30 août 2024

Temps de lecture : 8 min

« Finalement, je serais bien devenu chanteur politicien », Yannick Carriou, P-DG de Médiamétrie

Et si les médias français exauçaient le rêve de Yannick Carriou et l’envoyaient dans un voyage d’études de six mois en Espagne ? Le Président-Directeur Général de Médiamétrie répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’hôtel Swann* – Proust oblige.

INfluencia : Votre coup de cœur ?

Yannick Carriou : Ce n’est pas une question facile pour moi, car je suis poli-enthousiaste… Alors je ne vais pas vous en donner un seul, mais deux. Le premier est en musique, pour un album instrumental que j’adore, de Thibault Cauvin et -M-, « L’heure miroir », qui est aux confins du classique et de la pop. C’est une musique très douce, très enveloppante, qui remplit l’espace et qui aide à redécouvrir des titres qu’on pensait connaître mais dans une interprétation totalement nouvelle.

Le deuxième, totalement différent, est en gastronomie, pour la cheffe Nadia Sammut. C’est une histoire de double transmission. D’abord parce qu’elle est la fille de Reine Sammut, qui est comme moi vosgienne, en tout cas lorraine, et qui est devenue par mariage reine de la cuisine provençale à Lourmarin. Elle a été l’une des premières femmes étoilées dans le Michelin. Ensuite parce que sa mère lui a donné son restaurant l’Auberge La Fenière, à Cadenet, dans le Lubéron et qu’elle a regagné toute seule une étoile. C’est aussi une histoire d’adaptation car cette femme a une histoire étonnante, elle est atteinte de la “maladie cœliaque”, due à une allergie au gluten et au lactose. Et comme elle est passionnée par la cuisine mais aussi par la chimie, elle a transformé cette maladie en atout et elle s’est lancée dans une vraie révolution culinaire en étant la première cheffe étoilée au monde proposant une cuisine gastronomique exclusivement sans gluten. C’est enfin une histoire de cohérence parce qu’au-delà d’avoir une cuisine végétale sublime, elle respecte complètement « son projet nourricier » comme elle l’appelle, en choisissant et en respectant le produit et les clients. Je pense qu’elle ira très loin et j’encourage vraiment tout le monde à y aller.

       Accepter la complexité est quelque chose d’essentiel qui fera que les hommes survivront aux chocs technologiques qu’ils provoquent eux-mêmes

IN. : Et votre coup de colère ?

Y.C. : Il est pour le refus de la nuance et de la complexité dans à peu près tous les débats ou tous les discours. Je suis un peu inquiet quand je vois qu’on préfère une bonne citation de Steve Jobs ou de Sun Tzu qu’en général on n’a jamais lu, ou de Mandela qu’on cite souvent pour se donner bonne conscience. On est pourtant dans le pays d’Edgar Morin, un homme quasi vénéré aujourd’hui, qui est quand même le père de la pensée complexe. Celle-ci, selon lui, n’est pas une pensée qui mène à une solution unique mais elle est dans la concertation et le dialogue. Aujourd’hui – je ne fais là aucune allusion à la situation politique – on se perd beaucoup dans une parole un petit peu injonctive ou performative. Ce n’est pas parce que c’est simple que c’est bien. Je crois que dans l’éducation, dans les pratiques professionnelles et dans la vie de tous les jours, il faut accepter la nuance. Parfois, à un moment donné, on peut utiliser une punchline et un storytelling très forts, ou un choc puissant. J’aime bien le choc quand c’est celui des photos dans Paris Match mais cela ne s’adapte pas à tout. Le talent des gens c’est d’avancer dans la complexité, pas de la réduire. Peut-être que notre civilisation est devenue très ou trop confortable et que nous essayons de limiter notre effort à peu près sur tout. Mais accepter la complexité est quelque chose d’essentiel qui fera que les hommes survivront aux chocs technologiques qu’ils provoquent eux-mêmes. Cela nous aidera à réapprendre l’effort alors que tout dans notre vie, du smartphone à la voiture nous en déshabitue.

J’ai rencontré cet homme par hasard dans un bus. Il était assis à côté de moi : « Vous êtes Georges Semprùn ? ». Et il m’a répondu : « oui je crois »

IN. : La personne qui vous a le plus marqué dans votre vie ?

Y.C. : C‘est quelqu’un que j’ai rencontré quasiment fortuitement pendant juste une demi-heure mais qui m’avait déjà fasciné avant : Jorge Semprún. C’est un « homme siècle », né en 1923, exilé en France pendant la Révolution espagnole, résistant, déporté à Buchenwald, adhérent au parti communiste, puis ministre de la Culture en Espagne, membre de l’Académie Goncourt… La densité de ce personnage dans son parcours et, indépendamment de ce qu’il a fait, est absolument incroyable. Un des livres qui m’a le plus marqué depuis quelques décennies, c’est « L’écriture ou la vie ». Il y raconte sa déportation, mais le thème de cet ouvrage est l’importance de la culture, les chances de survie supplémentaires dans les camps qu’avaient les gens qui avaient le courage de préserver une vie culturelle. Ce que raconte d’ailleurs dans d’autres circonstances Simone Veil. Cela rend la question de la culture et de l’effort beaucoup plus vitale qu’on ne le pense. La culture ce n’est pas ce qui rend les gens moins bêtes, c’est ce qui les rend non-bêtes, qui les empêche d’être une bête.

Je me souviens de ce moment. J’ai rencontré cet homme par hasard dans un bus. Il était assis à côté de moi. Je lui ai dit : « vous êtes Georges Semprún ? ». Et il m’a répondu : « oui je crois » (rires). Dans ces cas-là, on dit des choses d’une banalité confondante, mais j’espère qu’il a compris qu’il était quelqu’un qui m’a beaucoup marqué. C’est une image que je garderai toujours. Je revois encore la couleur de son imperméable.

Je ne savais pas si j’aurais pu gérer le compromis entre la noblesse du dessein et la bassesse du quotidien

IN. : Votre rêve d’enfant ou si c’était à refaire

Y.C. : J’aurais voulu être chanteur ou politicien, deux professions qui ont fini par se ressembler. Elles racontent des histoires et sont dans la lumière. La politique m’a titillé lorsque j’avais une petite vingtaine d’années. J’y ai fait un aller-retour. Je ne vous dirai pas avec qui et quand… J’ai ouvert la porte mais je ne savais pas si j’aurais pu gérer le compromis entre la noblesse du dessein et la bassesse du quotidien. Alors je l’ai refermée.
Et puis chanteur, j’ai beaucoup fait de playback devant le miroir quand j’avais 10-12 ans sur un répertoire assez typé. Je pense que je connais à peu près les paroles de toutes les chansons de Michel Sardou en 1980. Je n’étais pas fait pour cela et je n’apprécie pas la célébrité mais j’aime toujours beaucoup chanter. Je ne le fais pas très souvent mais je suis assez « roi du karaoké ». Finalement, je serais bien devenu chanteur politicien. On pourrait inventer ce métier (rires).

Ma plus grande réussite, c’est d’avoir fait un homme heureux d’un enfant malheureux sans écraser personne, sans vengeance

IN. : Votre plus grande réussite ? (pas professionnelle)

Y.C. : Je pourrais vous raconter plein d’anecdotes. Mais si je veux être très sincère – c’est un peu intime comme question – je pense que ma plus grande réussite, c’est d’avoir fait un homme heureux d’un enfant malheureux et de l’avoir fait sans écraser personne, sans vengeance. Et j’arrêterai là… Sinon ma petite grande réussite est de m’être mis, après 50 ans au ski de fond skating. Un jour en février, je suis parti à Autrans en Vercors et j’ai dit : « je vais y arriver ». Cela a pris trois ans, car c’est très technique et tout le contraire de ce que je suis. C’est fait pour les gens aériens légers alors que moi, j’ai un peu un physique de lutteur albanais. À la première leçon, je n’ai pas quitté le parking et la pauvre monitrice qui était tombée sur moi, m’a demandé au bout d’une heure quarante si ça allait – j’étais accroupi sur mes skis les bras en avant – je lui ai répondu que j’avais l’impression d’être à un mariage à 4h du matin quand on fait la chenille, donc totalement ridicule. Il faut passer tout cela et ensuite ça va mieux. Maintenant, ce n’est pas trop moche, je ne dirais pas que c’est beau (rires). Mais c’est devenu une drogue. Tous les ans, j’ai ma semaine de vidange mental et physique.

IN. : Votre plus grand échec ? (idem)

Y.C. : Probablement de pas avoir dit à des tas de gens à quel point je les aimais. Parfois, c’est trop tard, parfois ce n’est pas le cas, mais vous n’osez pas.
Sur un plan plus léger, quelque chose me tourmente : c’est de ne pas parler espagnol malgré trois essais. J’ai pris des cours, j’ai essayé toutes les méthodes, mais rien à faire. Je me sens ridicule quand je suis obligé de parler anglais à un Espagnol pour me faire comprendre. Je parle très bien anglais, allemand – en étant lorrain c’est un peu normal – j’ai appris le japonais, même si j’ai beaucoup oublié, je peux me débrouiller en italien dans une conversation décente. En espagnol, à part commander une bière, je n’y arrive pas. Mais je veux pouvoir parler espagnol un jour, aller en Espagne sans passer pour un Ostrogoth. Je m’y remettrai, c’est certain. Quand je serai retraité peut-être. Sinon, j’attends que les médias français m’envoient dans un voyage d’études de six mois en Espagne (rires).

La qualité du langage fait la relation. J’essaie toujours de faire en sorte qu’il soit un lien entre le cerveau et le réel, pas entre le cerveau et le cerveau

IN : Le défaut qui vous agace le plus chez vous et chez les autres

Y. C. : C’est la logorrhée corporate bullshit : la capacité qu’on a à faire des phrases qui sont remplies de mots, qui eux-mêmes sont remplis d’air qui donne un air, mais qui en fait n’aboutissent à rien. Et c’est tellement facile dans nos métiers de parler comme cela, avec un langage qui décrit une réalité extrêmement conceptuelle. Il y a des modes dans le management, la pub ou les médias : la data, la Big data, le machine learning, l’IA, etc… On met cela à toutes les sauces parfois sans qu’il y ait vraiment de substance dans la sauce. Cela m’énerve beaucoup chez les autres, – et je me surveille aussi – et ceux qui travaillent avec moi savent que je suis extrêmement cruel quand leur discours ne veut rien dire. La qualité du langage fait la relation et quand le langage devient un langage de posture, il change de fonction. J’essaie toujours de faire en sorte qu’il soit un lien entre le cerveau et le réel, pas entre le cerveau et le cerveau.

IN. : Votre drogue favorite ?

YC. : Ce qui s’adapte pour moi à presque toutes les soirées, c’est le pinot noir. J’ai pas mal de vins à la maison. Et j’ai découvert récemment le pinot noir de femmes, notamment celui de Fanny Sabre en Bourgogne qui produit un très bon vin à des prix relativement abordables, ce qui devient exceptionnel. Et celui d’une vigneronne suisse dans le Valais, Marie-Thérèse Chappaz qui fait des pinot noirs à tomber.

J’ai un faible pour les « loosers magnifiques »

IN. : Quel homme politique décédé emmèneriez-vous sur une île déserte ?

Y.C. : J’ai un faible pour les « loosers magnifiques ». J’emmènerais bien Mendès France, ou Rocard, ou Delors pour leur demander ce qui n’a pas marché. Ce sont des personnages qui avaient une vision, une compétence, probablement une forme de rectitude et d’éthique, qui certes ont eu de hautes fonctions, mais qui auraient pu être présidents. Michel Rocard avait écrit un livre de pseudo-mémoires, après avoir été Premier ministre où il se plaignait de la nécessaire compression de la complexité de son discours, dans un temps médiatique trop contraint. Cela rejoint ce que je vous disais sur la politique : le fossé entre la hauteur du dessein et la bassesse du quotidien.

* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’ « À la recherche du temps perdu »

En résumé

Pour en savoir plus

L’actualité de Yannick Carriou

Depuis le 1er janvier 2024, le Médiamat, mesure de référence de l’audience TV, intègre toute l’audience des programmes de télévision regardés par la population âgée de 4 ans et +, y compris par ceux qui ne sont pas équipés d’un téléviseur, c’est-à-dire :

● l’audience des programmes regardés à domicile, y compris sur les écrans internet

● et l’audience des programmes regardés en dehors du domicile ou en mobilité, quel que soit l’écran (téléviseur, ordinateur, smartphone et tablette) et quel que soit le mode de consommation (en live, en différé et en replay/preview)

Médiamétrie, explique son président enclenche aujourd’hui une « dynamique de concertation élargie » et a annoncé récemment l’intention de son conseil d’administration de créer un comité cross media pour assumer la transformation du paysage média « qui mêlera les acteurs historiques de la vidéo et de la télévision avec les nouveaux acteurs pour essayer de discuter de la mise en place de nouvelles mesures dans d’un objectif de transparence d’équité et de comparabilité ».

Médiamétrie a déjà lancé en janvier 2024 une importante évolution dans la mesure de l’audience télé.

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