Au XVIème siècle, Thomas More bâtit ses fantasmes et satires en un lieu qui n’est nulle part, une utopie : l’île d’Abraxa surgit hors de la réalité. Au XXIème, c’est bien campés dans nos bottes, réelles et crottées, que l’on souhaite voir ce que réserve demain – par l’étude du réel et le jeu d’une imagination fertile – et s’adonner à la prospective.
Doctement, ouvrons le dictionnaire : « Prospective pʁɔ.spɛk.tiv n. féminin : Étude des avenirs possibles. » Ainsi, tout est dit : l’objet de la prospective est de concrétiser des futurs qui peuvent concrètement advenir et, tout comme le nouveau millénaire sera féminin, cette discipline est sans doute l’avenir d’un « prévisionnisme » dont la rationalité toute masculine avoue petit à petit ses limites. Plus sérieusement, et au-delà des clichés, le monde actuel appelle un grand retour de la démarche prospective, la science de la prévision souffrant d’un certain effritement.
Une infinité de variables non maîtrisables
Penser le futur, prévoir le futur est et sera de plus en plus ardu, pour de multiples raisons. La première et la plus évidente est qu’il y a aujourd’hui beaucoup trop de variables à prendre en compte dans un monde en constant échange en temps réel au niveau planétaire, et considérant que chaque mouvement local produit des bouleversements immédiats au plus loin de lui. La deuxième est sans doute que l’accès par tous à l’information sur ces mêmes mouvements au sein du monde modifie également en temps réel les actes et les prises de décision. À titre d’illustration, l’exemple de Bison Futé est toujours très parlant : si samedi prochain est prévu comme une journée rouge, le fait même que de nombreux automobilistes aient accès à cette information peut encore transformer la journée en journée verte, si suffisamment d’entre eux décident en conséquence de différer leur départ.
Prévoir est une chose, mais prévoir ce qui se passera quand tout le monde saura ce qui est prévu en est une autre. C’est entre autres le dilemme existentiel des adeptes de la voyance. Une troisième raison signe la fin du prévisionnisme : l’instabilité de la sphère informationnelle qui, en délivrant des vérités, contre-vérités, faits, contre-faits et autres fakes tweetés et retweetés instantanément et partout, à tous et sur tous les sujets, engendre des effets de loupe médiatiques sur des faits parfois mineurs – quand ils ne sont pas erronés –, alors que leur impact réel est en total décalage avec la bulle médiatique générée. Et lorsque la « vérité » du fait est (r)établie à sa juste mesure (quand elle l’est), il est trop tard. L’info a eu valeur de vérité et déjà provoqué des réactions de la part des individus. Aujourd’hui, faits et dires sont en tel décalage qu’on pourrait dans une certaine mesure avancer que le monde de l’information a une vie quasi autonome par rapport à la vie réelle.
Un homme métamorphe
Face à cette production informationnelle chaotique, l’individu est de plus en plus perplexe et mouvant dans son opinion, ce qui se traduit dans des comportements et parcours de plus en plus erratiques : il se convainc, convainc les autres, change d’avis radicalement, agit et réagit à l’opposé de lui-même sur de plus en plus de domaines. Il cesse de consommer un produit qu’il a toujours consommé, puis recommence, diminue, mixe… Et de fait, la dernière variable devenue hautement instable est l’humain lui-même. Déstabilisé dans ses opinions par la surproduction d’informations contradictoires, libéré des normes sociales par l’Internet qui lui permet de voir et l’autorise à adopter une infinité de façons d’être et d’agir, il devient métamorphe, complexe, inclassable.
Comment, dès lors, des modèles de prévision de ventes ou de comportement, élaborés dans un monde cloisonné, où l’information était – en caricaturant – la même pour tous et où prédominait la volonté de se conformer aux normes sociales de sa classe, si forte qu’elle rendait les désirs de chacun aisés à anticiper… comment ces modèles pourraient-ils encore fonctionner dans le monde que nous habitons en 2016 ? celui-ci même qui ressemble à un creuset alchimique, constamment alimenté en composants nouveaux, qui interagissent entre eux et modifient sans cesse la solution de base ?
Des dynamiques globales
Dans l’univers mouvant et intense que nous décrivons, l’approche prospective propose une lecture pertinente, présentant un intérêt majeur. Au lieu d’essayer d’identifier un groupe de composants du creuset pour les mettre en équation et prévoir un résultat unique, elle prend de la hauteur et regarde les grandes dynamiques à l’œuvre. Elle étudie des trames, repère les motifs qui se forment, et en déduit des avenirs possibles. En bref, à partir des couleurs les plus présentes sur la palette du peintre, de leur intensité et de l’état d’esprit des individus- artistes, elle imagine les tableaux probables qui pourraient en résulter.
Pour ce faire, elle fait appel à la systémique, considérant que tout est en lien et que pour imaginer les différents avenirs d’un sujet, il faut un regard : large, qui embrasse tous les domaines qui influencent le sujet directement et indirectement, pour étudier l’écosystème d’interaction au sein duquel il se déploie ; décentré, qui repère les analogies avec d’autres sujets dont la structure, les modes de comportement sont similaires malgré leur différence apparente, qui étudie la situation d’autres pays où le sujet est plus avancé, pour projeter des développements possibles ; rétrospectif, qui puisse plonger dans le passé d’un sujet, comprendre ses invariants et ses évolutions, et tirer les traits qui dessinent son évolution d’avant à maintenant, pour les continuer à main levée vers le futur ; introspectif, qui saisisse et ressente les valeurs et l’état d’esprit qui animent les individus, les histoires de vie qu’ils se racontent aujourd’hui et qui les conduiront à modeler progressivement chaque sujet vers sa forme future.
L’action positive
En cela, la prospective s’oppose à l’hyper-spécialisation, posant en principe qu’il n’est point besoin d’être excellent mécanicien pour comprendre l’avenir de l’automobile, mais qu’il s’agit au contraire de « sortir la tête du capot » pour projeter l’objet automobile dans les enjeux environnementaux, d’urbanisation, de temps de rythmes et de bien-être des individus pour en saisir les évolutions probables. La prospective est résolument tournée vers l’action positive et se veut une démarche ouverte, intégrative et sans préjugés, réconciliant l’étude du réel et l’imagination fertile, l’observation et l’intuition, le recul et l’immersion, les sciences dures et les sciences molles.
Au final, la prospective produit des visions d’avenirs possibles qui nous permettent de nous situer et de nous envisager dans des futurs rendus concrets jusque dans le mode de vie, les valeurs qui s’y déploieraient, l’état d’esprit qui y présiderait. Et mieux, elle nous libère finalement de l’angoisse d’un avenir connu que nous devrions subir, et déploie une palette de possibles parmi lesquels nous pouvons choisir. La prospective permet de se poser la question : que souhaitons-nous voir advenir ? Nous incitant à développer les plans d’action qui y contribueront, en cohérence avec un projet de marque, de nation, de vie.
Article extrait de la revue INfluencia sur la transformation