Un sujet qui ne lui est pas étranger, elle qui est arrivée d’Espagne à l’âge de 6 ans** et ne prononça pas un mot avant d’avoir maîtrisé la langue. Un trouble blocage qui a posteriori nous démontre sa pugnacité et ce souci de la précision dans les mots qu’elle emploie… Ce qui n’est pas un détail dans la pub. Et elle ne mâche plus ses mots lorsqu’il s’agit de remettre l’État à sa place et face à sa responsabilité. La France, une terre d’accueil ?
INfluencia Vous êtes à la tête d’une institution qui a été récemment rénovée. Quels ont été vos partis pris muséaux avez-vous pris sur le sujet qui souvent fait polémique ?et qQuel est le message du ce musée souhaite-t-il faire passer ?
Mercedes Erra La culture du musée national de l’Histoire de l’immigration s’est construite autour d’une certaine idée, française, de l’intégration : la possibilité de concilier la culture, la différence des individus issus des immigrations avec un socle de valeurs partagées par tous, dans un espace commun où chacun peut s’accomplir. C’est ce qui fait le ciment de la res publica – la République – qui s’enrichit des différences et les transcende en même temps.
Ce musée a une mission très importante, celle de raconter l’histoire de l’immigration, qui. Elle est au cœur de l’histoire de France puisqu’elle concerne près d’un Français sur trois. S : si l’on remonte à trois générations1, un tiers de la population en France a en effet un lien avec l’immigration. Le , Cc’est un lieu très ouvert, dans lequel on rend l’histoire accessible en l’ancrant dans la vie, dans l’art, dans la sociologie, dans la culture populaire. Et comme la question de l’immigration est sans cesse traversée par des préjugés négatifs, il est encore plus important de disposer d’un lieu qui tente de se rapprocher de la vérité historique. C’est son enjeu : tordre le cou aux clichés en racontant la vraie histoire de l’immigration, sa richesse et son apport capital à l’économie, aux territoires, et à la culture française.
IN Comment réagissez-vous à la polémique sur la campagne lancéequ’a soulevée en en juin dernier l’affiche du musée mettant en avant la filiation du Roi Soleil : de père espagnol et de mère autrichienne, il était de fait… « étranger » ?
ME Cela est positif, car je crois que de telles réactions montrent en fait que la campagne fait mouche. Elle rappelleant que nos grandes figures historiques, nos grands musiciens et musiciennes, nos grands écrivains et écrivaines étaient et sont souvent issus de l’immigration : Azzedine Alaïa, Romain Gary, François Cheng, Leïla Slimani, Yves Montand, Aya Nakamura pour ne citer qu’euxe quelques-uns. Pour certains, c’est une douleur de l’admettre, mais c’est un fait historique.
Ce musée un lieu très ouvert, dans lequel on rend l’histoire accessible en l’ancrant dans la vie, dans l’art, dans la sociologie, dans la culture populaire.
IN Le sujet global des migrants qui va devenir de plus en plus prégnant. On estime les avec des réfugiés économiques, politiques et de plus en plus de réfugiésdorénavant climatiques, puisque les estimations vont de à 260 millions en 2030, jusqu’à 1,2 milliard en 2050. Quelle place votre institution se donne-t-elle dans ce contexte global ?
ME Nous devons aider à une vraie prise de conscience sur le sujet. D’abord car le phénomène migratoire est structurel dans notre histoire : la France a toujours été une terre d’immigration. Et nous devons arrêter de le nier. Les bastions les plus emblématiques de la culture française en portent presque tous l’héritage. La haute couture française, par exemple, doit tant aux créateurs anglais, russes, arméniens, italiens, espagnols, japonais et belges, qui ont enrichi et fait rayonner la mode et les savoir-faire français dans le monde entier.
Ensuite car les conflits mondiaux, les guerres civiles et le changement climatique déclenchent déjà – et déclencheront – des urgences massives et des mouvements de population auxquels nous devons nous préparer. Et la meilleure manière d’anticiper est sans doute de promouvoir une politique d’accueil et d’intégration volontariste, une façon de prendre notre part, équitablement, comme tous les pays européens. Car contrairement à ce qu’en que disent certains en qui agiteant la menace du « tsunami migratoire », la France est loin de prendre sa part.
Sur ce point, les travaux de François Héran sont très instructifs et nous montrent par exemple que si la France avait pris sa part (, selon son poids démographique et économique dans l’Union européenne) des demandeurs d’asile syriens, irakiens et afghans entre 2014 et 2020, elle aurait dû accueillir 16% des demandes d’asile globales. Elle n’en a pris que 4,5%, très en deçà de l’Allemagne (47,7%). De même, fin 2022, lors de la crise ukrainienne, la France n’a reçu que 4,5% des demandeurs d’asile ukrainiens, l’Allemagne, 41%. À de nombreux égards, nous sommes en retard, et nous nous défaussons souvent sur nos voisins européens. L’immigration est un phénomène qui n’est pas assez pensé, pas assez anticipé par la sphère politique, et pourtant les choix que nous allons faire en la matière sont cruciaux pour l’avenir de la France, tant d’un point de vue moral et humaniste que d’un point de vue pragmatique, pour l’économie, la vitalité et la vivacité de notre pays.
Alors que notre démographie ralentit, que notre population vieillit, et que de nombreux secteurs connaissent des pénuries de main-d’œuvre, l’immigration peut être une chance. Une chance de résoudre les problématiques des métiers en tension dans le bâtiment, le soin, l’hôtellerie-restauration, l’aide à la personne, et d’accueillir des talents multiples et parfois très qualifiés, qui ne demandent qu’à être intégrés. Et en matière d’intégration, nous avons beaucoup à faire. Si le système français a failli, c’est par une difficulté croissante à intégrer, en particulier le du système éducatif,, qui n’arrive plus à embarquer, et à activer l’ascenseur social – cette problématique qui s’étend d’ailleurs bien au-delà du public immigré :, aux publics socialement défavorisés. E – et par des politiques qui ont eu tendance à cantonner les populations immigrées dans des zones sans mélange aucun.
Si l’on veut avancer en matière d’intégration, on le sait, le travail est un facteur essentiel. Les entreprises ont tout à y gagner et ont un vrai pouvoir pour susciter des histoires vertueuses. Avec « Lles entreprises s’engagent », à l’occasion de l’évènement l’événement Ensemble pour l’insertion des réfugiés qui s’est tenu le 12 décembre au sein du muséeMusée National de l’histoire de l’immigration, nous avons réuni de nombreuses entreprises x acteurs de l’économie comme Accor, SNCF, Leroy Merlin, mais aussi des acteurs de l’intégration des réfugiés comme Each One, Kodiko ou Les Cuistots Migrateurs pour travailler ces sujets, diffuser les bonnes pratiques et impulser un mouvement d’intégration plus massif. Les entreprises étaient au rendez-vous. Il y a vraiment un mouvement positif.
L’immigration est un phénomène qui n’est pas assez pensé, pas assez anticipé par la sphère politique, et pourtant les choix que nous allons faire en la matière sont cruciaux pour l’avenir de la France.
IN Parmi les préjugés, certains vous semblent-ils particulièrement difficiles à débugger ?
ME Le préjugé qui me semble le plus persistant, c’est cette idée que les migrants seraient des profiteurs, et la France un eldorado social pour les réfugiés. Comme si on s’arrachait à son pays pour des alloc’. On ne le quitte pas de gaîté de cœur en général. Dans leur grande majorité, les réfugiés partent par obligation, nécessité, et dans la plus grande tristesse, laissant parfois toute ou partie de leur famille, passant par des chemins extrêmement difficiles et traumatiques, pour arriver sans ressources ni repères dans des pays où ils doivent affronter leur lot d’adversité.
Cette idée de l’appel d’air créé par la générosité de notre système social n’a d’ailleurs aucun fondement scientifique. Au contraire, la recherche la dément et rappelle que les immigrés sont plus exposés à la pauvreté que les natifs2, que les montants des aides et dispositifs sociaux (ADA, AME, etc.) sont peu de choses en regard des nombreuses urgences que les réfugiés ont à gérer dans leurs parcours du combattant : financer le voyage, obtenir des papiers, survivre à l’étranger, etc. D’ailleurs, ces aides sont sous-utilisées, et certains n’en connaissent même pas l’existence. Si ce préjugé était vrai, la France aurait attiré bien plus de candidats que son poids démographique ou économique en Europe, et non pas bien moins.
En termes d’accueil, la France doit prendre sa part, équitablement, comme tous les pays européens
L’autre préjugé prégnant, c’est l’idée que les immigrés « prennent le travail des Français », d’après un vieux slogan. Mais alors comment expliquer que de nombreux secteurs comme l’aide à la personne, le nettoyage, la métallurgie, le bâtiment soient en pénurie de main-d’œuvre, même en période de chômage ? En réalité, il est des secteurs dont se détournent de nombreux Français natifs. D’autre part, et globalement dans l’économie, on sait depuis longtemps que la diversité est une source de performance et de résilience. Les entreprises l’ont bien compris et trouvent des systèmes pour attirer les talents dont elles ont besoin.
Sur la question de l’immigration, les préjugés ont la vie dure. C’est tellement plus simple de pointer l’autre comme responsable des maux qui nous touchent, tellement plus simple de mobiliser par la peur. Mais je crois fortement au pouvoir des faits, des chiffres, des rencontres, des histoires, pour rétablir un récit positif autour de l’immigration, et construire des horizons collectifs désirables.
*Lire Instant IN et Off, surin INfluencia.net, L’instant IN (et off) du newsletter du 20 octobre/10/ 2023.
**À Jusqu’au 18/02/2024, à l’occasion de la saison Asie au Palais de la Porte Dorée, le musée propose deux expositions inédites. L’une est consacrée à l’histoire et à la diversité des migrations d’Asie de l’Est et du Sud-Est depuis 1860, l’autre à la manière dont l’expérience migratoire a marqué dix artistes de l’avant-garde chinoise.
- François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, 2023.
- Corrado Giulietti, The welfare magnet hypothesis and the welfare take-up of migrants: Welfare benefits are not a key determinant of migration, IZA World of Labor, 2014.