Et moi, et moi, et moi. Le difficile rapport à l’autre dans une société égotiste
Quatrième tendance de « Monde réel, mondes perçus », la septième édition de l’étude « Françaises, Français, etc. » réalisée par 366 et George(s), avec Kantar et Aday. Comment l’individualisme moderne, amplifié par le numérique, l'hypertrophie du moi et les dynamiques identitaires, devient un repli de soi transformant la société en un champ de confrontations et de contradictions au cœur du jeu social et de la compréhension de l’altérité. Le principal défi des années à venir : conjuguer le « je » et le « nous » de façon harmonieuse.
Autrui est-il devenu une menace ? Chacun de nous s’est-il muré dans sa propre ZIAD (zone individuelle à défendre) ? La France est-elle désormais le théâtre d’une guerre des ego ? Sommes-nous condamnés à ne plus nous supporter du tout ? « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. » En écrivant ces lignes, en 1836, Alexis de Tocqueville ne se doutait pas qu’elles résonneraient de façon si prophétique dans la France de 2024. Mais cet observateur avisé l’avait pressenti plus que tout autre : dans un régime d’égalité des droits, les citoyens, aveugles aux bénéfices qu’ils en retirent, s’affranchissent de l’intérêt général pour refaire société, à l’écart de la société. …
C’est un peu ce que nous vivons aujourd’hui. Mais avec une dimension supplémentaire : car ce que Tocqueville n’avait pas vu c’est que cette lente désaffiliation se ferait de façon tantôt « réfléchie » ou « paisible », tantôt agressive. Boostés par un environnement numérique qui fait de nous des demi- dieux, par une hypertrophie du moi caractéristique des sociétés démocratiques et par une mise en avant de la question identitaire avec la nouvelle pensée progressiste, nous sommes enclins non seulement à nous isoler de la masse, mais aussi à mettre à distance ou à rejeter ceux de nos semblables qui ne nous ressemblent pas.
Voilà un beau défi pour quiconque ambitionne de « refaire nation », ou tout simplement de proposer des idées, des produits ou des contenus au plus grand nombre : comment intégrer les particularismes, y compris les plus cocasses, dans la « grande société »? Pas une mince affaire.
L’ère de « l’egocène »
Tout commence par de la défiance. Dans la dernière livraison de « Fractures françaises » (2023), 74 % de nos compatriotes déclarent qu’on n’est « jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ». À l’inverse, ils ne sont que 2G% à dire qu’on « peut faire confiance à la plupart des gens » (GRAPHIQUE 7). Est-ce parce qu’on ne trouve plus personne pour offrir un récit collectif digne de ce nom ?
C’est d’ailleurs la première des réponses que nos compatriotes cochent quand on leur demande « qui raconte le mieux la France ». Dans la liste des dix catégories proposées (les écrivains, les hommes et les femmes politiques, les journalistes, les marques…), c’est la onzième option, « Personne », qui est citée en premier, et de loin, résume Raphaël LLorca, auteur du Roman national des marques (L’Aube, 2023). Aucun des acteurs listés n’est jugé capable de produire un récit articulé et puissant autour de ces questions essentielles : où en sommes-nous, en tant que nation ? En quoi croyons-nous? Vers quel horizon commun nous dirigeons-nous ? Pour résumer, le roman national est en panne, faute de conteurou du fait d’un trop grand nombre de récits. S’il demeure encore des moments de concorde, à l’occasion d’une victoire de notre équipe de football, par exemple, ou de fierté partagée quand on envoie avec succès Thomas Pesquet dans la stratosphère, les moments d’inimitié sont bien plus fréquents. Comme si les Français, pourtant unis dans un attachement commun à la langue, à leur art de vivre et à leur modèle social, ne croyaient plus en la force du collectif pour parvenir à une forme de quiétude partagée. Quand il n’y a plus de roman national ne reste qu’un égoïsme lent, diffus. Nous vivons à l’ère de « l’egocène », résume le sociologue Vincent Cocquebert, auteur du récent Uniques au monde. De l’invention de soi à la fin de l’autre (Arkhê, 2023) : « En parallèle d’une civilisation du cocon qui nous pousse à cultiver à l’excès la recherche de confort, le repli et ériger le “chez soi” comme une norme d’existence, écrit-il, vient désormais se greffer le fantasme d’une vie et d’un environnement comme “surmesure” qui serait le reflet de nos multiples et profondes singularités ».
« Cocon » et « environnement sur mesure » vont de pair. Il faut dire que notre monde est de plus en plus anxiogène : 65% des Français disaient croire en « l’imminence d’une fin du monde » (GRAPHIQUE 9), selon une enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, soit 13 points de plus que les Américains (mais G de moins que les Italiens). Nous sommes marqués par le réchauffement climatique, par la guerre à nos portes, mais aussi et surtout par un sentiment d’insécurité qu’amplifie la transformation médiatique du moindre fait divers en phénomène de société.
Dans la panic room
On comprend mieux dès lors la tentation du repli dans son salon, sorte de « panic room », qui nous protège des agressions extérieures, de la même manière que, jadis, on rêvait d’abri antiato- mique contre la menace nucléaire. On notera que les lieux de brassage, de partage sont en net reflux, les confinements de 2020 et de 2021 ayant accéléré la tendance. En quelques années, le nombre de bistrots a ainsi subi une baisse drastique : 200 000 en 1960, 38000 en 2016, avec une disparition de 500 bis- trots par an depuis lors. Idem pour les discothèques : 4 000 en 1980, 1 200 aujourd’hui. Une tendance interprétée comme une « privatisation de la fête », par Jérémie Peltier, auteur, en 2021, de l’essai La fête est finie ? (L’Observatoire).
L’appétence hexagonale pour son chez-soi n’est pas seulement une question de sécurité dans un envi- ronnement anxiogène. Elle est accélérée par noscapacités technologiques. On se souvient de la phrase d’un des deux fondateurs de Netflix, Reed Hastings, en 2017 : « Notre seul concurrent dans cette industrie, c’est le sommeil. » Sous-entendu, en ce qui concerne les autres concurrents, l’affaire est déjà pliée.
On n’a sans doute pas encore mesuré toutes les conséquences de la vie numérique sur le vivre- ensemble. Dès lors en effet que tout internaute, en plus de bénéficier des largesses de la société du spectacle depuis son canapé, est devenu, pour l’économie des plateformes, un client à choyer, alors le citoyen qui sommeille en lui réclame le même traitement. Comment supporter que l’on soit si bien traité par Amazon quand la société de livraison a perdu votre colis et que l’Urssaf vous fait patienter vingt minutes au téléphone ? Cette comparaison impossible entre la vie numérique, où tout est simple et fluide, et la vie analogique,où l’on ne s’occupe pas de chacun mais de tous, est l’un des grands problèmes que rencontre notre pays, et qui suscite le ressentiment de nos compatriotes, tant à l’égard de leurs responsables politiques qu’à l’égard de ceux qu’ils estiment « mieux servis au guichet » ou qui disposent des bons pistons pour gagner quelques places dans la file d’attente.
À l’ère des ego, la France est-elle encore un pays gouvernable ? Comment gouverner un peuple-roi ? (Odile Jacob, 2019), se demandait le philosophe Pierre-Henri Tavoillot. Un art presque impossible ! D’autant que, en plus d’un nombrilisme exacerbé, nous assistons aussi à une multiplicité des revendications identitaires particulières, sources de débats souvent inflammables.
Tous minoritaires !
Guerre des origines, guerre des genres, guerre des identités… À première vue, il s’agirait là de phénomènes typiquement parisiens, qui ne toucheraient qu’une petite élite. En réalité, ils sont bien plus profonds que cela. Venue d’outre-Atlantique, une philosophie, qualifiée parfois de façon impropre de « woke » (éveillée), s’étend. Et rend la conversation de plus en plus compliquée : comment trouver un terrain d’entente lorsque votre interlocuteur place son identité sur le même plan que les idées ou les concepts ?
Ici, c’est la remise en cause des assignations de genre. Là, c’est la revendication d’un racialisme qui vient percuter le vieil antiracisme universaliste « à la française » (celui de « Touche pas à mon pote »). Là encore, ce sont les microrevendications singulières fondées sur le droit à se revendiquer d’une minorité : 40 % des Français estimaient appartenir, d’une manière ou d’une autre, à une « minorité », selon une enquête Viavoice de 2017. Les représentations de ces minorités dans l’espace public sont devenues mainstream ces dernières années, à travers des figures de la pop culture : Bilal Hassani concourt avec un partenaire masculin dans l’émission « Danse avec les stars », Audrey Fleurot incarne une neuroatypique HPI dans la série du même nom… La liste est longue des nouveaux arrivants qui surgissent dans l’espace culturel avec – ou grâce à – une identité remarquable, et qui jugent malaisants ou inappropriés les comportements des fameux boomers, adeptes de Michel Sardou et supposés tenants du patriarcat.
Rien de très problématique là-dedans, sur le papier. Car ce mouvement d’affirmation de soi est plus passionnant à observer que réellement dérangeant. Il n’est que de voir combien la pratique du tatouage ou du piercing s’est répandue comme une traînée de poudre ces dernières années pour réaliser à quel point chacun a envie de se distinguer, presque de se « labelliser » par rapport aux autres : un Français sur cinq est en effet tatoué, contre un sur dix il y a quinze ans.
Non, le « problème », si l’on peut dire, lorsqu’on se place du point de vue du vivre-ensemble, c’est que cette mise en avant des identités conduit mécaniquement à des déchirures (GRAPHIQUE 8). Comme disait Romain Gary, « le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres ». Or, tout porte à croire que nous sommes entrés dans une ère de nationalisme individuel. Qui ne pense pas comme moi peut-il encore être avec moi ?
On pourrait multiplier les exemples de miniguerres culturelles qui viennent percuter le pacte républicain et accentuer la polarisation de la société française. D’autant que les deux pôles les plus radicaux du pays (le pôle supposé progressiste et le pôle supposé réactionnaire) prennent en otage une majorité silencieuse qui observe ce pugilat sans toujours le comprendre. Tel est le résultat de ce que la directrice de l’ObSoCo, Guénaëlle Gault, appelle « l’hypocondrie identitaire » : lorsque « l’individu se construit au croisement de multiples identités d’un vaste réseau d’appartenanceset bricole de plus en plus son propre système de valeurs plutôt que de se conformer à une morale, une religion ou une idéologie ».
L’identité contre les valeurs, voilà bien ce qui menace le contrat social. Mais qu’on se rassure : celui-ci n’est pas encore complètement en pièces.
De l’assignation à la liquidité identitaire
Non, les Français ne sont pas réductibles à leurs identités. D’abord parce que ce sont les valeurs, les idées qui définissent l’identité à 45 %, loin devant tous les autres items, en particulier la religion (4 %) et le sexe (3 %), d’après un sondage Viavoice pour l’Observatoire des identités (2022). Ils ne sont d’ailleurs pas si « polarisés » que cela, nous dit Laurence de Nervaux, directrice du think tank Destin commun. La polarisation est une représentation et « la France n’est pas Twitter », écrit-elle. Reprenant là des prises de position tenues par Jean Birnbaum, dans son essai Le courage de la nuance (Seuil, 2021), et plus encore par la rabbine Delphine Horvilleur, dans son petit opuscule Il n’y a pas de Ajar (Grasset 2022). Car nos identités sont « fluides », hybrides. Plus exactement, elles sont un chemin, une trajectoire : de là où nous sommes nés, vers là où nous voulons aller. Et si nous assistons, par exemple, à une vague de changements de genre chez les jeunes Français, à en croire les observations du psychiatre Serge Hefez, qui dirige l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à la Pitié-Salpêtrière – ce qui dénote un réel trouble pour toute une génération –, c’est bien que nous ne sommes pas assignés à une résidence identitaire innée. L’identité est aussi un acquis. Une construction sociale et intime. L’injonction paradoxale qui nous est faite, par la publicité et par les réseaux sociaux notamment, c’est, précisément de « devenir qui nous sommes ».
Nous sommes indéniablement habités par nos multiples identités. Cela peut donner lieu à des tiraillements, bien sûr, et à des contradictions, que nous vivons chaque jour, aussi, en tant que consommateurs : soucieux de l’avenir de la planète, nous aimons aussi posséder le dernier smartphone ou porter des vêtements à la mode. Ces contradictions, ces tiraillements sont au cœur de nos intimités. Ils sont aussi au cœur du jeu social et de la compréhension de l’altérité. Et c’est sans doute là que réside le principal défi des années à venir : conjuguer le « je » et le « nous » de façon harmonieuse ; accepter les singularités d’autrui sans que celles-ci ne gênent notre vie en commun et n’imposent définitivement le règne du « ressenti » ; admettre nos propres contradictions. Pour y parvenir, dans un monde qui se caractérise aujourd’hui par une sensibilité clairement négative à « l’autre », peut-être faudra-t-il se souvenir de cette phrase de Saint-Exupéry, tirée de Terre des hommes (1939) : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. »