Décodage de leur comportement, décryptage de leur vision du monde, scan au peigne fin de leur mode de consommation… Les fameux « Millennials » se font dresser le portrait tous azimuts, de manière approximative, parfois erronée, comme s’ils étaient une nouvelle évolution de l’espèce humaine. Analyse de cet écart entre fantasmes et réalité à travers deux études délivrées par Deloitte et l’agence La Chose et croisées par la rédaction d’INfluencia
« Je ne vois aucun espoir de futur pour notre peuple s’il doit dépendre de la frivole jeunesse actuelle, car il ne fait aucun doute qu’elle est insouciante au-delà de toute expression et imbue de ses opinions ». Ces mots, écrits par Hésiode, poète grec du VIIIème siècle av. J.C, illustrent l’éternelle fracture générationnelle entre une jeunesse fougueuse et des adultes parfois médusés par le comportement ardent de leurs enfants. Une incompréhension passagère qui, 2700 ans plus tard, n’a pas pris une ride. Un seul exemple : le sondage Ipsos pour Le Monde en 2011 où, malgré la conscience de l’avenir difficile des nouvelles générations, les Français jugeaient leurs jeunes assez égoïstes, paresseux et intolérants*.
Sévères les darons et les daronnes, mais ça ne change pas des générations de parents précédentes, si ? Cela n’a pas empêché le quotidien de concevoir avec son agence J.Walter Thompson, à l’occasion de cette rentrée 2017, une campagne pour recruter ces fameux millennials comme lecteurs si peu captifs (voir ci-dessous). Ainsi, à l’aide de visuels et de phrases qui en prennent avec humour le contre-pied, elle se met de leur côté et raconte leur réalité qui ne les empêchent pas de vivre leurs jeunes années comme n’importe qu’elle autre génération de jeunes, en pleine conscience, avec leurs idéaux, leur décontraction, leurs usages bien en phase avec leur époque ou leur point de vue sur ce que doit être le monde, leur présent et leur avenir.
Les « Millennials » : un bullshit socio-marketing ?
Face à ces études devenues légions, faisant tant état de l’irresponsabilité des jeunes que de leur courage face à un futur anxiogène, le cabinet de conseil Deloitte et l’agence, La Chose, ont décidé d’aller, chacun de leur côté, au-delà des clichés, pour démystifier une génération qui ne se reconnait pas dans le portrait qu’on lui dresse. Car derrière les stéréotypes se trouvent des instituts d’opinion et des agences qui catégorisent différentes couches générationnelles sous une seule et même communauté. Le tout afin de créer une cible socio-marketing-fourre-tout-bien-étiquetée pour faciliter le ciblage publicitaire, nouvelle manne des annonceurs depuis la fin des années 90. Une construction marketing finalement bien peu représentative de la diversité sociologique et culturelle des « jeunes ». Mais une façon efficace de simplifier le travail des agences auprès des annonceurs. Car, rappelons-le, les « Millennials » englobent les 18-30/34 ans, de l’étudiant tout juste arrivé dans le supérieur qui vit chez ses parents au salarié en concubinage confortablement installé dans son CDI. Des jeunes certes, mais aux habitudes de consommation forcément différentes et qui traduisent l’absurdité d’une si vaste catégorie.
Pour remettre les pendules à l’heure, les études de Deloitte et La Chose donnent la parole aux concernés de deux manières différentes. Alors que le cabinet se fonde sur un panel de 50 jeunes et des interviews en face à face, l’agence a fait appel à la société d’étude et de conseil BVA pour questionner via internet plus de 2000 personnes, toujours âgées entre 18 et 30 ans. Deux études à la méthodologie complémentaire pour toucher d’un peu plus près la complexité d’une génération décidément bien incomprise.
Les « Millennials » ne sont pas une nouvelle évolution de l’espèce humaine
Les résultats permettent de tirer plusieurs enseignements qui vont à contre-courant de ce qui a pu être dit précédemment. D’abord, du côté de La Chose et BVA, les jeunes des années 1990/2000 ont des opinions moins révolutionnaires qu’on ne l’imagine : 63% voient, par exemple, le libéralisme comme une notion positive et 74% ont un avis favorable à l’égard de l’argent. Des chiffres qui illustrent la difficulté d’étiqueter une génération pragmatique qui accepte les doctrines de son temps en même qu’une volonté de bousculer l’ordre établi. Autre préjugé dégommé, cette fois par Deloitte : les « Millennials » n’auraient d’yeux que pour le numérique. Certes, ils baignent dans l’Internet depuis leur naissance, mais ils savent reconnaitre l’intérêt du support physique puisque 75% bouquinent des livres imprimés. Un chiffre pas si anecdotique que ça car il souligne leur discernement quant à la nécessité d’osciller entre papier et numérique, selon leurs besoins.
On a également beaucoup décrit la génération Y comme rejetant les valeurs françaises et judéo-chrétiennes… L’étude de La Chose montre pourtant que les jeunes ne se moquent pas des valeurs traditionnelles : 92% voient la famille comme une valeur importante, et même comme la plus importante de toutes pour 62%. Leur représentation, in fine, rebelle et radicalement iconoclaste est bien éloignée de leur propre perception en la matière. Pas si déracinés que ça, les enfants de la crise ! Quant à leur addiction aux réseaux sociaux, c’est l’image d’Epinal par excellence. La Chose confirme que seuls 27% se considèrent comme très connectés, tandis que 37% jugent les réseaux sociaux négativement. Des chiffres qui peuvent étonner tant certaines études ont revendiqué l’hyperconnexion et l’amour inaliénable des jeunes pour les social medias. Au contraire, les statistiques du cabinet et de l’agence révèlent la distance critique dont sont capables les « Millennials » ainsi que leur lucidité concernant l’intérêt et l’apport des plateformes sociales.
Les « Millennials » : clef de compréhension de notre société « écranique »
On traiterait presque les nouvelles générations comme une espèce dissidente dont la culture et les comportements seraient adamiques… Mais les jeunes restent des jeunes, impertinents, provocants et convaincus de leurs idées. Ce qui a changé, en revanche, ce sont nos moyens de communication. Ceux qui sont nés à partir des années 90 ne communiqueront peut être jamais de manière épistolaire à l’image des Lettres Persanes. Et ce n’est pas anecdotique. Le philosophe, Regis Debray explique dans son Introduction à la médiologie, que les moyens techniques de communication d’une population influencent la transmission de son patrimoine. Transmettre un enseignement par la parole à l’image des cours magistraux demeure bien différent qu’une transmission par un cours numérique type M.O.O.C.
Penser l’impact des nouvelles technologies sur l’être humain est donc nécessaire dans une modernité hyperconnectée où l’accès à l’information s’élargit et les barrières physiques s’écroulent. Réfléchir aux usages et comportements iconoclastes des nouvelles générations, c’est penser la fascination qu’à notre civilisation pour l’écran : l’omniscience qu’il nous donne, le narcissisme qu’il exacerbe, l’altérité qu’il nous dissimule. De quoi donner un bon coup de projecteur réflexif sur notre société. Réfléchir à l’obsession vouée aux « Millennials » est d’autant plus urgente dans une société de consommation où ces derniers sont arrosés de discours publicitaires qui font appel à leur rôle de consommateur plutôt qu’à leur esprit de citoyen. Loïc Blondiaux, professeur de Sciences Politiques à l’Université Paris 1, explique à ce sujet que l’équilibre entre consommation et démocratie s’est graduellement dissout, et avec lui l’ordre du discours. Entre les discours politiques adressés aux jeunes et les discours publicitaires, le fossé se creuse. D’autant plus lorsque le premier est raréfié et parfois maladroit alors que le second est travaillé en agence et nourri d’études. Faisant de la consommation le canal d’échange privilégié auprès des jeunes… qui heureusement ne sont pas nés de la dernière pluie !