S’il est un secteur qui travaillait sur la data bien avant que ce mot ne devienne un élément clé du vocabulaire de la technique et du marketing, c’est bien la grande distribution ! L’analyse plus ou moins élaborée du ticket de caisse a de longue date permis d’identifier les habitudes de consommation, les produits préférés, les associations de produits au sein du panier d’achat, d’en déduire la composition du foyer… Pionniers d’une utilisation plus « moderne » de ces données dans segmentation de leurs clients par centre d’intérêt et affinités de produits, des distributeurs anglo-saxons comme Wal-Mart ou Tesco ont ouvert les yeux du secteur sur les leviers de différenciation et de gestion de la relation client qu’offrait la data.
Le comportement des consommateurs, qui jonglent entre les canaux off et online pour profiter des promotions, acheter malin ou optimiser le temps passé à faire leurs courses, a amené la distribution à renforcer les moyens consacrés à la connaissance cross canal des parcours d’achats et des profils clients. Les centres de profit en silo n’ont pas toujours aidé les enseignes qui s’étaient développées sur Internet à réconcilier les informations issues de chaque canal, mais celles-ci s’organisent pour pouvoir jouer la complémentarité entre ces « clusters ». Etroitement liée au développement des programmes de fidélité, la connaissance du client final est historiquement dans les mains des distributeurs. De la même manière que le prix, elle est désormais au cœur des rapports de force avec les industriels, surtout depuis la montée en puissance du digital et des réseaux sociaux, qui a amené les marques à investir massivement dans l’acquisition de données.
Un sujet tabou ?
D’ordinaire peu loquaces sur leurs activités, beaucoup de distributeurs deviennent étrangement muets dès lors qu’il s’agit d’aborder leur approche de la data. Bon nombre d’acteurs du marché n’ont pas donné suite ou décliné nos demandes… Volonté de ne pas révéler de « secrets de fabrication » à leurs concurrents directs ou aveu implicite d’un manque de vision claire sur le sujet ? Sujet tabou dans la bataille qui oppose les acteurs traditionnels aux géants du e-commerce qui ont pris de l’avance sur l’exploitation de la data client et du pouvoir de recommandation qui en découle ?
Si la data est à ce point le nerf de la guerre, c’est qu’elle intervient à tous les stades de la chaîne de distribution. Y compris sur la partie la moins visible, qui concerne la connaissance clients au sens large et permet aux enseignes d’être dans une logique consommateur beaucoup plus réelle. Un dispositif comme Consumer Zoom, développé par MarketingScan, analyse les transactions sur les produits alimentaires et non alimentaires grâce aux données d’Auchan, Système U, Cora et des 3 Suisses : « Les mesures en conditions réelles de vrais shoppers exposés ou non à des publicités permettent aux marques d’identifier les leviers de croissance de leurs innovations, d’ajuster leurs stratégies merchandising, d’identifier l’impact des promotions et l’effet de recrutement à long terme, de mesurer la rentabilité des programmes de fidélité. La vision multi-canal permet aussi de comprendre les comportements sur les nouveaux canaux de distribution, notamment le drive », détaille Georges Augué, DG de MarketingScan.
Grâce à ces études, les industriels peuvent être force de proposition sur les promotions ou l’exposition des produits en rayon.
Relation client ou course à la promo ?
L’enjeu le plus visible concerne évidemment la relation client. Même à l’heure de la data, qui permet des analyses plus fines et des remontées d’informations plus rapides, l’analyse du ticket de caisse garde toute son importance. À travers les programmes de fidélité, les distributeurs tracent 40 à 70% des informations clients. Selon leur stratégie commerciale, certains ont développé des animations différenciées avec des approches qui poussent assez loin l’analyse du comportement consommateur. Les profils établis sur l’historique d’achat sont anonymisés pour rester compatibles avec la réglementation sur la protection des données personnelles. « Dans le retail physique, les modèles les plus sophistiqués de ces dix dernières années ont été le fait de la distribution, mais tout ce qui est techniquement possible n’a pas forcément de sens d’un point de vue économique. Chaque opération est testée pour s’assurer de sa rentabilité en termes de taux de transformation, de marge et de coût pour pousser l’offre », souligne Christophe Genin, directeur Marketing & Développement de LaSer Group.
Quel que soit son fonctionnement, chaque programme doit se montrer suffisamment attractif et transparent sur l’utilisation des données personnelles pour inciter les consommateurs à y participer. En fonction du segment de client, de la fidélité et des volumes d’achat de ses porteurs de carte, Monoprix édite des coupons produits permettant de cumuler des « smiles » supplémentaires. Pour lutter contre un positionnement prix peu favorable, l’enseigne leur réserve même depuis quelques mois 5% de réduction supplémentaires sur les promotions. Un avantage réel qui reste toutefois peu lisible, car il ne joue que sur quelques centimes par produit. De son côté, Leclerc entretient sa réputation d’enseigne la moins chère grâce à des « tickets » qui permettent aux détenteurs de cartes de créditer une « cagnotte » à réutiliser à leur guise lors d’achats futurs.
La mécanique de cagnotte financée par les industriels est au cœur des programmes de fidélité de la plupart des enseignes de la distribution alimentaire. Pour Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce, cette situation héritée de la loi Galland engendre souvent une distorsion dans l’approche de la fidélisation du client : « Dans un contexte où le prix est omniprésent, où les taux de présentation sont colossaux et où les gens plébiscitent leur carte, aucun distributeur n’est revenu sur ces programmes qui passent pour des avantages acquis. Les cartes servent davantage l’animation promotionnelle ou la part de marché des enseignes que la véritable fidélité comme la pratique le secteur aérien. » Le nombre de cartes que détient chaque consommateur illustre cette course à la cagnotte qu’ils pratiquent auprès d’enseignes essentiellement fréquentées pour leur proximité.
Le CRM toujours d’actualité
Dans la distribution spécialisée, la fréquence de présentation des cartes de fidélité est bien moins élevée et les enseignes doivent se rappeler régulièrement au bon souvenir de leurs clients. Travailler la data n’implique d’ailleurs pas de renoncer aux voies les plus classiques du CRM, comme l’explique Juliette Delcourt, directrice marketing de Marionnaud, enseigne qui a internalisé et modernisé en 2012 sa gestion de la relation client : « Dans l’approche relationnelle et conversationnelle que nous entretenons avec nos détenteurs de cartes, le premier point de contact reste la conseillère beauté. Nous continuons aussi à faire du mailing papier mais en sélectionnant les personnes pour lesquelles cela aura le plus de pertinence en termes de valeur. Les boutiques téléphonent beaucoup à leur clientèle la plus fidèle… ».
Pour faire découvrir aux nouveaux arrivés dans son programme l’ensemble des services de l’enseigne, Marionnaud privilégie en revanche Internet et sur les réseaux sociaux. « Plus aucune décision n’est prise sans regarder la data, mais on prend garde à ne pas trop miser non plus sur le côté prédictif. Sur le marché du parfum et de la beauté, qui compte beaucoup de lancements et fonctionne sur l’achat plaisir, les clients ont envie d’essayer les nouveaux produits », précise-t-elle.
Du one to few au one to one
Par la nature même de leur activité, les e-commerçants n’ont pas besoin de programme de fidélité pour recueillir des données utilisateurs qui couvrent l’ensemble de leur clientèle. Certains développent des politiques marketing très orientées data, plus fines que le traditionnel one to few. Price Minister revendique une approche one to one qui s’appuie sur un système complètement automatisé, capable d’exploiter en temps réel une quantité de données suffisamment importante pour générer des corrélations statistiques représentatives. « Le temps réel est un élément très important dans nos métiers, qui nous différencie vraiment de la distribution traditionnelle. Si nos temps de calcul sont trop longs, les propositions risquent d’arriver en retard par rapport à un temps de décision d’achat toujours un peu aléatoire selon la personne et la catégorie de produit », note Olivier Mathiot, co-fondateur de Price Minister.
Ce travail sur la data a amené le site de e-commerce à mettre en place de nouveaux métiers, de nouvelles organisations, et à travailler avec des prestataires sur des verticales. « Nous avons pu avancer plus vite sur les recommandations personnalisées, le retargeting en dehors du site, l’e-mail personnalisé, les push notifications envoyées sur le mobile ou les réseaux sociaux… Il va maintenant falloir rationnaliser tout cela pour tenter de retrouver la transversalité de la personne », ajoute-il. Le site pourra s’appuyer sur les équipes R&D du troisième Rakuten Institute of Technology que son propriétaire japonais a ouvert en début d’année à Paris.
L’exploration des données de navigation est déjà utilisée dans une optique transactionnelle : Les 3 Suisses récoltent des informations sur les goûts des internautes pour leur présenter des produits dans la taille qui leur convient ou la couleur qui leur plait le plus. Auchan a aussi commencé à mener des tests sur la personnalisation de ses messages promotionnels dans une logique cross canal. « On avance pas à pas, mais l’objectif est de nouer une relation commerciale de plus en plus personnalisée et de proposer au client les produits qui l’intéressent au moment où cela l’intéresse », indique Arnaud Delattre, responsable connaissance client et ciblage.
Afin d’explorer les pistes ouvertes par la data, l’enseigne va également s’adjoindre les services de Teradata, société américaine qui gère entre autres « l’entrepôt de données » de Wal-Mart.
Relevant data
« Les distributeurs et les marques doivent comprendre que nous sommes passés d’un modèle d’offre de masse à un modèle de demande personnalisée. Ceux qui ne l’ont pas encore intégré ou qui ne sont pas en train de travailler dessus sont en péril », affirme Emmanuel Déchelette, DG France de Dunnhumby, spécialiste de la personnalisation de relation d’achat, propriété du britannique Tesco. La désintermédiation de la chaîne de distribution, la reprise de pouvoir par une génération connectée et formatée par Facebook, le développement du CtoC et de l’économie collaborative… renforcent encore cette nécessité d’évoluer.
« Le digital permet d’envoyer encore plus de messages et donc de noyer les clients d’offres inadaptées, poursuit-il. Personnaliser les offres selon le canal, le contenu ou le type d’offres et la fréquence préférés de chaque client nécessite un vrai moteur de connaissance client autour de la relevant data. Il est toujours plus efficace à long terme de retenir ses meilleurs clients que d’être obligé d’en recruter de nouveaux. Pour récompenser leur fidélité, il faut bien les connaître, parfois les interroger, et construire un contrat de confiance autour de la pertinence et de l’utilisation de leurs données personnelles. »
Identifier la data « utile » évite d’ailleurs de se noyer dans des masses d’information dont les équipes études, marketing ou développement ne sauraient tout simplement que faire. « Il y a un gros enjeu sur la datavisualisation pour rendre les informations accessibles et favoriser la prise de décision par les category managers et les équipes marketing », constate Arnaud Delattre.
Analyser les autres secteurs
L’écueil inverse consisterait à n’étudier que ses propres données ou celles de son univers de concurrence. Marionnaud s’est ainsi découvert des similitudes avec le monde de la pharmacie… Les banques et les opérateurs télécom, qui détiennent des données de paiement, de navigation et de mobilité, construisent des modèles statistiques permettant aux distributeurs et aux marques d’accéder à de nouveaux indicateurs et études. Orange travaille sur l’analyse des flux de population : « Tout en anonymisant de manière irréversible les données de nos clients dans le respect des règles posées par la Cnil, nous construisons des indicateurs statistiques permettant de qualifier et d’analyser le comportement des consommateurs dans une zone de chalandise d’un distributeur par rapport à ceux qui sont dans leurs magasins, indique Ludovic Lévy, vice-président Data & Analytics. Les indicateurs de présence et de mobilité permettent aussi de mieux appréhender le parcours client multicanal et la complémentarité des actions marketing online et offline ».
La distribution a encore une approche très transactionnelle de la donnée. « La data client commence à être utilisée en fonction du canal utilisé, pour associer des avantages à l’achat en magasin ou sur le web. L’étape suivante consistera à aborder le cycle de préparation des achats, à étudier le comportement client sur les réseaux sociaux de l’enseigne, sans être trop intrusif… On pourra suivre ce qu’il dira de positif ou de négatif après ses achats, de quelle manière il devient (ou pas) un ambassadeur de l’enseigne », relève Frank Rosenthal.
Un système de prix personnalisés ?
Avec leur culture très orientée client, les marchés anglo-saxons offrent des pistes de réflexion sur l’utilisation de la data. Pour Emmanuel Déchelette, « le véritable enjeu sera d’engager chaque client sur ce à quoi il est le plus sensible : discounts supplémentaires, prix spécifiques, service de livraison gratuit, essais de nouveaux produits… ». Il faudra sans doute des années pour y parvenir et affiner le système, mais l’enseigne américaine Kroger teste déjà le système de prix personnalisés depuis un an. Une approche 2.0 de la relation client serait d’ailleurs un moyen pour la distribution de résister aux initiatives des e-commerçants et des marques de grande consommation qui développent elles aussi des sites marchands. « La distribution française a mis quelques contreforts grâce au click & collect, avec un modèle qui est le plus avancé au monde, mais elle reste souvent bloquée sur la décennie des années 80, où elle était à la pointe de son secteur, estime le DG France de Dunnhumby. Aujourd’hui, il faut qu’elle investisse car des concurrents vont arriver. Si demain Amazon livre l’alimentaire à des coûts raisonnables, les lignes vont bouger et cela ira très vite. »
Et que dire des révolutions à venir quand les caisses des magasins pourront interagir avec les smartphones ou que le fond de placard de la famille sera géré par les objets connectés… Le magasin deviendra plus que jamais un lieu de vie et le cœur de nouvelles expériences. Science-fiction ? Pas si sûr…
Christine Monfort
Article paru dans la revue digitale n°9 : La Data, et moi, et moi… émois ?