Très impliqué dans la réflexion sur le management stratégique, Isaac Getz a fait grand bruit quand il a avancé que redonner leur liberté aux salariés serait une idée à creuser, voire à prendre au sérieux, car de leur bien-être découle le bonheur de l’entreprise. Isaac Getz n’est pas un chercheur de l’ombre, il a aujourd’hui la réputation d’être le grand manitou des patrons libérés et le conseiller particulier d’acteurs du CAC 40. Un invité incontournable.
Docteur en psychologie et professeur à ESCP Europe, Isaac Getz vient de publier chez Flammarion un ouvrage baptisé « La Liberté, ça marche ». Il y commente les textes de leaders libérateurs qui peuvent aider les dirigeants d’entreprise à trouver leur propre méthode de libération adaptée à leur structure. Cette transformation radicale du modèle managérial trouve un écho très important dans l’hexagone. Le livre précédent de ce spécialiste qui a été traduit en huit langues, Liberté & Cie, s’est vendu à plus de 30 000 exemplaires en France.
INfluencia : les entreprises sont de plus en plus nombreuses à ressentir le besoin de se transformer pour répondre aux nouvelles attentes de leurs clients et de leurs salariés. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Isaac Getz : nous vivons dans un monde « VUCA », l’acronyme anglais pour dire plein de volatilité, d’incertitude, de complexité et d’ambiguïté. Ce monde challenge l’organisation héritée de la révolution industrielle. Lorsque les paysans sont arrivés dans les usines, ils ont eu besoin d’être accompagnés et une solution mathématique s’est imposée. La « bureaucratie hiérarchique », qui permet d’encadrer le maximum de personnes avec un minimum de managers, est un modèle basé sur la hiérarchie et sur des procédures qui dictent aux salariés comment travailler. Ce système s’est révélé très efficace et même magnifique. Des études montrent en effet que le niveau de vie dans les pays développés qui ont épousé ce modèle a été multiplié par 25 entre 1825 et 2001, alors qu’il n’a progressé que de 60 % dans le reste du monde. Ces dernières années, ce système a toutefois commencé à révéler son pendant sombre : cette fâcheuse tendance qu’il a de déresponsabiliser et d’infantiliser les salariés puisque leurs supérieurs leur disent constamment quoi faire.
Dans le monde occidental, la majorité des salariés s’avouent aujourd’hui désengagés. En France, ce pourcentage atteint même les… 91 % ! Les gens vont au travail à reculons et jugent leur emploi juste comme un moyen de gagner de l’argent ; leur vie est ailleurs que dans l’entreprise.
IN : quand les sociétés ont-elles pris conscience de cette évolution ?
IG : à partir de 2005. Lorsqu’elles ont ployé sous le poids de trois pressions distinctes. La demande n’a ainsi jamais été aussi volatile et instable. Les générations Y et Z qui sont arrivées sur le marché du travail ne veulent plus, quant à elles, intégrer « l’entreprise du père », mais « l’entreprise des pairs », ce qui implique un changement de modèle pour les employeurs. La pression des technologies inquiète également les sociétés qui se demandent si elles ne seront pas le prochain « ubérisé » à être mangé. Le modèle de « bureaucratie hiérarchique » est manifestement incapable de répondre à ces tendances fortes et pose la question d’un mode d’organisation différent. D’ailleurs, ce phénomène concerne toutes les entreprises, je n’en vois aucune qui pense pouvoir continuer de travailler comme par le passé. Même l’administration et l’armée ont compris qu’elles devaient se transformer.
IN : comment aujourd’hui l’entreprise peut-elle faire sa mue ?
IG : il y a actuellement des expérimentations qui vont dans tous les sens. Certaines sociétés optent pour le modèle participatif, d’autres préfèrent le système collaboratif. Moi, j’étudie particulièrement les entreprises libérées. La libération d’entreprise n’est pas un modèle ou une méthode qu’il suffit d’appliquer. Il s’agit plutôt d’une philosophie qu’un patron libérateur articulera autour de l’héritage humain et culturel de sa société. L’objectif est de permettre aux salariés d’utiliser leurs talents et de s’autodiriger.
IN : quels déclics encouragent un dirigeant à « libérer » sa société ?
IG : ils sont doubles. Le premier est économique. Certaines entreprises – qui enregistrent de mauvais résultats ou n’ont aucun horizon au-delà de trois ans – savent qu’elles sont en danger et qu’elles doivent modifier leur mode organisationnel. Le second se déclenche dans l’esprit des dirigeants. L’un d’entre eux m’a expliqué un jour qu’il en avait assez de vivre avec ses deux « moi ». Le « moi personnel » – qui comprend des valeurs qu’il applique à sa famille et à ses amis – était en perpétuel conflit avec son « moi professionnel ». Ne voulant plus vivre avec cette rupture, il a choisi de construire un mode organisationnel en adéquation avec son « moi personnel ».
IN : quelles sont les étapes à franchir pour libérer son entreprise ?
IG Il n’y a pas de modèle préétabli. Il faut dans un premier temps réunir l’ensemble des salariés pour définir les valeurs clés autour desquelles les gens veulent être animés. On leur demande ensuite d’indiquer les symboles et les pratiques organisationnelles qui ne sont pas en phase avec ces valeurs, et de les transformer en nouvelles façons de travailler qui le soient. Certaines solutions ne marcheront pas forcément ni tout de suite, ni bien. Il est donc nécessaire de les faire évoluer. Cette transformation prend du temps, mais elle fonctionne. En France, des centaines de PME comme FAVI, Bretagne Ateliers, Chrono Flex, Poult ou Biose se sont déjà libérées. De grands groupes, dont Airbus, Décathlon et Michelin, se sont aussi lancés dans cette métamorphose. C’est le cas également de certaines administrations et d’unités militaires. D’ailleurs, la France est le seul pays où il existe un vrai mouvement de libération d’entreprises.
IN : pourquoi ?
IG : pour deux raisons. D’un côté, un écosystème de la libération – comprenant notamment d’autres leaders libérateurs (des coachs, des juristes et même des fonds d’investissement) – s’est développé au fil des ans et ces spécialistes aident aujourd’hui les dirigeants à avancer plus sereinement dans leur processus de transformation de leur entreprise. De l’autre côté, la France a accumulé un certain retard en matière d’organisation managériale. Si notre pays se situe à la 22e place du classement des nations les plus compétitives établi par le Forum de Davos, nous sommes 116e dans le domaine de la qualité des relations entre les employeurs et leurs salariés, et 51e dans la volonté du management de déléguer… Nous nous trouvons ainsi juste derrière le Lesotho et devant la Mauritanie pour le premier indicateur… Quand on a très faim, on est davantage attiré par un plat de « libération »…
IN : libérer son entreprise ne crée-t-il pas des tensions au sein du personnel ?
IG : les études psychologiques montrent que l’être humain aime avoir des responsabilités et prendre des décisions sans l’aide de quiconque. Il est contre- nature de vivre sous un plafond de verre et de ne pas avoir de liberté et de responsabilité. Si travailler pour une entreprise libérée peut créer une certaine incrédulité chez les collaborateurs au début, la plupart sont ensuite très satisfaits de cet environnement. Un climat de confiance et de liberté d’action favorise la prise d’initiative et encourage la réalisation de soi. Les salariés ainsi s’engagent davantage et ressentent plus de plaisir au travail. Seule une petite minorité de personnes, qui ont été infantilisées trop longtemps, peuvent avoir des problèmes à s’adapter.
Les dirigeants, qui sont habitués au pouvoir de dire et de contrôler, doivent, quant à eux, se transformer en leaders serviteurs. Cela ne va pas sans un travail sur soi via un coaching, voire une psychanalyse, mais la plupart des patrons parviennent à s’adapter, car leur objectif final est d’assurer la pérennité de l’entreprise.
Beaucoup de managers ont, en revanche, l’impression que le sol se dérobe sous leurs pieds quand leur société se libère. En passant d’opérationnels à facilitateurs, ils redoutent de perdre leur raison d’être. Leur rôle n’est plus de contrôler, mais d’être au service de leurs équipes afin qu’elles donnent le meilleur d’elles-mêmes. C’est un énorme changement.
IN : ne vaut-il donc pas mieux transformer son entreprise moins radicalement sans la « libérer » totalement ?
IG : le débat autour de cette question existe depuis longtemps, mais le modèle de « bureaucratie hiérarchique » a aujourd’hui atteint ses limites. Les entreprises cherchent en conséquence à se transformer de manière radicale et il n’est pas possible de donner seulement « un peu » d’autonomie aux collaborateurs.
IN : pensez-vous en conséquence que de plus en plus de sociétés vont se libérer dans les années à venir ?
IG : je le crois et le constate. De plus en plus de dirigeants de société, mais aussi des administrations et des unités militaires, souhaitent me rencontrer pour parler de ce thème. Certains signes montrent que les choses sont en train de bouger. Tous les autres acteurs de l’écosystème de la libération d’entreprise sont également de plus en plus consultés. En décembre 2015, nous avons organisé à Nantes un campus sur ce thème et les 500 places proposées ont été réservées en trois jours. Les journaux télévisés de TF1 et France 3 ont traité de ce sujet, tout comme les émissions Envoyé spécial, Complément d’enquête, Tout compte fait ou Capital. Le Parisien en a fait sa Une et Le Monde y a consacré un dossier. Tout cela montre que ce thème intéresse de plus en plus le monde de l’entreprise.