14 décembre 2020

Temps de lecture : 7 min

Guillaume Lacroix : « Brut veut être un accélérateur d’impact »

Depuis quelques semaines, plus moyen d’éviter les vidéos de Brut sur les réseaux sociaux et dans les émissions d’information. Guillaume Lacroix, CEO et cofondateur de Brut, explique comment ce média social a trouvé sa place dans l’univers médiatique. Il détaille aussi ses ambitions en France comme à l’international.

Depuis quelques semaines, plus moyen d’éviter les vidéos de Brut sur les réseaux sociaux et dans les émissions d’information. Guillaume Lacroix, CEO et cofondateur de Brut, explique comment ce média social a trouvé sa place dans l’univers médiatique. Il détaille aussi ses ambitions en France comme à l’international.

INfluencia : l’actualité de ces dernières semaines a été nourrie par des vidéos de médias sociaux comme Brut ou Loopsider, puis par l’interview accordée à Brut par Emmanuel Macron. Qu’est-ce que cela dit l’importance de ces jeunes médias dans la manière de s’informer de la population ?

Guillaume Lacroix : l’interview d’Emmanuel Macron chez Brut acte le fait qu’une très large partie de la population – particulièrement les moins de 40 ans – s’informe sur les réseaux sociaux et via le téléphone mobile. Pour s’adresser à cette population, il faut passer par des médias sociaux comme Brut ou d’autres car on n’est pas les seuls. Au-delà de la qualité de nos équipes de journalistes et de producteurs, qui reste un prérequis, cette différence d’usage et l’interaction en temps réel nous distinguent des médias traditionnels et font l’intérêt de Brut. Les réseaux sociaux et le téléphone mobile obligent les médias et les institutions à se mettre à hauteur d’utilisateur. Nos journalistes ont posé à Emmanuel Macron les questions que les gens se posaient. Il y a eu plus de 200 000 interactions pendant l’interview et, dix jours plus tard, on est monté à plus de 400 000. 7,5 millions de 15-34 ans ont regardée l’interview avec des temps d’écoute longs, sans compter les plus de 35 ans qui l’ont aussi regardée et les 6 millions de téléspectateurs qui l’ont suivie sur les chaînes d’info. On a atteint 100 millions de Snaps sur la story autour de la session questions-réponses du président de la République. L’impact a été monumental.

IN : certains éléments vous ont-ils étonné pendant ou après l’interview ?

GL : pour être tout à fait honnête, il faut mettre ce succès en regard de la peur que nous avons eue avant. Si un grand média traditionnel interviewe le président de la République à un moment aussi important de son quinquennat sans faire un super boulot, c’est dommage pour la démocratie et pour le média, mais ce n’est pas non plus si grave… Si Brut, qui n’a que quatre ans, avait raté l’interview, la marque serait morte car cette séquence fait partie de ses moments fondateurs. Le président prenait un risque en venant chez nous plutôt que dans un média traditionnel. Nous, on prenait le risque de décevoir nos communautés. On a donc été extrêmement soulagés de la manière dont cela s’est passé. Un peu comme tout le monde, on a été spectateurs en temps réel de ce qu’ont fait deux jeunes journalistes, Rémy Buisine et Yagmour Cengiz, et l’historien Thomas Snégaroff avec un entretien très direct, humain et authentique, qui a renouvelé les codes de l’exercice. Je ne m‘attendais pas à avoir ce ressenti qui a visiblement été partagé par un grand nombre de gens.

IN : avec 39 millions de spectateurs uniques en Europe, l’audience sociale de Brut dépasse celle de la BBC, selon Tubular. Qu’en est-il du reste du monde ?

GL : il n’y a pas de mesure globale, comme on peut en avoir sur le périmètre couvert par Tubular. On peut dire qu’il y a environ 300 millions de personnes dans le monde qui regardent au moins une vidéo de Brut chaque mois, ce qui fait 2 milliards de vidéos vues mensuelles. C’est considérable, mais je suis plus intéressé par les individus que par les chiffres car Brut est vraiment un média de communautés, extrêmement affinitaire.

IN : les usages sont-ils très différents selon les pays ?

GL : l’une des raisons du succès de Brut à l’international, c’est que l’usage et les valeurs sont globalement partagés partout dans le monde par les nouvelles générations, même si les aspects culturels restent importants. Il est évidemment plus facile de parler des sujets LGBT dans le monde occidental qu’en Inde, où il est déjà difficile d’aborder les droits de la femme. Ce qui ne nous empêche pas de parler beaucoup de ces questions dans ce pays… Ces préoccupations globales ont été renforcées avec le Covid. Tout le monde a l’impression d’être confronté et dépassé par un même problème global, auquel on cherche des solutions locales et à taille humaine.

IN : vous êtes aussi présents en Chine. Comment un média d’information comme le vôtre travaille-t-il dans ce pays ?

GL : tous les outils que nous avons dans le reste du monde – Facebook, Snapchat, Instagram… – n’existent pas en Chine. Nous sommes en revanche présents sur les plateformes vidéo chinoises. Dans ce pays où les sujets de souveraineté sont en effet très sensibles, on a choisi de se concentrer sur la société et de mettre en avant les initiatives positives de la jeunesse chinoise. Ça, on peut tout à fait le faire…

IN : Brut produit des sujets d’information chaude et d’autres qui sont plutôt dans l’air du temps, réutilisables sur un temps long et à grande échelle. Ce modèle d’économie d’échelle avait-il été conceptualisé dès l’origine ou a-t-il révélé ses effets vertueux au fur et à mesure ?

GL : c’est un aspect qui vient de notre expérience de télé, où on avait l’habitude de construire des émissions quotidiennes dans des économies d’échelle. Quand on s’est lancés en 2016, on s’est aussi emparés de thèmes – le droit des femmes, l’environnement, les minorités, le genre, la solidarité – qui n’étaient pas à la mode. Puisqu’on s’attaquait à des thèmes sur lesquels on savait que ce serait long de faire bouger les choses, autant le faire avec des vidéos qui peuvent être regardées de manière intemporelle. Aujourd’hui, plus on produit, moins cela nous coûte cher. Ce modèle permet aussi de construire une offre éditoriale qui offre de nombreux éléments de réflexion autour des sujets, pour pouvoir en discuter et se forger une opinion. En quelques mois, notre newsletter qui déjà atteint plus de 200 000 abonnés.

IN : cette rentabilité, qui a été atteinte en France et qui va arriver en Inde et aux Etats-Unis, donne une liberté dans vos investissements. Vers quoi voulez-vous aller dans les années qui viennent ?

GL : Le premier business de Brut est un business de communautés et on est obsédés par les usages des gens qui nous suivent. Puisque nos utilisateurs jouent beaucoup avec l’ensemble des filtres proposés sur les réseaux sociaux, on veut s’emparer de la réalité augmentée pour construire un journalisme immersif. A plus long terme, notre vision s’appuie sur trois étapes dans la manière dont les gens consomment du contenu ou de l’information. La découverte des contenus à travers la conversation sociale et les réseaux sociaux se fait dans le temps court et sur les téléphones mobiles. Pour aller plus loin dans ces thèmes, ils peuvent se tourner vers le documentaire, la fiction ou les films sur un temps plus long. Il y a un troisième temps, plus nouveau, autour de l’impact car cette génération consomme du contenu pour agir.

IN : comment cela pourrait-il se traduire ?

GL : en se projetant à cinq ans, on veut créer en partenariat avec les réseaux sociaux un écosystème où les gens ont confiance dans les faits et l’information qui leur sont présentés, peuvent trouver des éléments pour construire un monde meilleur, se divertir et aller plus loin, se connecter avec des gens qui ont les mêmes centres d’intérêt. On veut être un accélérateur d’impact. En un an, on a déjà généré un million et demi d’euros de revenus en mettant en contact de jeunes start-up écoresponsables avec nos communautés.

IN : à côté de la publicité et de la production, environ 45 % de vos revenus proviennent de contenus produits pour les marques…

GL : on raconte des histoires Brut avec des marques dont l’engagement est aligné avec nos valeurs et quand cela a un intérêt éditorial. Sinon, on ne le fait pas car on tient à garder l’intégrité de notre marque. Les générations qui nous suivent aiment les marques vertueuses et engagées, mais détestent la publicité. Aux Etats-Unis, des études montrent que 50 % des moins de 35 ans veulent privilégier le développement durable par rapport au prix. Ces mouvements très profonds vont s’accélérer, d’autant que 50 % de la planète a moins de 30 ans. Brut va quasiment doubler son chiffre d’affaires en 2020, notamment car de plus en plus de marques viennent nous voir et que l’on accompagne de mieux en mieux celles avec lesquelles on travaillait déjà.

IN : la remise en question de la puissance des Gafa, aux Etats-Unis comme en Europe, pourrait-elle impacter votre stratégie d’hyper-distribution ?

GL : les réseaux sociaux se sont développés à une vitesse hallucinante parce qu’ils ont rencontré un usage massif en fédérant des communautés puissantes et en permettant de distribuer les contenus de manière complètement désintermédiés. Les pouvoirs publics n’agissent pas à la même vitesse. Il me semble normal que les Etats-Unis ou l’Europe cherchent à les réguler. En tant que média, je crois au contenu et à la qualité. Facebook nous a permis de devenir rapidement une marque mondiale et de fédérer une communauté très puissante, puis on a ouvert plein d’autres plateformes. On verra comment cela va évoluer et on s’adaptera. Mon rôle de CEO de Brut consiste à limiter notre dépendance aux plateformes en étant le plus distribué possible pour toucher l’ensemble des points de contact des générations et rendre à nos communautés toute une série de services qui ne sont pas rendus par les plateformes.

IN : Brut a sa parodie, Broute. Est-ce le summum du succès ?

GL : Broute, c’est juste génial et ça me fait chialer de rire. Avant Brut, j’ai passé beaucoup de temps à travailler dans la comédie avec le Saturday Night Live sur M6, le Grand Journal ou les 30 ans de Canal+. On connait bien la bande qui fait Broute. S’ils ont vu aussi juste et aussi tôt, c’est sans doute que notre identité était très claire. Broute montre aussi que la vraie valeur d’une marque comme Brut n’est pas tellement le contenu lui-même, mais dans le lien qui se crée entre ses utilisateurs. Même si on a trouvé un modèle vertueux et parfaitement modélisé avec de la business intelligence et des marchés qui arrivent à maturité, on reste une jeune start-up. Je veux surtout réussir à pérenniser Brut, être sûr que la société soit solide, que nos salariés soient heureux d’y travailler et s’expriment pleinement, que la marque soit attractive autant par son contenu que par son intégrité et la manière dont elle a traité les gens… On n’est pas loin d’y arriver mais on est encore qu’au tout début de l’histoire. En commençant à rendre service à nos communautés, nous allons créer un nouveau business model très inédit, sur lequel il n’y a pas vraiment de concurrent à cette échelle. C’est une aventure géniale !

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