INfluencia : ces six derniers mois, le mouvement social autour de la réforme des retraites a connu 14 journées de manifestations. Qu’est-ce qui vous a plus particulièrement frappé dans la mobilisation et la colère qui se sont exprimées ?
Frédéric Micheau : avant tout la grande stabilité de l’opinion qui était d’emblée contre la réforme en raison des deux principales mesures – décaler l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans en 2030 et accélérer l’allongement de la durée de cotisations à 43 ans dès 2027, ndlr – même si d’autres aspects pouvaient être jugés plus positifs. Simultanément, beaucoup étaient convaincus que, de toutes façons, cette réforme irait à son terme, dans une forme de résignation par anticipation qui a sans doute aidé à son vote et à son entrée en vigueur. Cette opinion publique figée dans un sens comme dans l’autre – ce qui n’a pas toujours été observé lors des crises sociales précédentes – a montré qu’il n’y a pas eu de communication efficace ou que les communications des deux camps se sont neutralisées. Du côté du gouvernement, on n’a pas senti de volonté de faire œuvre de pédagogie très en amont de la réforme, ni de proposer un temps d’explication, de communication, d’information comme cela avait par exemple été le cas au moment de la réforme Sarkozy de 2010, menée par Eric Worth, où les paramètres avaient été bien expliqués… Les motivations de la réforme n’ayant pas été bien exposées, il s’est créé une sorte de dialogue de sourds ou une absence de dialogue qui a pu laisser croire à l’opinion que l’action publique ou politique se limiterait à imposer des réformes sur la base d’une stricte légitimité électorale, en faisant fi d’une légitimité politique.
La crise actuelle montre que l’on ne parvient pas à résoudre ou à combiner le conflit entre la démocratie représentative et la démocratie d’opinion, qui sont toutes les deux légitimes et recevables
IN : au-delà de la communication, d’autres raisons expliquent selon vous cette situation de blocage ?
F.M. : d’une certaine manière, ce que l’on a observé est une des conséquences de la campagne électorale escamotée lors de la présidentielle, qui a pu engendrer une frustration chez les citoyens, puis de la majorité relative issue des législatives. Si on se place dans une perspective encore plus longue, on peut aussi rattacher la situation actuelle à un conflit plus profond entre deux expressions de l’opinion publique.
IN : lesquelles ?
F.M. : d’un côté l’opinion publique formelle, c’est-à-dire la démocratie représentative avec les élus et les parlementaires dont le travail de délibération aboutit à des textes censés représenter la volonté générale. De l’autre, la démocratie d’opinion avec une expression plus informelle de l’opinion publique, qui se médiatise notamment à travers les sondages et les manifestations. Le conflit entre ces deux démocraties structure la Ve République depuis le milieu des années 80 et va crescendo depuis les années 90. Du fait de son élection, Emmanuel Macron a toute légitimité politique et juridique pour engager une réforme des retraites, qu’il arrive à faire voter malgré une majorité relative et, pourtant, ce texte annoncé lors de sa campagne électorale n’est pas accepté. Tout se passe comme si une partie de la population avait de plus en plus de difficulté à accepter le jeu régulier des institutions et à se résigner à être mise en minorité. La crise actuelle montre que l’on ne parvient pas à résoudre ou à combiner le conflit entre ces deux expressions démocratiques, qui sont toutes les deux légitimes et recevables.
Alors que les formes légales du fonctionnement de nos institutions sont strictement respectées, on voit se développer le sentiment d’une démocratie qui s’étiole
IN : le déclenchement du 49-3 a amplifié la colère des opposants à la réforme qui ont eu encore davantage le sentiment de ne pas être écoutés…
F.M. : l’usage du 49-3 est perçu comme une procédure anti-démocratique par excellence alors qu’il est tout à fait légal. C’est même un outil qui permet de faire advenir la décision politique plus rapidement. On pourrait d’ailleurs renvoyer l’opinion à ses contradictions. Il est difficile de déplorer d’un côté la lenteur de l’Assemblée nationale et dire, de l’autre, que le 49-3 est anti-démocratique… Alors que les formes légales du fonctionnement de nos institutions sont strictement respectées, on voit se développer le sentiment d’une démocratie qui s’étiole. Ce discours qui se répète à l’envi sur les réseaux sociaux, est ressenti notamment par ceux qui ne vont pas voter ou n’investissent plus les formes traditionnelles de la démocratie. C’est très inquiétant.
IN : comme au moment des Gilets jaunes, on a vu revenir des appels au référendum mais les demandes de référendum d’initiative populaire (RIP) ont toutes été refusées par le Conseil constitutionnel. Comment répondre à cette aspiration forte à un mode d’expression plus direct ?
F.M. : les citoyens y voient un moyen d’exercer directement leur pouvoir car, lorsque celui-ci est médiatisé par des élus, ils peuvent avoir le sentiment d’une inefficacité, d’une impuissance ou en tout cas de ne pas être totalement entendus. On vit depuis 2005 la plus longue période – 18 ans – sans utilisation du référendum, contre 16 ans entre 1972 et 1988. Pourtant, toute la Ve République est fondée sur l’utilisation du référendum. Pour le pouvoir, c’est une façon de s’adresser directement à l’opinion ou au peuple et de relégitimer celui qui pose la question. Le fait de ne plus y recourir renvoie aux conditions de l’exercice du pouvoir. Au début de la Ve République, De Gaulle a perdu un référendum et a démissionné. François Mitterrand en 1986 et en 1993, puis Jacques Chirac en 1997 ont perdu des législatives sans démissionner, alors que retirer une majorité à un président de la République est un acte fort. Le référendum fait partie des gestes symboliques qui peuvent ressourcer la démocratie. Etant donné les cotes de popularité actuelles du chef de l’Etat et de l’exécutif, il serait sans doute dangereux de proposer un référendum à question unique. On pourrait innover avec un référendum dans des formes renouvelées, qui permettrait de l’appliquer sur d’autres sujets que ceux sur lesquels il est actuellement limité – par exemple sur des questions d’éducation – ou poser des questions multiples. Cela pourrait être une piste à envisager au moment où on parle de réforme des institutions.
On vit depuis 2005 la plus longue période – 18 ans – sans utilisation du référendum. Pourtant, toute la Ve République est fondée sur l’utilisation du référendum
IN : serait-ce une manière de redonner confiance en la vie publique à des citoyens qui se détournent de plus en plus du vote ?
F.M. : les citoyens veulent continuer de s’exprimer entre les élections et participer à la décision politique, même si l’abstention montre que cette participation passe de moins en moins par la voie électorale. Quand on demande aux Français quel est le meilleur moyen pour peser ou pour s’exprimer, le vote reste largement en tête mais se heurte à une baisse tendancielle de l’efficacité politique qui lui est attribuée. La manifestation, le boycott ou les pétitions remontent un peu sans atteindre les niveaux du vote. L’aspiration à plus de démocratie participative se conjugue en effet à une méfiance extrêmement forte envers les élus, quels que soient leur parcours et leur étiquette politique… Avec la vague de dégagisme de 2017, on aurait pu penser que de nouveaux profils d’élus arriveraient à changer le système. En réalité, on voit qu’ils se fondent très rapidement dans le système et réagissent comme ceux qui avaient des années d’expérience. L’Assemblée nationale sortie des urnes en 2022 est plus conforme à la tripartition de la vie politique actuelle. On aurait aussi pu s’attendre à ce que la majorité relative redonne du souffle au débat parlementaire avec la construction de majorités d’idées. Au contraire, les situations de blocage n’ont jamais été si fortes et que l’Assemblée devient de plus en plus un théâtre politique d’opposition stérile et d’invectives, quels que soient les camps. Sans majorité alternative, ce climat très tendu peut durer pendant quelques temps encore, mais ce n’est pas très sain pour le débat public.
Le vote reste, pour les Français, le meilleur moyen pour peser ou pour s’exprimer mais il se heurte à une baisse tendancielle de l’efficacité politique qui lui est attribuée
IN : ce climat délétère peut-il selon vous se retourner avant la prochaine présidentielle ?
F.M. : dans l’histoire de la Ve république, il y a toujours eu des phases de réenchantement de la politique. Par exemple lors de la campagne de 2007 avec Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy et François Bayrou qui donnaient l’impression d’un renouvellement générationnel. En 1974 et, d’une certaine manière, en 2017 également. Il n’y a pas de raison qu’en 2027 cela ne puisse pas être le cas. Il faudrait que ce soit une élection de renouvellement sur le fond, sur la forme… En tout cas il y a une attente de la part des Français. Toutes nos enquêtes montrent qu’il n’y a pas de désintérêt ou d’indifférence vis-à-vis de la politique mais plutôt le sentiment que la démocratie actuelle dysfonctionne.
IN : quelles pistes vous semblerait-il utiles d’explorer ?
F.M. : j’ai le sentiment que les hommes politiques font beaucoup moins qu’il y a quelques années le nécessaire travail de pédagogie en direction de l’opinion. Lors de sa campagne présidentielle de 2007, François Bayrou avait été capable de faire émerger le sujet pourtant très technique de la dette, qui est encore un problème épineux. Quel est le sujet d’importance que les hommes politiques arrivent aujourd’hui à placer sur l’agenda ? Quel homme politique s’est par exemple saisi du sujet de l’intelligence artificielle et nous en parle ? Ce travail de pédagogie très en amont du pouvoir, du vote, de l’application et de l’élaboration des lois n’est plus fait. Cela s’explique en partie par le raccourcissement du mandat présidentiel, l’accélération du temps médiatique, l’amnésie généralisée des réseaux sociaux… Retrouver du temps long et être capable de réinscrire des sujets politiques de fond sur l’agenda médiatique serait une des clés de ce problème qui est très complexe.
Les hommes politiques font beaucoup moins qu’il y a quelques années le nécessaire travail de pédagogie en direction de l’opinion. Quel est le sujet d’importance que les hommes politiques arrivent aujourd’hui à placer sur l’agenda ? Quel homme politique s’est par exemple saisi du sujet de l’intelligence artificielle et nous en parle ?
IN : par exemple en changeant la durée des mandats ?
F.M. : il y a 20 ans, on a tout fait pour que les rythmes électoraux soient en concordance parce que, si la cohabitation est une période d’union nationale que les Français aiment bien, elle n’est pas optimale en termes d’efficacité. Selon les changements, on pourrait avoir des cohabitations d’un an, de deux ou trois ans… Est-ce que ce ne serait pas avant tout un point de diversion face à la vraie question sur la manière dont on exerce le pouvoir, qui on y associe, avec quels outils ?
IN : face à la violence et aux conditions dont ils peuvent exercer le pouvoir, de plus en plus d’élus jettent l’éponge, y compris en cours de mandat…
F.M. : aujourd’hui, dès que vous êtes élu vous devenez suspect. Les contraintes sur les élus sont de plus en plus fortes et la reconnaissance de plus en plus faible. Pendant les élections municipales, toutes les formations politiques disaient qu’elles n’arrivaient pas à constituer leurs listes. Les risques et les responsabilités découragent beaucoup de personnes, notamment les meilleurs. On a besoin que l’engagement politique ne soit plus suspect et devienne même attirant, c’est-à-dire pas dangereux physiquement et pas dangereux pour sa réputation. Cela permettrait peut-être d’attirer d’autres personnalités que des fonctionnaires en détachement ou des retraités.
On a besoin que l’engagement politique ne soit plus suspect et devienne même attirant, c’est-à-dire pas dangereux physiquement et pas dangereux pour sa réputation
IN : qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
F.M. : la situation économique est très tendue et la crise actuelle est avant tout une crise de pouvoir d’achat, donc une crise socio-économique. Avec la séquence sur les retraites, on vient de traverser une énième crise très classique et notre système politique au sens large bégaie. On fait une réforme sur ce sujet tous les cinq ans et, à chaque fois, on revit un théâtre médiatico-politique qui joue systématiquement la même pièce. Cela montre une incapacité collective à régler le problème alors que tout le monde est attaché au modèle social français. Comme nous avons mis une quarantaine d’années à résoudre le problème technique du chômage, on peut se dire qu’il faudra encore un certain temps pour consolider le modèle social français. Avancer très lentement, répéter les mêmes choses et ne pas apprendre des expériences précédentes est un peu désolant car cela fait perdre du temps et de l’argent à la France.
On voit sur tous les bancs une génération d’élus qui ont envie de bousculer les choses. Est-ce qu’ils vont y arriver ou est-ce que le système n’est pas trop bloqué ?
IN : et que voyez-vous de positif ?
F.M. : on voit sur tous les bancs une génération d’élus qui ont envie de bousculer les choses. Est-ce qu’ils vont y arriver ou est-ce que le système n’est pas trop bloqué ? Toutes les phases de crise sont souvent des phases de formation et de début d’engagement pour des personnalités qui émergeront peut-être dans 10, 15 ou 20 ans.