INfluencia : Les élections présidentielles ont confirmé la montée des extrémismes en France et la perte de vitesse extrêmement rapide des partis traditionnels. Comment expliquez vous ce phénomène et quelles peuvent être ses conséquences?
Gérard Mermet : La désaffection à l’égard des partis et des responsables politiques s’est accrue au fil des années, jusqu’à produire une défiance généralisée. Les frustrations et les rancœurs se sont accumulées, puis accélérées dans le contexte récent de la pandémie, de la guerre en Ukraine et des autres menaces pesant sur l’avenir. Cet état d’esprit a favorisé le déni de réalité déjà apparent depuis des années, et l’incapacité de notre société à s’adapter au « nouveau monde ». Les défis à relever étant de plus en plus complexes, et donc difficiles à appréhender par les citoyens, ceux qui leur proposent des solutions simples, voire simplistes, bénéficient d’une audience croissante. C’est le cas des partis extrémistes, qui ont en outre la « chance » de ne pas avoir été au pouvoir, donc de ne pas pouvoir être accusés d’avoir échoué. Ces partis surfent sur les colères et les fractures sociales, créent des polémiques, désignent des boucs-émissaires et proposent des solutions radicales : isoler le pays en fermant ses frontières, y compris aux autres Européens pour les uns; continuer de dépenser sans tenir compte de la situation financière désastreuse du pays pour les autres. Mais ceux qui ont gouverné le pays ne sont pas pour autant exempts de reproches. Ils ont parfois manqué de courage pour alerter sur les difficultés en cours et à venir. Ils ont acheté au prix fort la paix sociale, et n’ont pas mis en œuvre les réformes structurelles nécessaires (efficacité de l’État, lutte contre les inégalités, financement des retraites, changement de comportement en matière de consommation…). Ce phénomène ne concerne pas seulement la France. L’écart de valeurs et de pratiques entre les régimes « démocratiques » et ceux dits « illibéraux » est de plus en plus apparent. Il entretient le doute, le ressentiment et l’irrationalité. Cela pourrait conduire dans les premiers à de graves conflits sociaux si la confiance n’est pas rétablie.
IN : Quels impacts risquent d’avoir la hausse de l’inflation et la crise énergétique sur la société française ?
G. M. : Beaucoup de Français refusent encore de voir que les probables difficultés d’approvisionnement en énergie mais aussi en matières premières et en certains produits alimentaires vont avoir un impact important sur leur confort de vie. Elles ne pourront être résolues sans efforts ou même sacrifices de la part d’une grande partie de la population. La hausse du pouvoir d’achat, pratiquement ininterrompue depuis les années 1960, ne sera plus possible pendant cette période d’adaptation nécessaire, tardive et probablement durable. Cela mettra plus encore en évidence les inégalités entre les « Tranquilles»(ménages aisés qui seront moins affectés que les autres par l’augmentation des prix et la rareté de certains produits) et les « Fragiles », qui les subiront beaucoup plus fortement. Il faudra donc inciter fortement les premiers à faire preuve d’exemplarité et de solidarité, sous peine d’accroître les fractures sociales et de renforcer une « lutte des classes » qui ne cesse de reprendre de la vigueur. Il faudra aussi aider les « Tranquilles » à devenir « Agiles » et « Mobiles », afin qu’ils soient moins affectés par la transition à titre personnel et puissent participer à l’effort collectif.
IN : La pandémie a t-elle été le révélateur des failles de notre société? Et si oui pourquoi et quelles sont ces failles?
G. M. : La France dispose de nombreux atouts : histoire, géographie,démographie, culture, épargne, infrastructures, protection sociale… Mais elle souffre également de certains handicaps : irréalisme,myopie, réglementarisme, goût du confort, culture de l’affrontement, individualisme, culte de l’exception… Son « modèle républicain», longtemps efficace pour offrir des perspectives à chacun, ne tient plus aujourd’hui ses promesses. La liberté, l’égalité et la fraternité sont, à des degrés divers, en recul. Les Français ne se reconnaissent plus dans un même système de valeurs pour guider leur vie. Cette anomie sociale alimente une anémie économique de plus en plus apparente. La conjonction de ces deux faiblesses crée une situation difficile à résoudre. D’autant que les atouts traditionnels du pays sont moins apparents que par le passé et nécessitent d’être rénovés.
IN : Dans votre dernier ouvrage, vous dites que « la planète est en danger » et que « l’humanité est menacée ». Quels sont les signes qui vous conduisent à ce constat ?
G. M. : Il est désormais acquis que nous devrons faire face à de nombreux défis. Environnemental, d’abord, avec le réchauffement du climat et ses conséquences, disparition d’espèces vivantes, pollutions, raréfaction des terres cultivables, etc. Économique, avec le retour de l’inflation, le niveau excessif de l’endettement ou la relation de plus en plus distanciée au travail. Démographique, avec l’accroissement de la population mondiale, l’urbanisation croissante, les mouvements migratoires ou le vieillissement. Sanitaire, avec le risque de nouvelles pandémies. Sécuritaire, avec la possibilité de nouvelles guerres conventionnelles ou modernes, le terrorisme ou autres formes de violence. Alimentaire, avec la dépendance aux importations de produits de base. Sociétal, avec la montée des inégalités, des colères et des incivilités. Politique, avec la tentation autoritaire, voire totalitaire qui se développe un peu partout. Technologique, avec les perspectives ambivalentes de certaines innovations de rupture (édition génétique, transhumanisme, collecte et utilisation des données personnelles…). Moral, enfin, avec la « dé-moralisation» (au double sens du terme) des populations due aux réseaux sociaux et aux « vérités alternatives» qu’ils colportent.
IN : Notre modèle économique actuel est-il durable ou doit-il être modifié ?
G. M. : Un système qui ne cesse d’accroître les dépenses en ne les finançant que par de nouvelles dettes ne peut être viable. Il va donc falloir modifier nos attitudes, nos comportements et nos modes de vie. Cela sera sans doute difficile, mais ce sera si nous y parvenons un mal pour un bien.
IN : Vous estimez que le temps est venu d’établir un « contrat vital ». Quel est-il ?
G. M. : Il s’agit de prendre conscience que la liste de nos droits s’est considérablement élargie au fil des années (même si tous ne sont pas respectés). Dans le même temps, celle de nos devoirs s’est plutôt raccourcie, avec la « dé-moralisation»de la société, déjà citée. Il me paraît urgent de rééquilibrer les deux plateaux de la balance, afin de pouvoir nous réconcilier et travailler ensemble pour un monde plus moral et plus durable. Le Contrat vital que je propose est en fait une description de ce que devrait être « -« l’honnête individu du XXIe siècle », digne et responsable de lui-même, mais aussi des autres. Une condition pour que ce siècle ne soit pas celui d’une catastrophe planétaire, une dystopie telle qu’elle est généralement présentée dans les livres et les films de science fiction.
IN : Etes vous aujourd’hui optimiste ou pessimiste ? Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
G. M. : Parmi les devoirs que je décris dans mon livre, il y a celui d’optimisme. C’est la seule façon que nous avons de relever les grands défis de cette époque inédite. Nous constaterons alors que nous pouvons, ensemble, réparer le monde et permettre aux générations futures de l’habiter.