18 novembre 2019

Temps de lecture : 3 min

La France des classes moyennes un an après les Gilets Jaunes.

Véronique Langlois et Xavier Charpentier, directeurs associés du Laboratoire d'Etude Communautaire et du Planning Stratégique FreeThinking (Publicis Media) radioscopient la société française et notamment les classes moyennes. Un an après le commencement du mouvement des Gilets Jaunes, au-delà de l’événement lui-même, que nous dit ce mouvement sur notre beau pays ?

Véronique Langlois et Xavier Charpentier, directeurs associés du Laboratoire d’Etude Communautaire et du Planning Stratégique FreeThinking (Publicis Media) radioscopient la société française et notamment les classes moyennes. Un an après le commencement du mouvement des Gilets Jaunes, au-delà de l’événement lui-même, que nous dit ce mouvement  sur notre beau pays ?

Il y a un an presque jour pour jour les premières manifestations de Gilets Jaunes commençaient à investir les centres-villes, et les ronds-points de la France périphérique se couvraient de campements improvisés et de barrages. Et la France découvrait ébahie que la société française était capable d’entrer en éruption. A travers un mouvement décrit comme paradoxal par les classes moyennes avec qui nous dialoguons depuis 2008 : inattendu dans sa forme, attendu sur le fond.

Inattendu dans sa forme : la violence de l’expression a pu les désarçonner, voire les choquer pour certains – pas tous. Attendu sur le fond : ces classes moyennes se montrent en effet tout sauf surprises par cette éruption de colère. Parce qu’elles vivent souvent elles-mêmes cette colère, au jour le jour, depuis des années, avec l’accumulation des frustrations, la montée des peurs, le déclassement pour elles ou leurs enfants.

Mais, au-delà de l’événement lui-même, que révèle le mouvement des Gilets Jaunes sur la société française, et sur ces classes centrales qui restent pour une part en sympathie avec le mouvement ? Quatre changements d’ordre à la fois économique et anthropologique, nous ont frappés dans les récits et réflexions qu’elles partagent avec nous en 2019. Ils viennent cristalliser des évolutions à l’œuvre sur la durée, pour certaines les radicaliser, pour d’autres les parachever.

1. L’installation dans la société de consommation d’après

 Avec un rapport ambigu, à la fois engagé et de plus en plus intransigeant, aux marques qui la font. Engagé : plus que jamais, choisir une marque, c’est investir dans une marque et derrière la marque dans l’entreprise qui doit être plus que jamais responsable, puisque c’est mettre dans son achat des ressources rares, en période de pouvoir d’achat structurellement déprimé ; intransigeant, parce que demander plus à la fois fonctionnellement et symboliquement à des marques qui sont plus difficilement accessibles, et parfois ne portent pas l’organisation économique équilibrée et donnant sa place à tous les acteurs de la chaîne de valeur, à laquelle ils aspirent, c’est politiser l’acte de consommer. Non pas par des actes spectaculaires et collectifs comme le boycott, mais en se détournant d’elles durablement, tout simplement.

2. Le dilemme des générations

 C’est la deuxième conséquence, très lourde et durable, de la crise du pouvoir d’achat combinée aux changements démographiques – avec l’allongement de la durée de vie. Qui privilégier, au sein de la famille ? Les parents ou les enfants, quand il s’agit de consommation courante ou de soins médicaux simples ? De façon plus dramatique, qui sacrifier, dans une optique de choix d’épargne à long terme ? La France des Gilets Jaunes, c’est aussi celle où se pose la question de l’arbitrage peut-être demain inévitable entre les dépenses nécessaires pour assumer son grand âge dans la dignité et celles qui s’imposent quand on veut assumer son rôle de soutien de famille persistant – parce que les enfants adultes ont encore besoin de leurs parents. Dilemme inédit puisque les retraités et jeunes seniors d’aujourd’hui, très présents parmi les Gilets Jaunes, sont la première génération à devoir y faire face. Et qui donne un relief suraigu aux questions de fiscalité et de pensions, puisqu’au-delà du financier, c’est de dignité qu’il est question.

3. La culture de la stabilité

Quand le déclassement est une réalité concrète, la stabilité devient la nouvelle forme d’ascension sociale des classes moyennes. Là aussi, ce n’est pas simplement d’une évolution sociologique qu’il s’agit, mais d’un changement d’ordre anthropologique puisque c’est toute une vision du monde qui se transforme. La perspective de s’élever dans la pyramide sociale, et même celle de voir ses enfants vivre mieux et faire plus, s’estompe pour laisser place à une vision beaucoup plus statique et donc inégalitaire de la société. Cette vision est aux antipodes d’un éthos français très égalitaire et est rejetée en tant que projet politique explicite pour la société dans son ensemble. Mais, paradoxalement, elle est intériorisée au niveau individuel – puisque la projection vers un statut social et un niveau de vie plus élevés n’est plus un sujet. C’est nouveau.

4. La conflictualité, à contrecoeur

 C’est la quatrième évolution que nous avons vue cristalliser, en cette année 2019 de Gilets Jaunes. La société s’est considérablement durcie, c’est le constat massif que font ces Français des classes moyennes. Elle s’est durcie à leur détriment, puisqu’en tant que membres des classes centrales de la société française, ils considèrent que ce sont elles qui ont le plus à perdre, trop intégrées pour être aidées, et pas assez aisées pour vivre confortablement et sereinement. Elle s’est durcie aussi contre leurs convictions et leurs aspirations les plus ancrées, puisqu’ils mettent constamment en avant, depuis 12 ans que nous travaillons avec eux, leur attachement à des valeurs de solidarité et d’entraide. Ceci conduit aujourd’hui ces classes moyennes, dans leur discours – et en en sens dans leurs actes, puisqu’ils ont été massivement favorables au mouvement des Gilets Jaunes, et que leur soutien est loin d’avoir complètement disparu aujourd’hui, après un an de crise et de débordements parfois très violents – à envisager de se durcir elles-mêmes. Même si c’est à leur corps défendant.

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