3 juin 2022

Temps de lecture : 3 min

« Être soi-même s’est transformé en idéal existentiel évident pour tous » : Gilles Lipovetsky

Le pouvoir, chacun le ressent dans sa chair, le subit selon sa condition. Avec la globalisation s’impose aux individus une somme de normes dominantes pour laquelle naît aujourd’hui une forme de rejet : pourquoi chacun ne pourrait-il avoir le droit d’être soi-même, revendiquer ses caractéristiques, son authenticité ? Auteur du « Sacre de l’authenticité »*, Gilles Lipovetsky, philosophe et sociologue, nous éclaire sur un pendant de l’authenticité, l’inclusivité, ce sursaut individuel qui déferle sur le collectif.
INfluencia : quelle place prend l’inclusivité aujourd’hui dans notre société ?

Gilles Lipovetsky : La thématique de l’inclusivité, qui englobe différents sujets comme les minorités dans les quartiers difficiles ou encore la réussite scolaire, gagne une surface sociale nouvelle, elle s’immisce dans la publicité, le management des marques et même la mode. Son champ s’est élargi, allant des personnes handicapées aux personnes de couleur, de la disgrâce esthétique aux minorités de genre. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il a explosé ces dernières années. Pourquoi ? Parce que notre époque est marquée par la poussée de la légitimité sociale de l’éthique de l’authenticité, qui doit s’entendre comme la culture de l’expression et de l’épanouissement de soi, celle qui valorise le principe, désormais à peu près consensuel, du « sois toi-même », du be yourself. Cette idéologie n’est pas née d’aujourd’hui, elle date du xviiie siècle, elle est déjà à l’œuvre chez Rousseau et se développe au xixe siècle. Mais jusqu’alors elle laissait largement de côté les femmes, les jeunes, les gays, les lesbiennes, les personnes trans, les personnes de couleur (minorités visibles) et cela parce que le principe d’auto-gouvernement de soi n’était reconnu légitime que dans la mesure où il ne remettait pas en cause les places, représentations et rôles traditionnels des genres, de l’enfant, des identités sexuelles, censés trouver un fondement absolu dans l’ordre de la nature ou du divin. La nouveauté est que cet idéal ne connaît plus de limites : « être soi-même », mener une existence conforme à notre vérité personnelle, s’est transformé en idéal existentiel « évident » pour tous, en droit subjectif fondamental bénéficiant d’une reconnaissance généralisée. Ce droit subjectif s’est infiltré dans les mœurs au travers de la critique des stéréotypes négatifs, qui provoquent une image dépréciative de soi à tout un ensemble d’individus et de minorités. Ce qui caractérise notre époque, c’est le refus des discriminations blessantes, la volonté de combattre la violence symbolique des cultures hégémoniques engendrant honte, humiliation et dépréciation de soi. On ne peut être véritablement soi si l’on n’est pas reconnu socialement, si nous sommes humiliés, associés à des images négatives. Le grand moteur des revendications inclusives c’est l’aspiration à la reconnaissance, à la dignité, indispensables à l’accomplissement des personnes et à l’estime de soi. La poussée des demandes d’inclusion est ainsi enfant de la suprématie de l’éthique individualiste de l’authenticité. Le mouvement body positive (« corps positif »), qui s’est développé dans la mode et la beauté, a pour but de permettre aux femmes de s’accepter telles qu’elles sont, d’aimer leur corps, loin des diktats esthétiques de la société actuelle. L’exigence d’inclusivité se nourrit de l’idée selon laquelle tout le monde doit pouvoir s’épanouir, ce qui implique de s’affirmer sans avoir honte de soi.

IN : comment expliquez-vous un tel essor ?

GL : l’idéal d’inclusivité a pris l’ampleur que nous connaissons avec la montée de la société de consommation et de communication. Il a néanmoins fallu du temps pour en arriver à ce stade. Au fil du temps, la société de consommation a fait tomber en désuétude les contraintes collectives, les impositions de groupe et d’appartenance, les autorités traditionnelles au nom de l’hédonisme et du bien-être individuel au présent. Au départ, cela s’est manifesté dans le rapport aux objets et aux loisirs, mais peu à peu l’idéal du mieux-vivre a gagné l’existence tout entière. On ne veut pas seulement bénéficier des plaisirs consuméristes, on veut pouvoir également s’épanouir tel que l’on est, c’est-à-dire être reconnu quels que soient notre morphologie physique, notre âge, notre couleur de peau. Aujourd’hui, lorsque nous protestons contre le traitement des minorités de couleur ou des personnes en situation de handicap, c’est parce que nous considérons que l’épanouissement des individus est blessé, sinon impossible, lorsqu’ils sont associés à des images sociales et des stéréotypes dépréciatifs. Ceux-là mêmes qui détruisent l’estime de soi.

IN : comment les marques appréhendent-elles ce thème ?

GL : si l’on prend l’exemple de la mode, celle-ci marchait à contre-courant du mouvement d’individualisation de nos sociétés, elle était en retard parce qu’elle célébrait un seul type de femme : jeune, mince, blanche. Il y avait une contradiction entre l’uniformité de l’esthétique de la femme promulguée par les industries et la dynamique partout présente ailleurs de déstandardisation, diversification et personnalisation de l’offre. C’est ce qui est en train de bouger et c’est à saluer. La mode s’emploie aujourd’hui à valoriser sur les podiums et les publicités une beauté féminine plurielle. Les marques commencent à comprendre qu’il est nécessaire de sortir de l’univers de « la dictature de la beauté » dénoncée justement par les féministes. Il est devenu insupportable pour le commun des mortels de se comparer en permanence à un canon unique de la beauté qui brise le self-esteem (« estime de soi » en français) des femmes. C’est indéniablement un projet chargé de valeur morale que de s’engager, comme le font diverses marques, dans la voie de l’inclusivité et de présenter des personnes handicapées en vue de leur meilleure intégration sociale. Reste à savoir si ce courant va durer et se généraliser. Car les marques doivent avant tout séduire leur marché. Il n’est pas sûr que l’inclusivité soit toujours compatible avec l’impératif marchand de séduction.

 

*Éditions Gallimard, 2021.

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