Incertain regard sur le monde. Médias, réseaux… : les outils de la représentation du monde
Voici « Monde réel, mondes perçus », la septième édition de l’étude « Françaises, Français, etc. » réalisée par 366 et George(s), avec également Kantar et Aday dont la plateforme Tagaday permet de mener une investigation de big data sémantique sur un corpus de 30 millions d’articles et 30 milliards de mots. Réalisée tous les deux ans, cette étude fait le point sur l’état de la France et révèle 13 tendances expliquées, décryptées et illustrées. Première tendance : "Incertain regard sur le monde. Médias, réseaux… : les outils de la représentation du monde".
Traditionnellement, nos représentations se construisaient essentiellement à travers l’éducation, l’environnement familial et social, tandis que médias et divertissements « de masse » fabriquaient des imaginaires, sinon universels, du moins partagés par une nation, une génération ou une classe sociale. Nous puisons désormais dans une myriade de sources pour façonner – chacun ou presque – notre vision du pays, de nos concitoyens, voire de nous-mêmes, et élaborer ainsi notre « roman national » particulier. …
Cette nouvelle dynamique esquisse une transition d’une culture de la transmission à une culture de l’influence, à l’élaboration de référentiels moins communs, moins structurés, plus empiriques et plus mouvants. Avec des expériences de vie plus incertaines, un progrès social moins lisible et des projections plus complexes, notre capacité d’ancrage et de partage de nouvelles représentations apparaît limitée. C’est un enjeu majeur, que l’on parle de démocratie ou de communication.
Des fictions qui fabriquent la réalité
18 mars 2024 : diffusion du premier épisode de la série La Fièvre. 19 avril 2024 : publication, par la très sérieuse Fondation Jean-Jaurès de « Sur La Fièvre. Enseignements politiques d’une série », réunissant les contributions de « plus de 30 personnalités aux profils divers qui livrent leur regard sur la série La Fièvre, objet pop culturel mais également politique ». Son créateur, Éric Benzekri, le dit d’ailleurs lui-même : « La fiction peut permettre de mieux voir le réel. » Ce réel dont nous semblons, collectivement, tant peiner à nous faire une juste représentation.
La vogue de l’exofiction, du biopic, dit beaucoup de notre besoin de narration, parfois romancée, mêlant le vrai au vraisemblable, pour intégrer faits historiques, concepts et faits divers. On peut penser à Don’t Look Up (360 millions d’heures de visionnage en vingt-huit jours sur Netflix), à Oppenheimer, phénomène cinématographique de 2023, mais aussi, plus près de nous, à des séries comme D’Argent et de sang ou Sambre, basées sur de vraies enquêtes journalistiques mais y intégrant des héros fictifs, « synthétiques ».
La fiction française s’affirme d’ailleurs comme le premier genre audiovisuel et occupe près de la moitié des 100 meilleures audiences télé de 2023. Et même si les blockbusters américains cartonnent, les plus grands succès nationaux du box-office semblent nous servir à questionner les fondements de notre identité française (Astérix & Obélix, Bienvenue chez les Ch’tis, Les Tuche, Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?). On note aussi une vraie évolution dans les rôles modèles proposés, avec l’avènement d’antihérosaux personnalités plus complexes (Yannick, Deadpool, The Boys), de plus modestes qui l’emportent sur les puissants (Capitaine Marleau, HPI) et d’une plus grande diversité (La Reine Charlotte, Un p’tit truc en plus, Samuel). L’identification et la projection font florès.
De l’impérialisme culturel d’Hollywood à l’infiltration cognitive d’Instagram
L’avènement des plateformes de streaming et des réseaux sociaux a une conséquence évidente : nous baignons dans l’image et le son. Cette toute-puissance de l’image dans nos référentiels, avec l’avènement de pratiques multiécran, a profondément modifié la nature de nos imaginaires et de nos représentations. Films, séries, « réels », « stories »… Plus ou moins scénarisées, plus ou moins courtes, produites par notre voisin ou par Netflix, venant du bout de la rue ou du bout du monde, les vidéos sont partout et nourrissent nos imaginaires (et notre temps disponible) jusqu’à la saturation. Les boomers ont grandi bercés par le « soft power » d’Hollywood et la production hexagonale de films et de feuilletons connus de tous. Les ados d’aujourd’hui passent plusieurs heures par jour sur Instagram (72 % des 16-25 ans) ou TikTok (52 % des 13-18 ans) abreuvés d’un flux continu et personnalisé de vidéos ultracourtes mêlant, selon leurs goûts détectés par l’algorithme, un peu de tout et pas mal de rien.
Jordan Bardella (2 millions de followers sur TikTok) y succède au tuto make-up d’une influenceuse ou à un « contenu » de Diverto ou d’Arte. Certains, à l’instar du blogueur Cory Doctorow, parlent de « l’enshittification » de TikTok, façon claire d’exprimer ce qu’ils pensent de la nourriture proposée par la plateforme. Mais quelle que soit leur qualité, les feeds des réseaux sociaux ont un impact lisible sur la fabrique de nos représentations.
Moi et les autres : le lieu de la comparaison intime
Ils permettent à qui veut de créer et de gérer diverses représentations de soi. Les images et les mises en scène jouent un rôle crucial dans cette gestion de l’identité, où l’individu se présente sous différents aspects selon les contextes et les audiences, et se construit en réaction à ces contenus « proposés ». Lieux de la sociabilité et de l’intégration pour les adolescents, les réseaux sociaux sont aussi des lieux de désintégration des ego (au pire) et de création de la frustration. Ils génèrent, de fait, un terrain propice à la comparaison sociale. On s’y confronte souvent à des représentations idéalisées de la vie des autres, en se construisant ainsi une certaine idée de sa position et en élaborant ses aspirations. À la fois personnalisés à l’extrême et immédiatement viralisables, ils tendent à fabriquer des microcommunautés affinitaires, et donc autant de visions de la société, de ses règles et de la place que l’on y occupe ou voudrait y occuper.
Parler haut, parler fort, parler trop
Si, enfin, les réseaux peuvent donner l’illusion de favoriser les débats d’idées, les bulles de filtre organisées par l’algorithme proposent des réalités monophasiques et surtout conflictuelles de la discussion, mettant en scène la radicalité des paroles qui, par mimétisme, s’exporte dans les rapports sociaux réels. Les chaînes d’information en continu n’échappent pas à cette tendance dans leur flux ininterrompu, où chaque événement est commenté à l’extrême par divers experts ou polémistes et où le « cash », le « clash » et l’irruption scénarisée du réel (« priorité au direct ») cadencent l’intérêt des adultes comme le « doom scrolling » capte celui des plus jeunes.
Autant de contenus qui minimisent nos efforts de compréhension et visent surtout, en présentant une réalité après l’autre (vraie ou fausse), à maintenir notre attention dispersée par un défilement ininterrompu et hypnotique d’informations : le trop fameux scroll. Ainsi se forment nos opinions, dans une difficulté à réfléchir chaque information avant que la suivante ne capte notre iris ou notre cortex.
Tous créateurs ?
Le numérique est désormais l’un des outils majeurs de la fabrique de nos représentations sociales : plateformes, réseaux et, de plus en plus, réalités virtuelles et intelligences artificielles. Ces nouveaux amis modifient la construction de nos récits et proposent de nouvelles formes d’expressions, jusqu’à modifier notre langage commun. À la proposition linéaire et structurée de la narration, base de nos récits collectifs, les contenus digitaux opposent une liberté de construction, dans un moindre souci d’éditorialisation, de progression dans le récit ou de finalité dans l’action. Ils valorisent surtout les versions à l’infini d’un même contenu, soit dans la modification ou l’ajout, soit dans la captation d’un extrait qui devient lui-même un objet du langage digital (avec les gifs et les mèmes).
L’IA générative a ouvert la boîte de Pandore créative avec de nouveaux outils (DALL·E, Midjourney…) qui ne sont plus réservés aux seuls experts. Nous avons tous désormais la possibilité de créer des contenus audiovisuels, de l’image à l’animé, à partir d’un texte simple. La seule barrière est encore notre propre imagination car, si l’on en croit le projet Atlas Nomic, qui répertorie graphiquement les prompts, les demandes de représentations restent très classiques. En attendant, la machine s’en nourrit pour nous proposer des créations inédites qui, pour la première fois cette année, ont été plus nombreuses que celles produites par des humains.
À chacun son réel ?
Ces opportunités nous ont également confortés dans nos polarités, en intensifiant le repli sur soi, l’individualisme, voire l’intolérance et la défiance. Atomisation des émetteurs, horizontalisation de la parole, biais cognitifs, fake news, armées de trolls, IA générative… Construire une vision commune du réel est devenu de plus en plus compliqué. Notre monde post-vérité autorise à réécrire l’histoire à la marge, lorsque certains se sentent « en désaccord avec les faits », ou à diffuser des deepfakes indétectables à l’œil nu pour orienter les foules ou seulement divertir, alimentant chaque jour un peu plus les théories du complot.
Les possibilités immersives de la réalité mixte offrent ainsi des espaces alternatifs personnalisés, des refuges dans un monde parallèle et entretiennent une certaine illusion de maîtrise. Ces nouveaux outils ont pour conséquences potentielles d’ajouter à la confusion, liée à la porosité de sphères autrefois bien distinctes (privé/public, pro/perso, réel/virtuel), et d’ériger une société où la réalité pourrait devenir « individuelle », avec le risque de perdre la capacité ou l’envie de se reconnecter sur un même plan pour créer du commun.
Lier la société autour de figures de confiance
Nos représentations, nos façons de cartographier, de projeter la société française et de nous y situer sont donc à la fois plus fragmentées, plus mouvantes et potentiellement plus « fabriquées » que jamais. Tout nous permet d’échapper, peu ou prou, au réel. Pourtant nous sommes 94 % (1) à nous « intéresser à l’information », d’abord pour « comprendre le monde qui nous entoure ». Et nous préférons que les informations soient présentées de façon « sérieuse » (71 %) et de façon « factuelle, neutre, objective » (64 %). Une lumière apparaît, au-delà des dérives qui semblent rendre les citoyens irréconciliables sur leurs visions particulières de la France : nos études montrent qu’ils gardent ancrée en eux, malgré leurs divergences de regards sur le pays, la volonté de faire consensus. Nous, Français, ne rechignons donc pas à nous confronter au réel. Nous avons avant tout besoin – et envie – d’identifier des locuteurs de confiance, d’une part, et des formes (narratives ou explicatives) auxquelles nous pouvons adhérer, d’autre part.
Des micromondes pour décrypter le grand monde ?
Ainsi s’explique, peut-être, le succès d’un « Hugo Décrypte » qui marie, sur les réseaux sociaux, une vraie crédibilité journalistique aux codes (formats et ton) de sa génération. Il est surtout un locuteur incarné, donc proche et tangible, presque familial. Ainsi s’explique, sans doute, le fait qu’un romancier, Nicolas Mathieu, est devenu, avec ses fresques sociales et humaines (Leurs enfants après eux, Connemara), une lecture obligée pour politiques en mal de connexion au réel. Ainsi s’explique, aussi, la constance avec laquelle – en France comme ailleurs – les médias locaux sont, de loin, ceux qui inspirent le plus de confiance : parce qu’ils sont « ancrés » et aussi, comme en témoignent les chiffres issus de notre étude (GRAPHIQUE 1) réalisée pour cette édition de « Françaises, Français, etc. », parce que ce sont ceux qui connaissent « les gens comme nous », les reconnaissent et parlent vraiment d’eux. Bref, parce qu’ils les représentent. Les citoyens voient le « grand monde » depuis des micromondes faits de réseaux sociaux et relationnels, mais aussi de vérités tangibles, proches et vérifiables. Le seul monde, local, qui permet de faire la différence entre le vrai et le faux, entre la confiance et la défiance. Ainsi s’explique, enfin, le fait que tant de grandes marques, d’AXA à la SNCF en passant par les fournisseurs d’énergie, de téléphonie ou les distributeurs, font de leurs campagnes un exercice de portrait vivant de la France et des Français, dans leur diversité, leur vitalité et leur éternité. Elles écrivent, pour reprendre les termes de Raphaël Llorca et le titre de son ouvrage éponyme, le « roman national des marques ».
Cette représentation d’une réalité miroir, plus juste et plurielle proposée aux Français par les marques suffira-t-elle à générer de la confiance ? On peut en douter, si les marques n’ont pas fait auparavant le travail consistant à devenir elles-mêmes ces émetteurs de confiance en basant leurs prises de parole non pas sur des images, mais sur des actes. Et encore faudra-t-il que ces actes acquièrent un statut de vérité… Vaste chantier pour les communicants… (Graphique ci-dessous)
Gagner la confiance, que ce soit à travers l’information, la littérature, le divertissement ou la publicité, dans la presse, en librairie, sur le petit écran ou sur les réseaux sociaux, est plus que jamais un enjeu majeur pour tous ceux – politiques, médias, marques – qui aspirent à parler aux Français et à faire partie de leur quotidien, de leur micromonde.
(1) Étude Arcom/BVA « Les Français et l’information », décembre 2023.
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