Gouvernance de Donald Trump : un coup de force, pas encore un coup d’Etat
Réflexions sur l’évolution institutionnelle de l’Amérique et sur la réunion Trump-Vance-Zelensky à la Maison-Blanche en s'appuyant sur les deux révolutions - une sur le plan intérieur et l'autre sur le plan extérieur - que mettrait en œuvre Donald Trump.
Donald Trump déchire le drapeau américain – Image créée avec Ideogram – @Christophe Lachnitt
Si l’on prend un peu de champ sur les événements, il me semble que Donald Trump met en œuvre deux révolutions :
Sur le plan intérieur, il veut soumettre les branches législative et judiciaire du gouvernement fédéral à sa branche exécutive.
Sur le plan extérieur, il veut soumettre la puissance américaine réelle à sa puissance personnelle rêvée.
Je me focaliserai dans cet article sur la première révolution, qui est moins traitée en France que la seconde, à laquelle je ne consacrerai donc que l’encadré présenté en toute fin d’article.
Lorsqu’il écrit, il y a moins d’un mois, sur Truth Social, que “celui qui sauve son pays ne viole aucune loi”, Donald Trump ne reprend pas seulement une formule souvent attribuée, sans certitude historique, à Napoléon. Il exprime surtout le mantra de tous les autocrates qui s’estiment au-dessus des lois en assimilant leur volonté personnelle à l’intérêt national. Son Vice-Président, JD Vance, est encore plus précis lorsqu’il explique sur X : “Si un juge tentait de dire à un général comment mener une opération militaire, ce serait illégal. Si un juge essayait de donner des ordres au Procureur général [ministre de la Justice] sur la manière d’utiliser son pouvoir discrétionnaire en tant que procureur, ce serait également illégal. Les juges ne sont pas autorisés à contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif”. Cette dernière phrase est en contradiction flagrante avec la Constitution américaine.
C’est pourtant armé de telles certitudes que Donald Trump a, depuis son retour à la Maison-Blanche, pris une série de décisions (dont l’énumération ci-dessous ne vise pas à l’exhaustivité), qui, si elles ne sont pas encore constitutives d’un coup d’Etat, représentent un coup de force contre la démocratie et la république américaines :
Il a publié un décret lui donnant autorité sur les agences de régulation (e.g. FCC, FTC, SEC) auxquelles le Congrès a conféré, depuis les années 1880, une indépendance vis-à-vis de la Maison Blanche.
Il cherche à modifier l’interprétation d’une partie du 14ème amendement de la Constitution qui accorde la citoyenneté à la plupart des bébés nés sur le sol américain et “soumis à la juridiction” du gouvernement des Etats-Unis. Il est considéré que cette disposition inclut les enfants nés de parents sans papiers. Dans un décret, Donald Trump a invoqué une théorie selon laquelle cet article ne s’appliquerait pas aux bébés dont les parents ne sont pas citoyens américains ou résidents permanents légaux, et ce alors que les visiteurs ou les personnes sans papiers sont soumis à la juridiction des procureurs du gouvernement américain s’ils enfreignent la loi.
Il a invoqué son rôle constitutionnel de commandant en chef de l’armée et présenté les migrants comme des envahisseurs, ce qui revient à brouiller à son bénéfice les frontières entre l’application de la législation sur l’immigration et les pouvoirs de guerre présidentiels. C’est ainsi que, par exemple, il stipula que les migrants nouvellement arrivés ne pourraient pas invoquer la loi leur permettant de demander l’asile aux Etats-Unis car ils participent censément à une invasion du territoire américain.
Toujours à propos de l’immigration, il a, sur le modèle de ce qu’il avait effectué en 2019, déclaré une urgence nationale à la frontière sud du pays et invoqué la loi qui permet aux Présidents, en cas d’urgence, de réorienter des budgets militaires vers des projets de construction afférents. L’objectif est d’allouer davantage de fonds publics à son projet de mur frontalier que les sommes autorisées par les législateurs. Or, dans la constitution américaine, le Congrès détient le pouvoir d’autoriser les dépenses du gouvernement fédéral – c’est même le principal pouvoir de la branche législative du gouvernement fédéral américain pour contrôler ses deux branches exécutive et judiciaire.
Dans la même veine, lorsque Donald Trump coupe, au-delà du pouvoir discrétionnaire du Président dans ce domaine, plusieurs centaines de milliards de dollars de dépenses entérinées par le Congrès, il dépasse ses prérogatives. La Cour suprême, alors dominée par des républicains, statua en effet en 1975 à l’unanimité contre la tentative de Richard Nixon de saisir certains fonds alloués par le Congrès. Le démantèlement de l’agence américaine d’aide au développement, USAID, est donc certainement anticonstitutionnel et fera l’objet d’un débat devant la Cour suprême.
Il a déclaré une urgence énergétique sans précédent et sans le moindre fondement sur le plan des hydrocarbures (les Etats-Unis produisent plus de pétrole qu’aucun pays ne l’a jamais fait dans l’Histoire) afin d’autoriser des forages sans limites en suspendant les protections légales en matière d’environnement.
Il a demandé aux procureurs de ne pas appliquer une loi interdisant TikTok jusqu’à ce que son propriétaire chinois vende ses actifs américains, alors que ladite loi avait été signée par le Président Biden, après qu’elle eut été adoptée avec un large soutien bipartisan au Congrès, et que la Cour suprême en a ensuite confirmé la validité à l’unanimité. Rappelons que la Constitution américaine établit que les Présidents “veilleront à ce que les lois soient fidèlement exécutées“.
Il a limogé les inspecteurs généraux indépendants et non-partisans de presque tous les ministères, alors qu’il n’en a pas le droit dans ces conditions. Le rôle de ces auditeurs est d’examiner les actions d’une agence gouvernementale ou d’une organisation militaire afin de s’assurer de leur conformité aux politiques gouvernementales, de vérifier l’efficacité des procédures de sécurité, et de mettre au jour d’éventuels gaspillages, fraudes, vols ou activités criminelles.
Son ministère de la Justice a ordonné au procureur du district sud de New York d’abandonner ses poursuites pour corruption contre le maire de la ville, Eric Adams, en échange du soutien du démocrate à la répression trumpiste contre l’immigration illégale, et ce y compris en contravention avec les lois en vigueur dans l’Etat de New York. Signe de l’impunité dont se sent dotée l’administration Trump, cet échange fut admis par les deux parties lors d’une interview télévisée conjointe sur Fox News, au cours de laquelle il fut également clarifié que, si Eric Adams décidait de ne plus soutenir la politique d’immigration de Donald Trump, il ferait de nouveau face aux accusations de corruption. En clair, un pacte de corruption avéré remplace un pacte de corruption allégué.
Il a congédié les procureurs qui avaient enquêté sur lui.
Il a donné à Elon Musk un pouvoir presque sans limites à la tête du DOGE (Department of Government Efficiency), son entité chargée de rationaliser le gouvernement fédéral, qui, outre ses conflits d’intérêt évidents avec l’entrepreneur, souille tous les principes de l’action publique américaine. En particulier, l’accès des équipes du DOGE aux systèmes informatiques de certains ministères stratégiques, y compris les données personnelles et fiscales des Américains, est indéfendable sur le plan légal.
Il a procédé à des licenciements massifs de fonctionnaires, au mépris des lois sur la protection de la fonction publique.
Il a ciblé, notamment par des décrets, les initiatives de diversité, d’équité et d’inclusion, ainsi que les programmes d’enseignement, et a demandé à la Procureure générale (ministre de la Justice), Pam Bondi, de diriger un groupe de travail sur l’éradication des “préjugés anti-chrétiens” au sein du gouvernement fédéral.
Il a retiré à Mike Pompeo et John Bolton, deux de ses anciens collaborateurs lors de son premier mandat qui l’ont critiqué depuis lors, leurs protections de sécurité malgré les menaces étrangères(notamment iraniennes) qui pèsent sur eux et malgré le fait que, ayant lui-même échappé de peu à une tentative d’assassinat, il devrait être particulièrement sensible à ce genre de risques.
Last but not least, il s’en prend aux médias (et aux instituts de sondage) :
Avec des procès absurdes très coûteux, les menaçant des pires représailles du gouvernement fédéral s’ils ne cèdent pas à son chantage.
En boycottant, dans une démarche orwellienne, l’une des plus grandes agences de presse au monde, The Associated Press, parce qu’elle refuse d’utiliser le langage qu’il veut imposer.
Donald Trump viole donc nombre de principes constitutionnels, au premier rang desquels la séparation des pouvoirs, l’égalité devant la loi et la liberté d’expression. Mais il contrevient aussi à des normes républicaines, par exemple avec la grâce de presque tous les 1 600 individus inculpés ou condamnés pour leur participation aux événements du 6 janvier 2021 : si cette décision est conforme aux pouvoirs présidentiels décrits dans la Constitution, c’est la première fois que ceux-ci sont mis à profit pour amnistier les auteurs d’une tentative de coup d’Etat qui, de surcroît, fit plusieurs morts.
En réalité, Donald Trump a adopté la “théorie de l’exécutif unitaire”, une exégèse révisionniste de la Constitution selon laquelle le pouvoir du Président sur la branche exécutive devrait être total sans connaître de restrictions, par exemple, de sa capacité à licencier tout fonctionnaire de son choix ou à contrôler des agences normalement indépendantes. Il va même au-delà de cette vision en voulant mettre en place des fonctionnaires et des militaires recrutés et promus en fonction de leur fidélité à sa personne, et non de leurs mérites et de leur loyauté à l’Etat américain.
L’extension incontrôlée du pouvoir présidentiel a connu de rares précédents qui, toujours, ont concerné la sécurité nationale et pas des domaines aussi divers que ceux aujourd’hui ciblés par Donald Trump. Ainsi par exemple, au début de la guerre de Sécession, Abraham Lincoln suspendit-il les droits d’habeas corpus et dépensa-t-il des fonds publics que le Congrès, qui n’était pas en session, n’avait pas alloués. Lorsqu’il put se réunir, Abraham Lincoln lui envoya une lettre l’informant de ce qu’il avait fait et lui demanda fameusement : “Toutes les lois, sauf une, doivent-elles rester inexécutées, et le gouvernement lui-même doit-il s’effondrer, de peur que cette loi ne soit violée ?” Le Congrès ratifia rétroactivement ses agissements. C’est sur cet épisode que Richard Nixon se fonda pour énoncer l’une des plus célèbres phrases de sa carrière politique : dans son interview avec David Frost, il souligna, à propos du scandale du Watergate, que “lorsque le président fait quelque chose, cela signifie que ce n’est pas illégal”. Mais ni Richard Nixon ni a fortiori Abraham Lincoln n’allèrent aussi loin que Donald Trump dans leur défi à la Constitution américaine.
Le coup de force actuel se transformerait en coup d’Etat si Donald Trump ne tenait pas compte de décisions judiciaires contre ses agissements, qu’elles émanent de juges ou de la Cour suprême, et appliquait sa proclamation napoléonienne. La crise constitutionnelle, aujourd’hui latente car elle n’a pas (encore) débouché sur un conflit ouvert entre des branches du gouvernement fédéral, deviendrait alors patente. En l’occurrence, un juge fédéral a déjà affirmé que la Maison-Blanche n’avait pas tenu compte de son ordre de débloquer des milliards de dollars de subventions fédérales, ce qui constitue la première manifestation d’un défi de l’administration Trump à la branche judiciaire du gouvernement. Il reste à voir si un tel épisode va se reproduire et, surtout, si la Maison-Blanche ignorerait une décision majeure de la Cour suprême. Il en a déjà méconnu une, à propos de TikTok (cf. supra), mais qui n’est pas aussi marquante que le serait une décision sur l’acquisition de la citoyenneté ou la séparation des pouvoirs. Cependant, l’attitude de Donald Trump au sujet de TikTok peut être vue comme un premier test de la résolution des contre-pouvoirs américains à se faire respecter.
Il est donc impossible de ne pas s’inquiéter des ressemblances de plus en plus évidentes entre l’approche de Donald Trump et celles de Viktor Orban, voire de Vladimir Poutine : lors de leurs prises de pouvoir respectives, l’accumulation de changements apparemment incrémentaux se révéla avoir un impact dramatique sur les libertés. Dans chaque cas, la démocratie ne s’aperçut pas assez vite, telle la grenouille dans la marmite, qu’elle perdait vie. Certes, Donald Trump n’a pas encore, à la différence du Hongrois qui, selon le Parlement européen, dirige une “autocratie électorale”, réécrit la Constitution ou changé les lois électorales à son seul avantage. Mais il évoque régulièrement un troisième mandat… Qu’il l’accomplisse comme Président, ou comme Vice-Président de JD Vance (ou d’un autre affidé) à la Medvedev-Poutine, ne changerait pas grand-chose aux répercussions sur la démocratie américaine. D’ici là, il faudra observer les élections de mi-mandat, généralement hostiles au Président en place, et les manoeuvres des équipes de Donald Trump pour manipuler, d’une manière ou d’une autre, les scrutins qui pourraient faire basculer l’équilibre politique au Congrès.
Avant d’éventuellement en arriver là, il semble que Donald Trump appelle de ses vœux un arbitrage de la Cour suprême, où il a nommé des ultra-conservateurs, sur les pouvoirs présidentiels. Le premier arbitrage de cette nature pourrait concerner Hampton Dellinger, le directeur d’une agence fédérale chargée de protéger les lanceurs d’alerte1, qui a contesté son licenciement par Donald Trump. Une juge américaine l’a réintégré temporairement dans son emploi, considérant que le Président ne pouvait pas le congédier sans apporter une preuve de sa mauvaise conduite.
Au fond, Donald Trump incarne jusqu’à la caricature la version américaine d’un recul démocratique sensible à l’échelle mondiale. Son approche confirme que, si les politiciens traditionnels défendent à l’excès les règles et les procédures, perdant souvent de vue les résultats de leur (in)action, les populistes font, eux, semblant de s’intéresser aux résultats, mais ne font que transgresser les règles et annihiler les procédures.
Les répercussions historiques de sa démarche pourraient être singulièrement dévastatrices étant donné le rôle que les Etats-Unis jouent comme modèle philosophique et leader du monde libre.
L’anomie américaine est une menace pour le monde.
Politique étrangère : l’abdication volontaire de la puissance
Ce qu’illustre, au fond, l’avanie infligée, il y a quelques jours, à Volodymyr Zelensky par Donald Trump et JD Vance dans le Bureau ovale2 est l’abdication de la puissance nationale réelle des Etats-Unis au service de la puissance personnelle rêvée de Donald Trump.
Cet épisode est l’équivalent, sur le sol américain, de la conférence de presse tenue à Helsinki, en 2018, au cours de laquelle Donald Trump avait affirmé, aux côtés de Vladimir Poutine, qu’il croyait davantage ce dernier que les services de renseignement américains à propos de l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016.
La réunion de vendredi dernier était un guet-apens3 préparé dans l’objectif de disqualifier Volodymyr Zelensky, honni par Vladimir Poutine qu’il a empêché de conquérir Kiev en trois jours comme il l’avait prévu. Les demandes américaines subséquentes de démission du Président ukrainien vont dans le même sens. Après avoir blâmé l’Ukraine pour sa propre invasion quelques jours plus tôt, Donald Trump reprocha, vendredi, à son Président de ne pas vouloir faire la paix avec un envahisseur qui ne ralentit pas le rythme de ses crimes de guerre et dans le cadre d’une négociation dont le parrain ne veut lui accorder aucune garantie de sécurité sérieuse. Or l’Ukraine a payé le prix le plus cher pour savoir ce qui l’attend dans ce contexte : en 1994, les dernières garanties de sécurité majeures qui lui furent données, y compris par la Russie, en l’échange de pas moins que son renoncement à ses armes nucléaires, furent trahies par Vladimir Poutine avec son invasion partielle du pays (en Crimée et au Donbass) en 2014, sa tentative d’invasion totale en 2022 et la violation des cessez-le-feu conclus entre-temps (notamment celui de 2019 que Volodymyr Zelensky évoqua d’ailleurs devant Donald Trump et JD Vance). Dans l’esprit de Donald Trump, c’est la démocratie agressée qui, si elle se défend, fait courir le risque à la planète d’une troisième guerre mondiale, ce dont il accusa Volodymyr Zelensky vendredi, et non le despote agresseur qui a passé son règne à attaquer ses voisins. Dans la même logique, le Président américain demande des concessions toujours plus importantes à la proie et aucune à l’assaillant.
Pis encore, après cette funeste réunion, Donald Trump révéla sa réelle motivation : ne pas faire de peine à Vladimir Poutine, qu’il n’a jamais critiqué, même de manière voilée, et avec lequel il est plus déférent qu’avec les alliés historiques de l’Amérique. Interrogé sur ce que Volodymyr Zelensky devrait faire pour pouvoir reprendre langue avec lui, Donald Trump déclara : “Il doit dire qu’il veut faire la paix. Il ne doit pas dire ‘Poutine ceci’, ‘Poutine, cela’, que des choses négatives à son propos“. Au lieu de faire pression sur l’agresseur afin qu’il arrête ses actes de barbarie, il fait pression sur l’agressé pour qu’il ne dise surtout pas de mal de son bourreau. En outre, il a d’ores et déjà accordé beaucoup d’avantages audit bourreau, le réintégrant dans la communauté internationale en réouvrant le dialogue avec lui et reprenant mot pour mot tous ses arguments : il a notamment osé déclarer que l’Ukraine n’aurait “jamais dû commencer la guerre“, qu’elle détourne “la moitié” de l’aide américaine, et que Volodymyr Zelensky, qui ne bénéficie que de “4% d’opinions favorables” dans son pays, est “un dictateur sans élections” qui ne veut pas la paix (autant de mensonges). Donald Trump insiste également sur la nécessité d’organiser des élections en Ukraine, perspective que Vladimir Poutine appelle de ses voeux afin de conquérir le pays, à travers une manipulation numérique et électorale, sans avoir à combattre plus longtemps.
En réalité, depuis le début de ces négociations, Donald Trump tance Volodymyr Zelensky pour son propre échec à mettre fin au conflit – ce qu’il avait promis de faire en 24 heures – parce qu’il n’ose pas incriminer le vrai responsable de cette situation, Vladimir Poutine. N’oublions pas que, dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, Donald Trump avait affirmé qu’il s’agissait d’un coup de génie.
Depuis longtemps, je m’interroge, comme beaucoup, sur l’allégeance de Donald Trump à Vladimir Poutine. On ne saura jamais s’il est réellement un agent de Moscou ou s’il est seulement dépendant de la Russie – ses entreprises ont été financées et sauvées par des fonds russes depuis la deuxième moitié des années 1980. Toujours est-il que le principe du rasoir d’Occam nous indique que Donald Trump ne cède pas l’intérêt national américain à Vladimir Poutine par conviction mais par peur d’être lâché par son maître. Agent ou serf, en définitive peu importe.
Incidemment, l’attitude de Donald Trump à l’égard de la Russie dans la guerre avec l’Ukraine, que l’on compare beaucoup à celle de Neville Chamberlain et Edouard Daladier lors de la conférence de Munich en 1938, est à mon sens plus proche de celle de Joachim von Ribbentrop lors de la signature du pacte germano-soviétique en 1939. En effet, même si Donald Trump n’a pas l’intention d’envoyer ses troupes combattre aux côtés de celles de Vladimir Poutine, il est beaucoup plus investi dans le combat géopolitique auprès de ce dernier que les démocraties européennes ne le furent aux côtés d’Adolf Hitler en 1938. Si Neville Chamberlain et Edouard Daladier signèrent à contre-cœur les accords de Munich, Donald Trump est de tout cœur engagé avec Vladimir Poutine. Cela fait toute la différence.
Cet engagement surgit d’ailleurs au milieu de la récente réunion tenue dans le Bureau ovale, lorsque Donald Trump expliqua que Vladimir Poutine et lui avaient tous deux été victimes de la supposée duperie accusant le Président russe d’ingérence dans l’élection présidentielle de 2016 pour l’aider à remporter le scrutin. Alors que cette ingérence a été démontrée de manière incontestable, Donald Trump considère son perpétrateur comme la victime de ses accusateurs. Donald Trump, c’est en quelque sorte M. Perrichon à l’envers : si dans Le voyage de Monsieur Perrichon, le principal personnage ressent une hostilité à l’endroit de celui qui l’a sauvé d’un danger, Donald Trump, lui, attend que l’Amérique soit reconnaissante envers celui qui a corrompu son processus électoral.
Il faut dire que ce qui a dénaturé la démocratie américaine l’a aidé à devenir Président et que le reconnaître ferait éclater la bulle de son immensurable ego. En plus d’être l’agent ou le serf de Vladimir Poutine, Donald Trump est son obligé. Et sa dépendance à son égard ne lui permet pas de se comporter comme M. Perrichon. En comparaison de ces facteurs personnels, la convergence idéologique que Donald Trump partage avec le tyran russe pour l’amour de la puissance (sincère chez Donald Trump) et le rejet de la supposée dérive morale de l’Occident (que Donald Trump a longtemps embrassée et même incarnée4 avant de la combattre aujourd’hui) pourrait presque passer pour secondaire.
De fait, il faut admettre que la meilleure grille de lecture de la stratégie géopolitique de Donald Trump est son autolâtrie. Il est tout sauf un idéologue. Il a changé d’avis sur presque tous les sujets depuis qu’il était un démocrate new yorkais bon teint, sauf ceux relevant de sa vision de la vie fondée sur la loi du plus fort et ceux dictés par ses bailleurs de fonds russes – il attaque par exemple l’OTAN depuis 1987 au moins. En outre, les seconds rôles du drame de vendredi (JD Vance, Marco Rubio et Lindsey Graham), comme un nombre incalculable des soutiens du Président, professent aujourd’hui l’inverse des convictions et des principes qu’ils proclamaient jadis. Dans cet écosystème trumpiste, les vrais idéologues, au premier rang desquels Steve Bannon, sont beaucoup plus rares que les opportunistes et ils ne sont pas toujours, comme Stephen Miller, membres du premier cercle.
Ainsi la puissance personnelle rêvée de Donald Trump repose-t-elle sur sa sujétion à Vladimir Poutine, à laquelle il sacrifie la puissance réelle de l’Amérique. Alors que celle-ci est infiniment plus forte que la Russie sur tous les plans – symbolique, économique, géopolitique, militaire, technologique… –, elle n’est même pas le partenaire dominant dans sa nouvelle alliance avec elle. Comme son récent vote honteux aux Nations unies l’a montré, elle agit presque en Etat satellite du pays dirigé par Vladimir Poutine. Il n’y a pas qu’à l’ONU que cette nouvelle réalité se manifeste : l’unité chargée, au sein du FBI, de surveiller l’ingérence politique étrangère sur les réseaux sociaux et dans les opérations électorales, a récemment été supprimée, de même que celle dont la mission était de saisir les actifs des oligarques russes pour punir la Russie de son agression contre l’Ukraine.
Il y a quelques années déjà, Donald Trump avait tout lâché dans la négociation de son administration avec les Talibans pour obtenir la paix. Il est engagé dans la même démarche avec Vladimir Poutine, jusqu’à faire cesser les opérations offensives cyber américaines contre la Russie sans la moindre réciprocité de cette dernière. Que son objectif soit d’obtenir le prix Nobel de la Paix ou de servir son maître russe, les conséquences seront les mêmes.
Or je ne crois pas une seule seconde, comme les apologistes de Donald Trump nous le serinent, que son approche à l’égard de la Russie relève d’une grande stratégie géopolitique à la Nixon-Kissinger inversée afin de séparer la Russie de la Chine. Même si tel était le cas, il mettrait cette stratégie en oeuvre sans tenir compte du contexte géopolitique, qui est très différent de ce qu’il était en 1972, notamment en raison de sa multipolarité, et aborde la Russie en position de faiblesse, ce que Richard Nixon ne fit jamais vis-à-vis de Mao Zedong et Zhou Enlai.
C’est aussi pour promouvoir sa puissance personnelle, cette fois sur la scène intérieure, que Donald Trump démantèle USAID, l’agence américaine d’aide au développement, domaine qui ne représente pourtant que 1% du budget fédéral américain. Mais, ce faisant, il sacrifie une nouvelle fois la puissance réelle américaine en laissant le champ libre aux ambitions chinoises et russes dans tous les pays dont l’Amérique se retire.
C’est toujours dans le même objectif que les Etats-Unis adoptent désormais une attitude de prédateur à l’égard du Canada, de Gaza, du Groenland, de Panama et des minerais ukrainiens : il s’agit que le second (deuxième ?) mandat de Donald Trump se concrétise par un gain géographique visible, où le nom et la statue de Donald Trump pourront satisfaire son narcissisme. La répugnante vidéo consacrée à la transformation de Gaza qu’il a récemment diffusée sur les réseaux sociaux est éclairante à cet égard. Cette approche affaiblit derechef l’Amérique en donnant un blanc-seing implicite à la Chine pour attaquer Taiwan, dont la conquête aurait des effets gravissimes, sur les plan géopolitique et technologique, pour les Etats-Unis.
La soumission de Donald Trump, et son goût pour l’isolationnisme et le mercantilisme, pourraient permettre à Vladimir Poutine, si l’Europe ne sort pas de son aboulie, de reconstituer la partie est-européenne de l’empire soviétique, dont il avait qualifié la chute de “plus grande catastrophe géopolitique du siècle”. L’Europe n’a pas vu le drame arriver, alors qu’il était prévisible depuis plusieurs années (cf. mes écrits sur Superception) : l’éloignement américain de l’Europe n’est pas nouveau, même s’il a été protéiforme, entre le pivot vers l’Asie de Barack Obama et l’alignement avec la Russie de Donald Trump.
L’Europe, qui s’est maintenue dans une relation de confortable infantilisation vis-à-vis de son protecteur américain, se retrouve aujourd’hui dans la plus mauvaise situation, impréparée face à une crise majeure, à certains égards existentielle. Dorénavant, il lui faut considérer que l’Amérique trumpiste n’est plus l’alliée du monde libre dont elle était le leader. On ne peut même plus exclure qu’elle sorte de l’OTAN, dont l’article 5 est d’ores et déjà incertain, ou retire ses troupes stationnées sur le Vieux Continent. Ses nouveaux alliés sont la Russie poutinienne, la Hongrie de Viktor Orban et l’AfD néo-nazie allemande.
Cette évolution confirme, comme je l’ai toujours écrit, que l’âge adulte de l’Europe sera le fédéralisme, y compris dans les domaines géopolitique et militaire5.
1 Special Counsel of the U.S. Office of Special Counsel.
2 Donald Trump conclut cette réunion en disant qu’elle constituerait “un grand moment de télévision”. Ce alors même qu’il en allait de la survie d’une nation démocratique et que Volodymyr Zelensky lui avait montré quelques moments plus tôt des photos des civils ciblés, des prisonniers de guerre torturés et des enfants enlevés par les troupes de Vladimir Poutine. Cette réunion, au fond, manifesta l’irréconciliable différence entre résistance (Zelensky) et indécence (Trump et Vance).
3 Comme d’habitude, JD Vance, l’un des plus détestables soutiens de Donald Trump, se distingua par le niveau de sa malhonnêteté intellectuelle, de son arrogance et de sa vilenie.
4 Donald Trump alla jusqu’à déclarer que le fait de ne pas attraper des maladies sexuellement transmissibles fut l’équivalent de sa guerre du Vietnam.
5 Ce qui ne passe pas forcément par une armée européenne.
Mika Brzezinski et Joe Scarborough (image réalisée avec Midjourney) – (CC) Superception
Les Newsletters du groupe INfluencia : La quotidienne influencia — minted — the good. Recevez une dose d'innovations Pub, Media, Marketing, AdTech... et de GOOD