La crise ait-t-elle été un accélérateur ou un révélateur de ce phénomène d’ouverture ? Nous sommes en droit de nous poser la question, car la défiance envers l’État n’a cessé de grandir quand dans un mouvement contraire la confiance dans les entreprises n’a cessé de grimper. À tel point aujourd’hui que les Français comptent plus sur les entreprises pour régler leurs problèmes. Est-ce une question de meilleure capacité à (ré)agir côté entreprise ? Ou le signe d’une forme d’impuissance publique ? Alors que certaines entreprises pèsent plus lourd que les États, et que les citoyens-consommateurs ont pris conscience du pouvoir politique de leurs achats (parfois plus impactant que leur vote), il paraît désormais indispensable que les entreprises prennent leur part de responsabilité dans la préservation des biens communs.
Citoyennes et transparentes
Déjà, en 2019, Pascal Demurger, directeur général de la Maif, publiait L’Entreprise du xxie siècle sera politique ou ne sera plus (éd. de l’Aube). Selon lui, « un nombre croissant de personnes en appellent à l’entreprise, attendant d’elle plus de considération pour ses partenaires directs, salariés et clients, plus de considération pour son impact social et environnemental ». Pour les citoyens-consommateurs français, qui ont longtemps été méfiants du rôle « public » joué par les entreprises, la question semble avoir été tranchée avec la crise du Covid. Alors que les entreprises s’activaient pour fabriquer des masques, du gel hydro-alcoolique et des respirateurs, et que l’État montrait chaque jour un peu plus ses limites, une étude Via Voice révélait que 88% des Français souhaitaient une plus grande implication des entreprises et des marques pour que la société change. Les entreprises ont montré qu’elles étaient en mesure de renverser pour un temps leur logique et faire primer le bien commun sur leur rentabilité. L’utilité publique n’est plus l’apanage des entreprises et administrations publiques, mais bien l’affaire de tous. C’est un signe supplémentaire marquant le passage d’une RSE « autocentrée » – où l’entreprise se questionne sur l’impact négatif de sa propre activité dans son rayon d’action proche – au Good, où l’entreprise se questionne sur son cercle de légitimité pour agir de manière positive pour le bien commun.
Et ce n’est pas anodin. Ces entreprises « citoyennes » permettent d’accroître la confiance envers l’ensemble des entreprises et les marques. Selon une étude Ifop de novembre 2021, 83% des Français ont une bonne image des entreprises, c’est 12 points de plus qu’en 20171. Et le mot qui caractérise le mieux l’état d’esprit des Français vis-à-vis d’elles est « confiance », à 38%, loin devant « l’attachement » (à 20%).
De fait, la notion de confiance semble être le socle du renversement des attentes des Français envers les entreprises. Ils ont été aidés en cela par leur démarche de plus grande transparence depuis les années 2010, initiée par un intérêt grandissant des Français pour ce qu’il s’y passait à l’intérieur. Un meilleur accès à l’information, le développement des réseaux sociaux, … et quelques scandales comme la viande de cheval dans les lasagnes, ou les vidéos de L214 dans les abattoirs, voire des drames comme celui du Rana Plaza, ont définitivement obligé les entreprises à basculer de la « black box » à la « glass box ». Ce qui était auparavant l’affaire du domaine « corporate » de l’entreprise est devenu digne d’intérêt pour les consommateurs. Les rapports RSE se sont multipliés et vulgarisés, et la communication corporate a débarqué dans les médias, devenant un puissant argument commercial. Plus de transparence s’est traduit par plus de confiance.
Quand, le 22 mai 2019, la loi Pacte3 a été votée, nombreuses sont les entreprises qui ont alors sauté le pas. Selon une étude Comfluence de juillet 2020, soit à peine un an après la promulgation de la loi, 75% des entreprises du CAC 40 affichaient une volonté d’inscrire une raison d’être dans leur statut. C’est un tournant important dans l’engagement qu’elles ont pris. La raison d’être leur permet de réfléchir, consolider et formuler leur contribution à l’intérêt général et au bien commun. Mais surtout, en étant inscrite dans les statuts, celle-ci est réputée connue de tous et opposable. Cette dimension juridique « engage » et responsabilise. Là encore, c’est un gage de confiance supplémentaire.
À mission ou à impact
Autre forme d’engagement pour le bien commun permis par la loi Pacte : la création du statut d’entreprise à mission. Pour ceux qui passent le cap, il s’agit de donner davantage de sens à l’entreprise et à ses collaborateurs, en la mettant au service du bien commun, par l’intégration d’objectifs sociaux et environnementaux. Cette mission s’intègre au cœur de son business model, et doit permettre d’aligner les dirigeants, les salariés et les actionnaires. Cela peut être inné pour certaines, qui sont nativement des entreprises tournées vers le bien commun et l’intérêt général : entreprises publiques, entreprises au statut mutualiste ou coopératif, ou tout simplement entreprises impact native. Pour toutes les autres, cela requiert une réelle transformation et de repenser son activité au prisme de sa contribution au monde. Selon l’Observatoire des sociétés à mission de décembre 2021 (réalisé par la Communauté des entreprises à mission), leur nombre a quasiment quadruplé, passant de 112 au troisième trimestre 2020 à 405 un an plus tard. Et ce sont 520 000 salariés qui travaillent désormais dans une société à mission.
Toujours selon l’Observatoire des sociétés à mission, les entreprises créées après 2010 constituent 73% des sociétés à mission, dont 39% le sont à l’origine. Cela signifie que la contribution à l’intérêt général fait partie intégrante des enjeux des nouveaux entrepreneurs, à la fois conscients du rôle qui leur incombe, et très certainement mus par les nouvelles attentes des Français à leur égard. Et ce n’est pas le jeune et vigoureux Mouvement Impact France qui s’en étonnera… Regroupant plus de 2000 entreprises à impact (nombreuses venant du champ de l’économie sociale et solidaire), le réseau se bat pour que soit imaginée et facilitée une nouvelle compétitivité sociale et écologique, notamment par la création d’un statut d’entreprise à impact. Car selon les coprésidents, « l’économie peut avoir un rôle transformant dans l’avenir social et écologique de notre monde », reconnaissant implicitement le rôle des entreprises.
Sommes-nous en train de passer « de la financiarisation à la sociétalisation des entreprises », comme le suggère Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon ? Un mouvement qui semble inéluctable et salutaire, car c’est certainement tous ensemble, pouvoirs publics, citoyens et entreprises, que nous saurons le mieux préserver nos biens communs, le Bien Commun.
- Comparaison faite avec une étude Elabe menée auprès d’un échantillon représentation de 1000 français en novembre 2017.
- Étude Ifop, novembre 2021.
- L’article 1833 du Code civil est complété ainsi : « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » L’article 1835 propose aux entreprises d’intégrer la raison d’être dans leurs statuts. Elle est définie par « les principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».