INfluencia : Ouest-France indique, depuis fin mars 2024 sous son logo, que le journal est « une publication de l’Association pour le Soutien des Principes de la Démocratie Humaniste ». Pourquoi avoir décidé de préciser qui en était le propriétaire ?
François-Xavie Lefranc : la confiance en notre titre nous lie à nos lecteurs fidèles, suscite l’abonnement et le consolide. Pour alimenter la confiance, le lecteur doit savoir qui nous sommes et ce que nous défendons, pourquoi nous avons créé ce média et pourquoi nous voulons le développer. Il doit aussi savoir comment nous travaillons, sur quoi se basent nos choix, être en mesure de nous interroger sur tout ce qui lui pose question. Cette nécessité de transparence a toujours existé chez Ouest-France, mais depuis quelques mois, nous avons ressenti l’urgence de la renforcer. Nous nous sommes décidés à dire qui nous sommes et nous indiquons désormais chaque jour que Ouest-France est la propriété d’une association à but non lucratif (l’Association pour le Soutien des Principes de la Démocratie Humaniste, ASPDH) alors que c’est une réalité depuis trente-quatre ans. Cette association n’est la propriété d’aucune famille et aucune famille n’y est majoritaire. Ses membres ne touchent rien et sont tous cooptés. Cette particularité illustre notre indépendance puisqu’il n’est pas possible d’acheter une association. L’essentiel de nos recettes provient des lecteurs, le reste étant constitué à 23 % de la publicité et, très peu, de subventions de l’Etat. Ce lien de confiance avec notre audience est essentiel compte tenu de la mission que nous portons mais aussi économiquement. Nos valeurs – défendre la démocratie humaniste – sont le socle de tout et notre principal levier économique.
L’information ne peut pas devenir quelque chose d’inaccessible par son prix. La publicité doit répondre à des règles éthiques. C’est cela qu’il faut que nous préservions tous ensemble, dans nos métiers respectifs
IN : ces valeurs sont-elles toujours bien comprises et valorisées à l’extérieur de l’entreprise ?
F-X.L. : lors du colloque Démocratie, information et publicité, j’ai été sensible à l’attention et à la sensibilité des annonceurs et représentants des agences sur la fragilité de la démocratie et de la question citoyenne. La publicité permet de rendre le coût du journal et de l’abonnement plus accessible (1,25 € en semaine, hors supplément Diverto, ndlr). L’information ne peut pas devenir quelque chose d’inaccessible par son prix. La publicité doit répondre à des règles éthiques. C’est cela qu’il faut que nous préservions tous ensemble, dans nos métiers respectifs. Nous rencontrons souvent des annonceurs qui portent ce souci. L’annonceur investit et a besoin d’un retour sur investissement. A nous de lui proposer des offres vertueuses. Chacun doit balayer devant sa porte.
IN : le journal organise de longue date des rencontres avec ses lecteurs. Est-ce une manière de dire qu’il n’est pas une boîte noire et éviter la défiance envers les médias ?
F-X.L. : absolument, et nous devons multiplier de plus en plus ces moments. Quatre cents personnes ont par exemple assisté au débat sur le traitement de l’information, organisé le 16 mai 2024 à Rennes avec Franceinfo. Lors de ces rencontres, les gens nous interrogent sur ce que l’on affirme, ce que l’on est, ce que l’on fait. Ils nous poussent dans nos retranchements, nous encouragent, nous critiquent. Ces critiques émanent de personnes qui s’investissent dans la lecture. Qui aime bien châtie bien… Le lien qui fait que l’on se retrouve entre personnes passionnées par l’information est fabuleux. Lecteurs et journalistes, nous devons être en conversation les uns avec les autres…
IN : la nature des questions évolue-t-elle avec le contexte particulièrement anxiogène de ces dernières années, le développement des fake news et des stratégies de désinformation, que la technologie rend difficiles à déjouer ?
F-X.L. : nous vivons dans un monde où la technologie permet de multidiffuser l’information à la vitesse de l’éclair et aussi de construire et multidiffuser la fausse information. Les outils sont extrêmement performants et la question devient particulièrement importante avec le développement de l’intelligence artificielle. Dans ce monde de doute, nous faisons le pari que les gens vont se tourner de plus en plus vers des titres comme les nôtres qui inspirent confiance, parce qu’ils veulent savoir ce qui est vrai ou faux. Nous devons donc être inattaquables sur la véracité de l’info. Ce n’est pas le moment de lever le pied sur un journalisme extrêmement exigeant et il faut au contraire renforcer le journalisme. Je crois sincèrement que, plus il y aura d’IA, plus il faudra de journalistes pour faire des enquêtes, travailler les données… Ce monde est dangereux mais offre des opportunités nouvelles. Nos médias doivent sortir de leur torpeur, de leur discrétion, de leur humilité aussi pour aller au-devant des gens et leur dire qui nous sommes et ce que nous faisons.
Ce n’est pas le moment de lever le pied sur un journalisme extrêmement exigent et il faut au contraire renforcer le journalisme. Plus il y aura d’IA, plus il faudra de journalistes pour faire des enquêtes, travailler les données…
IN : vous vous êtes beaucoup impliqués dans la charte de la traçabilité de l’information, initiée par la commission de l’information de l’Alliance de la presse d’information générale. Les médias sont donc appelés à se montrer plus vertueux, également entre eux…
F-X.L. : cette charte a déjà été signée par plus de 30 signataires représentant 60 titres de presse. Ils s’engagent, quand ils citent l’information d’un confrère, à citer le titre et à renvoyer vers sa plateforme. Il est important de savoir précisément d’où vient une information. Si Ouest-France met à disposition de ses lecteurs une information d’un autre titre, il est normal que nous l’indiquions.
IN : la grande inquiétude de la presse est aujourd’hui économique et concerne le financement de l’information, notamment par la publicité. Quelles sont les tendances pour votre groupe ?
F-X.L. : nous nous appuyons sur notre régie interne pour la publicité locale, sur 366 qui travaille auprès des grands annonceurs nationaux, sur la publicité programmatique pour le numérique, la publicité accolée à la vidéo qui est de plus en plus un vecteur important de monétisation… Selon les mois, le local va mieux, le national moins bien, ou inversement. Comme d’autres titres, nous sommes dans une période plutôt positive sur les revenus publicitaires, mais nous suivons cela avec une grande attention.
L’actionnaire associatif donne beaucoup de sérénité. Il n’attend pas de dividende et se montre plus patient quand une année est plus difficile. Pour autant, c’est un actionnaire très attentif
IN : pourtant, comme d’autres, le groupe Sipa Ouest-France était déficitaire en 2022 avec une perte nette de 6,4 millions d’euros…
F-X.L. : en 2022, nous avons cumulé l’inflation et l’augmentation du coût du papier. Ce fut aussi une année de très forts investissements (32 M€ au lieu des 15 à 20 M€ habituels), car nous avons investi dans l’industriel et rénové notre siège, ce qui a pesé sur les résultats de l’année. En 2022, l’excédent brut d’exploitation était de 3,5 M€, qui est remonté à quelque 13,5 M€ en 2023 et devrait approcher les 20 M€ en 2024. Il faudra ensuite qu’il atteigne 25 M€ pour assurer un bon niveau d’investissements. Nous sommes sur un niveau d’endettement tout à fait raisonnable, ce qui est important compte tenu de notre spécificité. L’actionnaire associatif donne aussi beaucoup de sérénité. Il n’attend pas de dividende et se montre plus patient quand une année est plus difficile et peut attendre un ou deux ans pour retrouver la rentabilité. Pour autant, c’est un actionnaire très attentif, qui est là pour veiller à ce que le groupe ne passe pas sous la ligne de flottaison.
IN : ouest-France.fr est aussi un des très gros sites d’information en France. Un abonnement numérique se vendant moins cher qu’un abonnement papier, comment cette transition se pilote-t-elle quand le poids de l’abonnement est aussi important dans les revenus ?
F-X.L. : nous devons être présents partout pour aller chercher les lecteurs sur le support qui est le leur : le print et le numérique, mais aussi la radio et la télé (le groupe, déjà présent en télé locale, est candidat à une fréquence TNT nationale, ndlr). Nous avons des abonnements à toutes formes de tarifs. L’abonnement est une force importante mais qui se mérite car l’abonné est exigeant, et il a raison de l’être. Nous nous en sortirons si notre média est digne de confiance. C’est un actif qu’il ne faut non seulement pas abîmer, mais préserver ou renforcer quand c’est nécessaire. Se mettre à faire n’importe quoi pour générer de l’audience à court terme en abîmant son image et la confiance serait mortifère.
IN : dans cet univers numérique, comment le groupe Ouest-France défend-il ses positions ?
F-X.L. : nous pensons que l’univers du numérique doit être fortement régulé et beaucoup plus qu’il ne l’est aujourd’hui. Toutes les technologies, dans l’histoire de l’humanité, ont eu besoin du droit et de l’éthique. Nous exigeons que les grandes entreprises du numérique appliquent le droit, par exemple sur l’application du droit voisin, et nous interpellons les pouvoirs publics : accepteraient-ils que n’importe quel citoyen ou entreprise reste dans une zone de non-droit ? Notre démocratie est faible face aux géants du numérique et accepte l’inacceptable, par exemple que l’on apporte atteinte aux droits fondamentaux des personnes sous le sceau de l’anonymat sur un réseau social. Le règlement européen Digital Services Act (DSA), qui demande une régulation des contenus des plateformes, est en place mais, malgré cela, tous les jours des gens se font insulter, menacer, harceler sur des réseaux sociaux. Nous paierons très cher cette faiblesse. À Ouest-France, nous menons un combat acharné sur ces sujets et nous engagerons toutes les procédures qu’il faudra mener. On consolide la démocratie quand on demande que le droit s’applique.
Notre démocratie est faible face aux géants du numérique et accepte l’inacceptable. Nous paierons très cher cette faiblesse. A Ouest-France, nous menons un combat acharné sur ces sujets et nous engagerons toutes les procédures qu’il faudra mener
IN : Le groupe a déposé 23 plaintes au pénal et au civil à la suite de cas d’insultes et de menaces visant ses journalistes. Avec quels résultats ?
F-X.L. : ces plaintes sont en cours. Elles concernent des faits de menaces physiques et verbales contre des journalistes, ou des faits de diffamation grave sur les réseaux sociaux. Nous n’accepterons pas de nous faire insulter impunément sur un réseau social, par exemple sur X que nous attaquons à la suite des insultes graves émises sur la plateforme, où les auteurs sont protégés par l’anonymat. Nous attaquons également pour non-respect du DSA, en demandant l’identité des gens qui nous insultent. Dans un premier jugement d’avril 2024, nous n’avons pas pu obtenir la levée de l’anonymat des auteurs et nous ferons évidemment appel. Notre procédure ira à son terme, jusque devant les juridictions européennes pour exiger l’application du droit. Nous ne demandons que cela. Ces règlements sont nouveaux et il y a besoin de créer une jurisprudence. Si le cadre de la loi permet l’insulte, la diffamation, le harcèlement via des comptes anonymes, cela doit être établi clairement. Nous sommes entrés dans un monde où la technologie va plus vite que la constitution du droit, que l’action de la justice et les réflexions éthiques. Le pari de certains acteurs technologiques est d’aller le plus vite possible pour que, le jour où ils seront rattrapés par le droit, ils auront déjà récupéré toutes nos données pour en faire commerce. Dans le commerce en ligne, de grandes entreprises chinoises par exemple font ce pari. C’est un combat pour le respect des règles du droit et de la démocratie qu’il faut mener et Ouest-France y prendra toute sa part.