Quelle analyse portez-vous sur les sondages de cette élection présidentielle américaine ?
Le premier point est qu’il y a une profusion de données pour cette élection. Cette abondance de chiffres n’est pas comparable à la précédente élection, ni à toute autre élection dans le monde. Il faut aussi noter la très grande transparence des données. La plupart des instituts de sondage mettent en ligne toutes les ventilations et parfois même des fichiers de données. Cette omniprésence des sondages tient à l’environnement culturel américain, au fait que la présidentielle est l’élection reine, à la présence de nombreux médias commanditaires d’études et à un système politique qui facilite le financement des études d’opinion. Ce ne sont pas seulement des instituts de sondage qui publient des données, ce sont aussi des médias en direct à travers leurs propres services de sondage comme le New York Times et des grands centres de recherche affiliés à des universités comme le Monmouth (New Jersey) et le CAPS (Center for American Political Studies) de Harvard (Massachussets) : c’est une particularité américaine.
Un autre point est que cette masse de données est disponible en continu sur la plupart des sujets, c’est impressionnant ! La difficulté face à cette masse de données est d’identifier celles qui sont pertinentes. À ce sujet, il faut toujours regarder aux États-Unis ce qui relève du rapport de force au niveau national c’est-à-dire le vote populaire. Ces grands indicateurs d’opinion par exemple qui donnent une tendance générale, disons la toile de fond de l’élection, l’état d’esprit des électeurs au moment du vote.
Ensuite, il faut regarder les sondages électoraux c’est-à-dire les intentions de vote État par État notamment dans les fameux « swing states », les sept États à bascule qui sont très disputés et vont faire l’élection. La particularité de ce scrutin cette année est qu’il est extrêmement serré : l’élection va se jouer à quelques milliers de voix près dans ces sept États.
La situation est identique à ce qui s’est passé en 2016. Le rapport de force est trop serré pour que les outils des instituts de sondage puissent l’appréhender avec précision et décider localement quel est le candidat ou la candidate qui est en tête et qui va l’emporter avec certitude. Dans tous ces États, le rapport de force est dans la marge d’erreur, cela peut être l’un ou l’autre candidat.
Quel est le défi que doivent relever les instituts de sondage ?
Les instituts de sondage doivent essayer de bien cerner les comportements électoraux, le premier d’entre eux étant la participation électorale qui va être décisive. C’est la donnée la plus difficile à mesurer, encore plus aux États-Unis qu’en France, car même si il a beaucoup progressé au cours des dernières années, le taux d’abstention reste encore élevé aux États-Unis. C’est d’autant plus difficile que pour cette élection, les Américains votent en semaine, un mardi. À cela s’ajoute des difficultés spécifiques qui tiennent à la mesure du vote anticipé, le « early voting », qui a démarré il y a plusieurs mois, et le fait que les citoyens dans certains États ou bureaux de vote peuvent s’inscrire sur les listes électorales le jour même. Le système américain ne repose pas sur une unité de temps et de procédures comme en France, ce qui complexifie le travail de nos confrères américains.
J’ajoute que, comme dans toute élection, il peut y avoir de l’indécision, de la volatilité et comme cela va se jouer à quelques dizaines de milliers de voix près, il suffit d’un mouvement d’humeur de dernière minute, des électeurs d’un camp ou de l’autre qui décident d’aller ou de ne pas aller voter pour que le rapport de force soit complètement inversé. La participation pose un vrai problème méthodologique, qui peut fausser complètement les chiffres qui sont publiés aujourd’hui.
Il faut aussi mentionner un point très spécifique à cette élection, qui est lié à la personnalité même de Donald Trump. Lors des deux dernières élections présidentielles, le vote en faveur de Donald Trump avait été sous-estimé et lors des élections de midterm (mi-mandat) en 2022 le vote pour les candidats qu’il soutenait a été surestimé. La conclusion que certains sondeurs tirent est qu’il peut y avoir une prime spécifique liée à l’équation personnelle de Trump, c’est-à-dire à sa présence nominative sur le bulletin de vote au-delà de l’étiquette républicaine. Cela demeure évidemment difficile à mesurer notamment parce qu’il n’existe que deux élections, qui sont maintenant relativement anciennes, pour pouvoir caler les modèles d’appréhension du vote.
Les sondages de cette élection font-ils l’objet de critiques ?
Les sondages par nature sont l’objet de critiques, parce que leurs résultats font l’objet d’interprétations concurrentes. Celui ou celle qui est annoncé(e) en perte de vitesse a tout intérêt à relativiser la portée méthodologique et la pertinence des sondages tandis que celui ou celle qui est annoncé(e) vainqueur à tout intérêt à l’utiliser dans sa communication politique pour alimenter la mobilisation électorale. C’est le jeu dans toutes les élections.
Les citoyens ont bien compris qu’il valait mieux avoir des sondages que des rumeurs. Même si c’est un outil imparfait, qui comporte des limites techniques, et même s’il faut lire leurs résultats avec prudence, les sondages apportent une information, ce qui est préférable à l’absence d’information. Ensuite, je crois que les électeurs ont leur libre arbitre et finalement ce sont eux qui décident s’ils vont voter ou pas et pour quel candidat. Mais, grâce aux sondages, ils peuvent voter en toute connaissance de cause.
Peut-on parler de tentatives d’influence de l’opinion publique au travers de sondages ?
Les tentatives d’influencer les électeurs sont aussi anciennes que les élections. Quand le rapport de force est aussi serré, que l’enjeu est aussi important, vous ne pouvez pas éviter que des personnes soient tentées de vouloir manipuler l’opinion. Mais ce n’est pas parce qu’il y a des tentatives de manipulation de l’opinion que ces tentatives aboutissent et qu’elles ont un effet. Il y existe tellement de sondages publiés que de telles tentatives sont noyées dans le flot des données. Ajoutons qu’il faut faire confiance au discernement de l’électeur qui ne se laisse pas influencer par un seul sondage.
La crainte de la manipulation de l’opinion publique est une vraie inquiétude démocratique. Mais dans les faits, l’influence des sondages sur le vote n’a jamais pu être démontrée. En réalité, le vote est un acte individuel avant d’être collectif, qui renvoie à un système de valeurs, à des itinéraires personnels, à beaucoup d’autres déterminants que la publication d’un simple sondage.
Quels enseignements nous apportent le paysage de cette élection qui pourraient se retrouver en France pour nos prochaines élections ?
Nous constatons depuis plusieurs années la montée d’une forme de radicalité politique. La situation est très différente ce qu’on observait encore dans les années 1990 et 2000, c’est-à-dire des républicains modérés qui débattent avec des démocrates modérés, qui s’opposent sur des questions de fond mais ont des règles communes. Chacun des deux grands partis parvenait encore à garder en marge les éléments les plus radicaux. Aujourd’hui, l’impression dominante est d’une opposition virulente, très intense et radicalisée. Il s’est produit une sorte de montée aux extrêmes depuis une vingtaine ou trentaine d’années. Evidemment, le Trumpisme a donné un coup d’accélérateur mais ce mouvement était en germe avec le « Tea Party ».
L’évolution sur la longue durée la plus frappante est la perte d’une culture politique commune, et l’émergence de deux blocs de plus en plus hermétiques, qui s’opposent de manière très frontale et très violente. En France, nous sommes dans un autre système politique, non bipartisan. Mais, nous retrouvons une sorte d’exacerbation des tensions, y compris des tensions verbales sur les réseaux sociaux et dans l’hémicycle, et des propositions de plus en plus abrupts et démagogiques, qui rappellent parfois la vie politique américaine.
Se pose la question de l’avenir de la démocratie ?
Fort heureusement nous n’avons pas eu d’assaut comme au Capitole en 2021. Mais la question démocratique est posée en France et aux États-Unis, avec encore plus d’acuité. Il y a d’ailleurs une grande inquiétude concernant le lendemain de l’élection du 5 novembre, avec une peur des émeutes et d’un déchainement de violence politique. Le fait que le scrutin soit très serré, fait que potentiellement la situation est très explosive et très sensible socialement, s’il n’y a pas un vainqueur qui se dégage de façon incontestable.
Un candidat qui pourrait se dégager nettement, cela paraît difficile au vu des sondages qui indiquent des scores très serrés…
Il peut y avoir une poussée de dernière minute. Prenons le pronostic de victoire, (« peu importe qui vous préférez, selon vous qui remportera l’élection présidentielle ? »). Pendant tout le mois d’août Donald Trump et Kamala Harris étaient à égalité. Pendant tout le mois de septembre, Kamala Harris avait 10 points d’avance sur le plan national. Aujourd’hui le rapport de force s’est retourné : Trump est repassé devant : Donald Trump est repassé devant (39% vs 36% en date du 19-22 octobre, selon YouGov). C’est toujours un indicateur qu’il faut regarder avec attention.
Vous suivez les élections américaines depuis 2008, comment appréhendez-vous cette nouvelle élection ?
Je trouve cela passionnant ! Je regrette que nous n’ayons pas autant de données en France, mais nous n’avons pas le même système politique et économique. Les médias ne sont pas dans la même logique. La culture du chiffre, le culte des statistiques sont moins développés ici. Les Américains sont beaucoup plus à l’aise avec les statistiques de manière générale.
Toutes les campagnes électorales sont intéressantes mais la spécificité de cette élection américaine est qu’il y a eu deux campagnes successives en une, une première campagne Trump contre Biden et une deuxième campagne Harris contre Trump. C’est inédit.