9 avril 2025

Temps de lecture : 11 min

Générations ? Non, non ! X,Y, Z… Quel sens donner aux classifications générationnelles ?

Cinquième tendance de « Monde réel, mondes perçus », la septième édition de l’étude « Françaises, Français, etc. » réalisée par 366 et George(s), avec Kantar et Aday. Alors que quatre générations cohabitent dans les entreprises et les foyers, l’analyse générationnelle offre des clés pour comprendre leurs valeurs, leurs projets de société et leurs liens. Mais dans une perception d'accélération du temps, ces distinctions révèlent un flou générationnel inédit.

Alors que, pour la première fois en France, quatre générations se côtoient au travail (1) et parfois cinq en bonne santé dans un même foyer, les représentations et les symboles qui leur sont associés semblent de moins en moins opérants, jusqu’à brouiller les sédiments du monde social. Avec des marqueurs sociaux et culturels issus de la vingtaine, chaque génération élabore un prisme inédit pour lire et agir sur les événements, jusqu’à construire une mémoire collective. Très utile aux politiques et au marketing pour appréhender les attitudes et anticiper les comportements, l’analyse générationnelle vise à démontrer les singularités (et le déterminisme) de ces groupes sociaux dans leurs valeurs et dans leurs projets de société, comme la force des liens qui les unissent. Elle permet alors de décrire la nature des relations entre les générations, dont la coexistence a souvent été représentée comme un affrontement des Anciens contre les Modernes. … Avec une perception commune d’accélération du temps, ces analyses générationnelles peinent cependant à dépasser un flou existentiel inédit, où les caractéristiques distinctives s’effacent et où les principales revendications se rejoignent. Et ce, au moment où un désordre des âges s’installe dans une société plus ouverte à la remise en question, jusqu’à la déconstruction de nombre de stéréotypes.

Des générations aux généralités ?

Autrefois réservée à quelques experts sociologues ou statisticiens, l’approche générationnelle est devenue, depuis une vingtaine d’années, un marronnier journalistique, donnant régulièrement à des grands-parents dépassés, des parents perdus ou des enfants curieux, des clés simples de compréhension de l’autre et un témoignage vivant des changements sociaux. Remontons un peu le temps.

Si les générations Grandiose (1900-1920) et Silencieuse (1920-1945) sont moins connues des Français, elles restent néanmoins associées à une image d’Épinal de la France, à la crise de 1929 et aux guerres mondiales. Elles marquent, tant dans les perceptions que dans la réalité, des comportements d’obéissance et de loyauté envers la hiérarchie, comme des croyances fortes dans le progrès et le travail, pour une vie meilleure pour leurs enfants. La génération d’après-guerre (1945-1965), avec le retour de la croissance et du plein-emploi, a dessiné les contours d’une société de la consommation et des loisirs. Mais, ces Baby-boomers ont surtout en commun le sentiment satisfait d’avoir fait évoluer les conventions sociales par leur esprit rebelle et permis une libération des mœurs sans précédent.

Ce dont la Génération X (1965-1980) a certes profité – avec ses marqueurs de vie à jamais fluo des années 1980, valorisant la France qui ose de Bernard Tapie et l’individualisme – mais seulement un court moment, du fait de crises pétrolières à l’origine d’un retour du chômage, d’attentats terroristes et d’un nouveau virus meurtrier. Ces migrants de l’analogique, désormais au pouvoir, ont ainsi développé un certain scepticisme et de la frustration vis-à-vis de leurs aînés ainsi qu’une bonne dose de nostalgie. Les Millenials (ou Gen Y, 1980-1996) ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Enfants de la mondialisation, d’Internet et des smartphones, ils ont été élevés comme des rois pour qui rien n’est impossible. Ouverte aux autres, cette génération est cependant exigeante et soucieuse de son bien-être individuel. C’est pourquoi elle revendique un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. La Gen Z (ou zoomers, 1997-2010), la première à être totalement digitale, valorise à la fois une image toujours positive d’elle-même sur les réseaux, un goût pour des interactions rapides et fluides, à la limite de l’impatience, et le collectif, avec la création de communautés dans lesquelles chacun peut à la fois être le roi ou le valet des autres. Angoissée par les enjeux d’environnement, d’emploi et de sécurité avec le retour des attentats, cette génération conserve toutefois des aspirations élevées pour elle-même et pour le monde.

Enfin, la Gen Alpha (2011-2024), dont les contours sont encore mal dégrossis, définit pourtant déjà les nouveaux codes de l’influence, acte la disparition des frontières entre le réel et le virtuel, et intègre dans ses usages – sans véritable question encore – une intelligence artificielle servicielle. Impactée par le Covid-19, elle assume une part de vulnérabilité, renforcée par le contexte de polycrise, et fait du climat, comme de l’inclusion et du respect de la diversité, une exigence.

Des générations familiales aux générations de crises

Alors que ces rapides portraits suffisent la plupart du temps à nos projections, il est intéressant de noter que l’accélération du monde (essentiellement attribuée aux révolutions technologiques et aux crises désormais multiples et cumulatives) a clairement impacté le rythme des générations. À l’origine, les limites générationnelles étaient calquées sur une durée équivalente au temps de la reproduction (plus ou moins vingt-cinq ans à l’époque). Or, si c’était le cas aujourd’hui, elles devraient alors s’étendre pour correspondre à l’âge moyen du premier enfant (31 ans) (2). Mais il n’en est rien (quinze ans d’écart en moyenne). En alignant plus systématiquement l’empreinte générationnelle aux ruptures accélérées que nous vivons, il devient bien plus complexe pour les individus de s’identifier.

Car si toute génération se construit au fil de l’Histoire, elle n’existe finalement que dans la reconnaissance et l’adhésion de ceux qui la composent, en développant un sentiment d’appartenance quasi grégaire, un ancrage nécessaire pour des individus en perte de repères. Or, seuls 34 % des Européens déclarent valider cette identification générationnelle (3).

Générations ? Non, non !

Conscientiser cette appartenance, c’est aussi se sensibiliser à l’existence des autres dans leur particularisme à reconnaître ou à contester.

Or, même si des incompréhensions existent toujours entre les générations, le fondement d’un ressentiment naît le plus souvent d’une représentation de générations privilégiées et/ou insouciantes face aux enjeux. Si l’héritage des problématiques environnementales est de nature à tendre les rapports (75% des moins de 25 ans interrogés dernièrement jugent leurs parents responsables de la situation actuelle) (4) (Graphique 10), le sentiment de frustrations sociales et économiques a souvent été partagé par les générations depuis le retour du chômage dès les années 1970.

Le sociologue Louis Chauvel, dans sa réflexion sur la destinée sociale (5), a démontré que seuls les individus nés entre 1940 et 1950 ont tiré parti des bénéfices de l’État-providence et du plein-emploi, alors que toutes les générations qui ont suivi ont assisté à l’accroissement progressif des inégalités d’une société post-abondance (massification scolaire, baisse du rendement des diplômes, expansion des catégories moyennes et supérieures avec l’explosion du nombre de cadres, chômage de masse, inflation et baisse du pouvoir d’achat).

Cette différence entre les aspirations légitimes d’une génération et sa réalité ajoute donc à la rancœur. D’autant que l’approche générationnelle ne nous offre qu’une vue parcellaire de cette existence, qui peut être perçue ou vécue bien différemment selon le genre et l’origine sociale ou géographique. Il est clair encore aujourd’hui pour tous les Français, même s’ils le déplorent, que les jeunes appartenant aux classes populaires ne se voient pas offrir les mêmes chances d’ascension sociale que ceux des classes plus aisées. Et même si les experts notent alors volontiers la présence d’unités spécifiques (9) au sein d’une même génération, les décalages perçus par le grand nombre renforcent la confusion et l’impossibilité de se projeter vraiment. Ainsi, ce qui devrait être un repère, un prisme distinctif, évolue vers une imagerie certes témoin des époques mais qui perd progressivement sa légitimité dans la représentation des âges (Graphique 11).

Flou existentiel

Alors, dans un contexte où l’individu est devenu la norme, serait-il plus simple de revenir aux groupes d’âge symboliques (jeunes, adultes, vieux) pour rendre compte utilement de leur singularité et de leurs relations ? Cette articulation des âges est-elle aussi naturelle qu’il y paraît ? Il semblerait que cette construction ait été uniquement pensée autour de la valeur travail, la seule jusque-là considérée comme valable pour rythmer nos existences et rendre compte de nos dépendances.

Or, tandis que nos valeurs sont réexaminées post-Covid-19, le temps de la jeunesse s’étend (allon- gement des études, cohabitation plus longue avec les parents et parentalité plus tardive), et la longévité en bonne condition n’est plus simplement le fruit du hasard. Alors, quand l’exigence d’être soi-même devient plus importante que faire son âge, les seuils collectifs se brouillent (mature plus tôt, jeune plus tard) ou s’étirent (adulescence, maturescence…), en même temps que s’élèvent des revendications pour reconfigurer les représentations de l’extrémité des âges, vers plus d’utilité ou de visibilité.

Dans le monde d’avant, l’idéal de l’accomplissement humain donnait à chaque âge de la vie, dans sa hiérarchie linéaire, une valeur supplémentaire, une finalité, un sens qu’on lui enviait. En faire l’expérience conférait une aura de sagesse et une autorité naturelle, seules garantes d’une transmission réussie et d’une satisfaction d’avoir utilement contribué. Dans le monde d’aujourd’hui, l’autorité et la notoriété se confondent sur les réseaux où l’on croit volon- tiers de parfaits inconnus. L’apprentissage devient permanent avec l’ensemble des connaissances à portée de clic et la transmission s’est inversée.

Tous jeunes

Le pari de la jeunesse impacte désormais tous les âges (cf. les Sephora kids) (7), comme preuve absolue de dynamisme, de non-obsolescence et de progressisme. Il fait écho, pour les plus jeunes, à la peur du grand basculement vers une société dominée par les plus âgés (qui a déjà eu lieu en 2015) (8), comme l’exprime très bien Orelsan : « Tous les vieux votent, ils vont choisir notre avenir. Mamie vote Marine, elle a trois ans à vivre » (9) ; comme la peur de l’invisibilisation des autres dans une mort sociale injustifiée, à la manière du conte Le K, de Dino Buzzati.

Que nous dit le renouvellement inédit de la classe politique avec Léon Deffontaines (28 ans), Jordan Bardella (28 ans), Gabriel Attal (35 ans), Manon Aubry (34 ans) ou Marion Maréchal (34 ans) sinon cette aspiration à une jeunesse comme totem partagé par les générations ?

Et même parmi ceux qui appellent à faire tomber les derniers tabous en assumant leur âge (cheveux blancs, ménopause, sexualité…), leur dénomination continue de questionner. À quel âge devient-on senior ? Doit-on dire silver ou ancien ? Sur quels critères est-on vieux ? Et le grand âge l’est-il toujours, quand on voit fleurir les récits d’octogénaires décomplexés ? Avec une meilleure condition physique sur la durée, qui accentue la perception d’un décalage d’au moins quinze ans entre âge réel et âge perçu (10), il semblerait que le vieux, ce soit finalement toujours l’autre. Groucho Marx prophétisait ce rapprochement des générations : « À l’intérieur d’un vieux, il y a toujours un jeune qui se demande ce qui s’est passé. » Chacun développe alors des trésors d’inventivité ou d’humour pour s’autoqualifier, comme avec la newsletter d’Anne Thévenet, « Nold » pour « never old » – « trop vieux pour être jeune, trop jeune pour être vieux » –, Mesdames, le média de Maïtena Biraben ou S, le magazine de Sophie Davant, jusqu’à Florence Foresti qui se réjouit de son statut de quinqua – « 50 ans, c’est l’adolescence avec une carte bleue » (11) – et Vieux, d’Antoine de Caunes, « le magazine qu’on finira tous par lire ».

Moins inutiles ou hors d’usage, ensemble !

Mais, dans un environnement culturel plus universel qui tend à faire converger les références, cette indétermination des âges met aussi en lumière des réalités parfois communes et des combats qui deviennent plus collectifs. Les jeunes, comme les vieux, souffrent d’être disqualifiés par la société. Les jeunes, plus diplômés, sont souvent la variable d’ajustement du marché du travail (21 % sont au chômage) (8), avec l’insertion des jeunes issus des classes populaires, jusque-là plus rapide, désormais plus difficile par rapport à celle des jeunes issus des classes les plus aisées. Ce que ne compensent même pas les nouvelles solidarités familiales qui malheureusement reproduisent les inégalités. Parallèlement, les plus de 50 ans sont peu à peu exclus du système (ils représentent 58 % des chômeurs de longue durée) (8), alors que tous doivent travailler plus longtemps. Ensemble, ils partagent une peur du déclassement profonde, qui contraint l’émancipation et le niveau de vie, ce qui peut expliquer une vision plus clientéliste du travail (qui demeure essentiel à tous), une idée plus utilitaire du couple et une valorisation de la débrouillardise. Les jeunes éprouvent également une certaine fragilité et du stress qui peuvent les conduire à une forme de repli sur soi et d’isolement, dans une vie déjà plus sédentaire, même s’ils se jugent eux-mêmes plus heureux que ce que la société les voit (Graphique 12). Ainsi, les jeunes auraient moins d’amis, feraient moins la fête et l’amour, seraient plus victimes de syndrome dépressif, notamment lié à de l’écoanxiété (12), quand les plus de 60 ans sont 2 millions à déclarer souffrir d’isolement, dont 30 % de manière extrême (13). Les jeunes partagent également avec leurs aînés une vision plus craintive de l’extérieur, perçu comme anxiogène (attentats, virus, guerres…) et se rassurent un peu par l’exode urbain, autant choisi que subi.

Coincées dans le présent, ces deux tranches d’âge se retrouvent autour de projections à court terme et un goût prononcé pour la nostalgie de moments, vécus ou non, jusqu’au désir inédit d’un retour de valeurs conservatrices (masculinisme, tradwife), face aux revendications issues du mouvement #metoo. Leurs sensibilités culturelles peuvent se croiser sur les plateformes, dans les jeux vidéo ou dans les festivals. Orphelins des anciens dogmes, moins attachés au fait religieux, ils se sentent libres de se reconstruire dans une forme de syncrétisme, axé sur le développement personnel. Ils sont déjà à l’origine de nouvelles solidarités pour faire face (comme les auberges de seconde jeunesse Les Voisins) et la définition de nouvelles communautés électives pour tenter de briser le déterminisme de l’âge.

Enfin, ils se rencontrent sur certains combats, de la lutte contre les discriminations à une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux. Un même esprit vindicatif peut les animer, jusqu’à une commune tentation pour les extrêmes politiques. Ces rapprochements ont d’ailleurs un prix à payer étonnant, celui de reléguer le « tiers manquant » (14), l’adulte, pourtant pivot de l’existence, à une réalité fonctionnelle peu aspirationnelle, autour de visions plus contraignantes du couple, de la famille et du travail. Ainsi, le sujet de la juste représentation des âges et des générations n’est peut-être plus vraiment une lutte des classes d’âge, étayée par Pierre Bourdieu (15), mais plutôt une lutte des justes places dans la reconnaissance de l’utilité socio-économique des jeunes et la pertinence de ces professeurs de modernité et d’optimisme face aux enjeux ; dans le refus d’invisibilisation des plus seniors qui souhaitent continuer à contribuer, inculquer un peu d’esprit critique tout en s’autorisant à multiplier les expériences ; et, enfin, dans la revalorisation du statut d’adulte, qui porte tout de même le « gros de la charge ».

Avec un horizon de vie qui s’étend dans un monde où nos repères ont été bouleversés, il nous faut reconnaître que tous les âges se valent désormais, pour aider à identifier les continuités et pour accompagner le changement. Car, après tout, qu’est-ce qu’un adulte si ce n’est un « enfant gonflé d’âge » (16) ?

(1) « Diversité générationnelle : implications, principes et outils de management »,

Cécile Dejoux et Heidi Wechtler, Management et Avenir, no 43, 2011.

(2) Âge moyen des femmes à l’accouchement en France, Insee, 2023.

(3) Deuxième édition du rapport sur les générations 2024, Ipsos, mai 2024.

(4) « Les 15-25 ans et la crise environnementale », Ademe, juin 2023.

(5) Le Destin des générations, Louis Chauvel, PUF, 2010.

(6) « Une approche sociologique de la génération », Marx Devriese, Vingtième Siècle,

no 22, 1989.

(7) Phénomène issu des réseaux sociaux par lequel des fillettes entre 7 et 14 ans

achètent et se filment utilisant des produits de beauté réservés aux adultes

pour en faire la publicité.

(8) Tableau de l’économie française, Insee, édition 2020.

(9) Extrait de l’Odeur de l’essence, de l’album Civilisations, Orelsan, 2021.

(10) Étude de psychologues de l’université du Michigan et des chercheurs

de l’université du Minnesota et de Stanford (Californie), 2018.

(11) Extrait du spectacle Boys, Boys, Boys, Florence Foresti, 2022.

(12) Uniques au monde, Vincent Cocquebert, Arkhê, 2023.

(13) « Isolement social des aînés : des repères pour agir », ministère chargé

de l’Autonomie, octobre 2021.

(14) « “Jeunes” et “vieux” : les relations intergénérationnelles en question »,

Vincent Caradec, Agora débats/jeunesse, no 49, 2008.

(15) « La jeunesse n’est qu’un mot », Questions de sociologie, Pierre Bourdieu, 1984.

(16) Citation extraite de La Femme rompue, Simone de Beauvoir, 1967.

Allez plus loin avec Influencia

the good newsletter

LES FORMATIONS INFLUENCIA

les abonnements Influencia