Docteur en sociologie, Stéphane Hugon est chercheur au Centre d’Études sur l’Actuel et le Quotidien (CeaQ). Chargé de cours à l’université Paris V, il enseigne par ailleurs à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Il est également cofondateur de l’institut d’études Eranos, spécialisé dans la recherche sur les nouvelles technologies, la finance et le luxe, en Europe et en Asie.
INfluencia : en quoi la notion d’engagement a-t-elle évolué ces dernières années ?
Stéphane Hugon : l’engagement a longtemps été analysé comme une manière pour l’individu de se distinguer du reste du monde, de se positionner en être conscient, de maîtriser son environnement et même l’histoire régalienne. C’était une forme d’activisme qui permettait à l’être humain de s’extraire de la foule et de faire jaillir des valeurs qui traduisaient ce qu’était un individu, un consommateur, un collaborateur… Aujourd’hui, l’engagement n’est plus vécu dans un rapport conflictuel mais dans une forme d’enveloppement, où l’individu s’oublie dans le collectif. C’est le collectif qui l’aide à devenir lui-même, à refaire sens.
Le ventre mou du social est devenu beaucoup plus puissant que le bras armé de l’activisme. L’engagement se situe dans le micro-fait, près de chez soi, ici et maintenant. Les actions sont plutôt de l’ordre du mimétisme au sein d’une communauté, dans l’entresoi. Elles ne s’inscrivent plus dans une action projetée mais dans l’événement ou dans l’avènement. De plus en plus de formes d’engagement sont une succes- sion de « coups » très ritualisés, collectifs, dont on ne voit pas toujours la narration sur le long terme.
IN : qu’est-ce qui a amené cette évolution ?
S.H : pour comprendre la résonnance des nouvelles formes et significations d’engagement, il faut les restituer dans un contexte fort de transformation de notre société. Pendant près de 200 ans, les valeurs ont évolué dans un cadre à peu près identique. Cette époque démarre en 1804 avec le code civil, qui traduit nos manières de vivre et de faire la société. Il y est écrit une certaine culture familiale, une culture de l’entreprise, un rapport à l’identité, à la propriété, à l’effort… La parenthèse se referme au début des années 2000 avec un ensemble de convergences, dont le digital est la partie la plus visible. En 2004, on voit arriver Facebook, qui n’a pas à lui seul transformé le monde mais dont le succès illustre l’appropriation par le public de la culture du digital et d’une certaine forme d’horizontalité. Notre actualité est donc singulière car nous sommes toujours à ce tournant du millénaire, fascinés et pétrifiés par un nouveau siècle dont on ne sait pas encore que faire.
IN : de quelle manière cela fait-il date ?
S.H : ce mouvement est venu déconstruire certains des éléments forts de la culture occidentale rationaliste, masculine, judéo-chrétienne, adulte. Il remet en cause la place de l’effort, du sacrifice de soi, de l’action, de la décision, les logiques de projet, les cultures managériales… Durant tout le XXe siècle, il était facile de comprendre la société car il y avait d’un côté le mainstream et de l’autre l’under- ground, avec le rebelle dans le rôle du trend setter, de celui qui se construisait seul contre tous. Aujourd’hui, ces grandes oppositions ont disparu. Chacun est à la fois le gentil et le méchant, tout le monde est rebelle. La figure aspirationnelle n’est plus celui qui est intouchable et que l’on respecte.
IN : comment ces nouvelles formes d’engagement impactent-elles l’univers de la consommation ?
S.H : toute l’analyse marketing et consommateur est touchée. Le modèle occidental a été fasciné par l’échange de biens et services. Nous sommes allés au bout de ce système qui s’est développé autour d’une gourmandise pour le produit et qui n’a d’ailleurs eu de sens qu’après les périodes de rareté. L’industrialisation a standardisé l’objet et désenchanté l’expérience consommatoire. On voit bien que les gens qui se tournent vers le hard discount ne sont souvent pas ceux qui en ont besoin, mais des consommateurs qui ont déplacé leurs envies vers le premium et le luxe.
Ils souhaitent vivre autre chose et n’ont rien à faire de l’histoire qu’on leur raconte sur les produits. D’autres veulent retrouver de la tradition, du territoire, de la temporalité. Ils deviennent engagés par le fait d’acheter à tel endroit, notamment dans le bio ou dans les circuits courts. Avec les modèles mutualistes, on passe de la notion de consommateur à celle de sociétaire, qui co-construit l’offre et devient contributeur de la valeur… Quand le consommateur s’engage, il n’est plus dans un sentiment d’ego. Il veut entrer dans un rapport de communauté.
IN : que deviennent les marques dans cette relation ?
S.H : avant, les marques savaient mieux que le consommateur ce qui était bon pour lui. Elles étaient dans une forme de harcèlement du bien. Désormais, l’individu n’est plus en attente d’autonomie ou de libération. La marque doit en revanche lui permettre de vivre une expérience «transcendantale», de l’aider à se reconnecter avec son territoire et sa communauté. Aujourd’hui, ce que le client fait de votre marque, c’est bien, même s’il a tort et si cela amène des situations difficiles à gérer par ailleurs.
Dans le domaine des spiritueux, le cognac a été dépositionné. Il est devenu très populaire auprès des jeunes et des rappeurs, qui le consomment en cocktails. Cela permet certes de vendre des volumes plus imporants et d’augmenter le chiffre d’affaires, mais les vignerons du Sud-Ouest ne se retrouvent pas forcément dans la figure du Gangsta rap… Dans cette nouvelle relation entre les consommateurs et les marques, tout le marketing doit changer. Il ne peut plus fonctionner sur les mythes fondateurs du président, du père de famille, du professeur ou du leader. Les égéries autour du mâle dominant n’agrègent plus non plus. Les imaginaires du héros se sont inversés… Les marques doivent composer et jouer avec des formes beaucoup plus inclusives. McDonald’s et Nike ont bien vu que la glorification de l’individu et l’universalisme étaient en train de tomber. En adaptant leurs produits et leur communication aux réalités locales, ces marques globales montrent qu’elles ont compris le monde dans lequel elles vivent.
Emma Duchatot
Retrouvez la suite de cet interview dans le rapport sur les marques qui comptent