrant autonomie et indépendance. Cet engouement s’est d’ailleurs paradoxalement renforcé avec les crises successives et la montée du chômage chez les jeunes. Les incertitudes concernant la sécurité de l’emploi ont conduit les jeunes générations à repenser leur place dans la société en faisant d’eux-mêmes leur premier employeur. Cela explique peut-être le fait que 50 % des Français de 18-24 ans aimeraient créer leur propre entreprise (source : Viavoice, étude réalisée en mars 2015).

L’ère du travail sensationnel

C’est donc sur les crises du travail rationnel qu’émerge le travail sensationnel. Étant donné que le contrat moral a été rompu avec l’entreprise, il ne reste qu’à reconstruire une nouvelle forme de travail plus autonome, créative et engagée. Concernant l’autonomie, nous savons depuis longtemps qu’elle est une dimension clef de la satisfaction au travail. Le psychologue et professeur de management Frederick Herzberg a montré dès les années 50 que l’autonomie, la responsabilité et la réalisation de soi sont au cœur de la satisfaction au travail. Cela est encore pertinent aujourd’hui et pris en considération par certaines entreprises.

C’est le cas de EY qui vient de dévoiler sa nouvelle campagne de communication interne sur le flexible working, voulant ainsi transformer ses collaborateurs en « entrepreneur de leur temps de travail » et en leur permettant de travailler où il le souhaite. Le secteur du high-tech offre également de nombreux exemples d’autonomisation du travail. En recrutant massivement des personnes talentueuses, mais toujours prêtes à partir à la concurrence ou à créer leur startup, des entreprises comme Google se doivent de tester de nouvelles façons de travailler. Par exemple, en valorisant l’échec, Astro Teller, responsable du laboratoire Google X, encourage son équipe à prendre des initiatives, expérimenter, et faire preuve de créativité. La vertu de l’autonomie est donc qu’elle s’accompagne souvent avec la créativité, autre tendance au cœur des transformations du travail.

À l’autonomie et la créativité, il faut ajouter une troisième évolution significative du travail : la dimension politique. Malgré les incertitudes du marché de l’emploi, les actifs sont de plus en plus nombreux à vouloir exercer une activité professionnelle socialement responsable. 89 % des jeunes souhaitent ainsi travailler sur des projets qui ont un impact sur la société (source : « The Evolution of Work », ADP Research Institute).

Cela signifie que l’ère du travail sensationnel est également politique. Par politique, il faut comprendre l’envie des actifs à s’impliquer dans la société à travers leur activité professionnelle. C’est aussi la part de rêve vendu par de nombreuses entreprises qui offrent à leurs collaborateurs la promesse de participer à la construction d’un monde meilleur. On peut citer ici encore, le cas de Google X, qui avec le concept de moonshot thinking, communique sur le fait que l’objectif n’est pas tant de développer des produits innovants que de changer le monde. Des approches alternatives, tel le mouvement des makers, mettent cette dimension au cœur de leur projet entrepreneurial.

Par exemple, l’ambition des cofondateurs d’Ici Montreuil, un des plus grands makerspace de travail, n’est pas uniquement de créer une activité économique, mais de redynamiser les territoires. En somme, il émerge l’idée que le travail puisse être une aventure permanente durant laquelle la personne peut à la fois se réaliser et participer à la construction d’un monde meilleur.

Les gagnants et les laissés-pour-compte

Cependant, est-ce que tout le monde pourra un jour exercer un travail sensationnel ? D’ores et déjà, entre les exemples largement médiatisés et le quotidien des collaborateurs, il y a parfois un écart important. Si une partie de la population active peut effectivement espérer exercer un travail sensationnel, cela ne doit pas faire oublier que le travail reste encore trop souvent synonyme d’activité rationnelle, monotone et imposée.

Même parmi ceux qui s’essaient au travail sensationnel, il y a des déçus. Ceux à qui l’on demande de travailler sans relâche pour un projet de création de startup qui n’est pas le leur, ou tous ces « créatifs » qui peinent à dégager un salaire suffisant de leur activité sont autant de témoins des limites du travail sensationnel. Les études sur ce sujet sont rares, mais on estime que 50 % des freelances gagneraient moins de 1 500 euros par mois.

De plus, la question de la possible généralisation de ce type de travail se pose également. Est-ce que toute la population active est prête pour cette forme de travail avec les limites qu’elle suppose ? Pour le moment, elle ne concerne qu’une minorité prête à faire le sacrifice de la sécurité de l’emploi. D’ailleurs, si l’on considère l’idée d’une prochaine robotisation massive comme plausible, saurons-nous inventer suffisamment de métiers créatifs pour l’ensemble des actifs ?

Le travail sera donc vraiment sensationnel si on est capable de convertir les risques et les crises actuelles en opportunités pour créer de nouveaux métiers dans lesquels les personnes pourront s’épanouir et participer à la vie sociale. C’est sans doute un des grands défis de la décennie à venir.

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