Lorsqu’on lit les journaux, les pages web, ou qu’on regarde la télévision, on a le sentiment que le futur s’est absenté, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse.
Déconnecté du présent, il est ainsi laissé en jachère intellectuelle et en déshérence libidinale. Or, tout comme on a pu le dire de la nature elle-même, il a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime de notre vacuité projective, il est devenu très difficile à envisager, à dévisager. Orphelins des philosophies de l’histoire, piégés dans un flux qui nous submerge, nous perdons les moyens de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger. Nous ne parvenons plus à penser ce qui va survenir en prolongement de ce qui est.
Qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Nous l’ignorons pour une grande part, mais c’est paradoxalement parce que nous avons compris quelque chose : par des boucles nouvelles et inattendues, nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous (on songe par exemple à l’influence de l’activité anthropique sur l’évolution du climat). Mais alors, comment savoir ce qui va se passer si cela dépend en partie de ce que nous allons faire ? Nous pressentons que cet avenir-même que nous sommes en train d’anticiper par nos actions et nos choix pourrait se révéler radicalement autre, et au fond de nous-mêmes, nous le craignons.
Quel est le statut physique du futur ?
Nous avons l’habitude de représenter le temps par une ligne formée de points analogues à ceux qui se trouvent dans l’espace. Ce faisant, ne déplaçons-nous pas sa nature propre, au point peut-être de la contredire ? Dessiner d’un trait fléché l’axe du temps ne serait-il pas un geste quasi monstrueux, consistant à faire spatialement coexister – exister ensemble dans un même présent – des instants successifs qui, par définition, ne peuvent pas être tous présents… en même temps ? Cette représentation du temps masque en outre un problème redoutable : lorsqu’un instant est présent, où se trouvent les autres instants, notamment ceux du futur ? Existent-ils ailleurs, depuis la nuit des temps, attendant seulement de devenir présents l’espace d’un instant, au moment où le temps passera par eux ? Ou gisent-ils encore dans le néant, hors de toute réalité, pour ne devenir fugitivement réels qu’au moment où ils seront présents ? La question est en somme de savoir si le futur existe ou non déjà quelque part. Parce qu’elle interroge le temps en usant de termes relatifs à l’espace, elle déclenche en notre esprit un gigantesque embarras, et nous n’y répondons d’ailleurs que de façon bancale, en accordant au futur une ontologie vacillante, à mi-chemin entre réalité et irréalité.
Dans Le Don, Vladimir Nabokov faisait dire à son héros Fiodor : « Notre sentiment erroné que le temps est une sorte de croissance est une conséquence de notre état limité qui, étant toujours au niveau du présent, implique sa constante remontée entre l’abîme aqueux du passé et l’abîme aérien de l’avenir. » Abîme aqueux d’un côté, aérien de l’autre… Le temps semble coupé en deux, par deux sortes de pondérations que le présent démarque, sépare, oppose. Mais se pourrait-il qu’il s’agisse là, non d’une authentique réalité, mais d’un simple effet de perspective ? Qu’à rebours de nos perceptions et de ce qu’indique notre mémoire, le futur existât ni plus ni moins que le passé ? Des physiciens ont proposé une lecture de la théorie de la relativité d’Einstein allant dans ce sens. C’est la thèse dite de « l’univers-bloc », qui invite à considérer l’espace-temps comme une structure intégralement déployée au sein de laquelle tous les événements, qu’ils soient passés, présents ou futurs, coexisteraient.
Ils y auraient exactement la même réalité, de la même manière que les différentes villes de France coexistent en même temps dans l’espace, tout en étant situées en des lieux différents : tandis que je suis à Paris, Tourcoing et Marseille existent tout autant que la capitale, la seule différence entre ces trois villes étant que Paris accueille ma présence, alors que ce n’est le cas ni de Tourcoing ni de Marseille, du moins au moment où j’écris ces lignes. L’espace-temps contiendrait en somme l’intégralité de l’histoire de la réalité, chaque événement passé, présent ou futur y occupant, depuis toujours et pour toujours, une place bien déterminée. Cette thèse est bien sûr discutée et même controversée. On peut par exemple lui opposer le « présentisme », qui considère au contraire que seuls les événements présents sont réels : ceux-ci apparaissent et disparaissent en étant remplacés par d’autres, de sorte que la réalité est toujours nouvelle. En d’autres termes, il n’y aurait pas d’autre réalité que l’ensemble de ce qui, présentement, a lieu.
Vivre au présent ou au futur ?
Mais en attendant que cette question du statut du futur soit tranchée, il faut bien vivre. Or, vivre implique d’accorder à l’avenir un certain statut, ce qui suppose de l’investir avec des idées, des projets, des représentations, des désirs. N’est-ce pas là l’essence même de l’idée de progrès, aujourd’hui délaissée au profit de celle d’innovation ? Alors, le mieux est de concevoir une habile synthèse entre le présentisme et l’univers-bloc, de les mélanger pour donner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, qu’il y a encore place pour du jeu, des espaces pour la volonté et l’invention.
Bref, plutôt que de faire joujou avec le spectre de la fin du monde ou de se disloquer en une sorte d’immobilité trépidante, ne serait-il pas plus vivifiant de redynamiser le temps en force historique ? Au lieu d’attendre Godot, faisons le pari que l’an 2050 finira bien par atterrir dans le présent et tentons de construire, entre nous et lui, une sorte de filiation intellectuelle et affective. Ce qui suppose que nous nous posions collectivement les bonnes questions : Où sont les véritables déterminismes ? Quelles seront les conséquences de nos erreurs, caprices et aveuglements ? Y a-t-il des marges de manœuvre, et pour qui ? La réponse à ces questions relève d’une sorte de pari pascalien : soit nous considérons que l’avenir nous « tombera dessus » comme le ciel sur la tête ; soit nous admettons qu’il ressemblera peu ou prou à ce que nous en aurons voulu en faire.
Cet article est écrit par Etienne Klein et publié dans The Conversation dans le cadre de La Nuit des Idées. Evénement dont il est le parrain, et organisé par Universciences, le jeudi 25 janvier 2018 à la Cité des sciences et de l’industrie.