Jusqu’où l’intelligence partagée va-t-elle participer à la croissance ? Dans quelles conditions et avec quelle ambition ? Et que peut faire la conversation pour ce vaste chantier ? Échanges sur le sujet avec le président de LASER et co-fondateur de la FING, Philippe Lemoine.
Article paru dans la revue digitale d’INfluencia sur La Conversation
INfluencia : Pourquoi considérez-vous l’intelligence partagée comme l’une des principales sources de croissance de demain ?
Philippe Lemoine : Que voit-on aujourd’hui ? Des initiatives en nombre croissant, dont l’impact économique est significatif, qui ne fonctionnent pas sur les principes d’individualisation de la production intellectuelle et s’affranchissent des protections juridiques classiques de type brevet ou copyright. A l’inverse, loin de l’accumulation patrimoniale d’un stock d’idées ou de connaissances, elles ont pour moteurs l’échange et le rebond des intelligences individuelles.
Cela rejoint l’idée d’une énergie humaine renouvelable, sur laquelle j’ai travaillé à plusieurs reprises: nous rechargeons nos batteries les uns par rapport aux autres, grâce aux autres. Prenez l’exemple du logiciel libre. Sa percée est largement due au processus de correction mutuelle en ligne qui débouche sur un logiciel mieux écrit que celui produit dans le cadre de systèmes hiérarchisés de répartition du travail.
Cette supériorité a fait réfléchir. Avec Wikipedia, on a vu que c’était le champ de la connaissance en général qui était concerné. Et toute une série de domaines se sont alors ouverts à l’idée de l’intelligence collective et à l’open innovation.
L’un des éléments constitutifs extrêmement puissant d’Internet est son architecture de pair à pair, qui institue un principe d’égalité entre les différentes parties prenantes de la communication. Un principe qui démultiplie les capacités et favorise une création de valeur finalement bien supérieure à ce que l’on connaissait dans l’économie marchande classique. Je parle ici de valeur collective, les principaux bénéficiaires en sont les utilisateurs eux-mêmes.
INfluencia : Dans ces conditions, comment cela contribue-t-il à la croissance ?
PL : D’un point de vue économique, les entreprises sont obligées de tenir compte de ce facteur. Des entreprises comme Google sont dans leur son rôle quand elles tentent de définir une façon de s’approprier cette intelligence partagée, de capter ce que d’autres ont appelé « la multitude ». De fait, elles ne cherchent pas un business model aussi stable que celui des grands noms de la technologie à une époque.
Entre leur ambition de captation de cette source de valeur et ce que j’appellerai leur perméabilité, il existe un équilibre instable, matérialisé dans le cas de Google par l’espace qui, pour la fonction Search, sépare les deux parties de l’écran : à gauche, les résultats de la « recherche » fondée sur leur algorithme, dont tout le monde présume qu’il n’obéit pas à une logique directement marchande ; à droite, les données qui fondent leur système de rémunération.
Aujourd’hui, les entreprises doivent jouer avec cette instabilité si elles veulent trouver des sources de richesses dans ces facteurs nouveaux de production collective, tout en sachant qu’il ne s’agit pas d’éléments patrimoniaux qu’on peut gérer et assimiler dans la durée. En réalité, elles dansent sur le bord du volcan.
INfluencia : Comment faire le lien entre crise de croissance et crise du rapport entre individus et institutions ?
PL : Je pense que nous vivons, plutôt qu’une crise, une espèce de métamorphose. Dans le cadre du Forum d’Action Modernités, nous avons publié des ouvrages à dominante économique dont Vers un autre monde économique qui insistait beaucoup sur les relations triangulaires entre trois zones de crise : la crise de la valeur, la crise du corps propre de l’entreprise et la crise des rapports entre les personnes et les institutions, avec des transformations assez importantes de l’intime et des rôles sociaux. Le fonctionnement des marchés de l’âge industriel avait plus ou moins stabilisé certains rôles, notamment ceux du producteur ou du consommateur. Les cartes ont été vigoureusement rebattues par l’interactivité, par une participation plus large à la création de valeur, par l’économie pollen et par l’innovation ouverte. Ce qui me semble vraiment intéressant dans ces évolutions, c’est qu’elles font voler en éclat l’hypothèse d’une individualisation croissante, de la montée d’une intolérance à l’autre et d’une incapacité à comprendre d’autres points de vue.
INfluencia : Comment les entreprises doivent-elles réagir pour s’adresser au citoyen, au consommateur, à l’acteur-militant, dès lors qu’il y a porosité entre les statuts ?
PL : L’entreprise n’est pas seule au milieu de la foule. Elle doit s’insérer dans un écosystème. Le secteur qui illustre le mieux ce phénomène, c’est celui de l’automobile en France. Depuis plusieurs années, on avait vu apparaître deux mondes : le monde du futur de l’automobile vu par l’industrie automobile et celui imaginé par les élus, par les maires, par les urbanistes, par les citoyens… qui réfléchissent en termes de mobilité et pas d’automobile. Et lorsqu’une industrie commence à n’être plus en phase avec son environnement sur la manière de se représenter l’avenir, nouer des relations devient très compliqué.
En fait, les entreprises doivent se départir de plusieurs peaux. Il y a leur peau, corps propre de l’entreprise. Il y a la peau des appartenances sectorielles, de ces modes de représentation de LA cible : le consommateur automobile, la ménagère ceci… qui ne correspondent plus du tout à la réalité DES cibles, ces personnes en mouvement par rapport auxquelles il faut se redéfinir. Donc, la première chose pour se transformer, c’est de se départir de ces vieilles représentations, d’apprendre à travailler à plusieurs et à s’ouvrir.
Pour les entreprises habituées à travailler pour des marchés institutionnels, avec des donneurs d’ordre telles que les collectivités locales, le futur proche va être compliqué. Dans le domaine de l’énergie par exemple, elles vont se trouver, avec les smartgrids, face à un monde d’interconnexion croissante et de données mises à disposition des clients pour leur montrer les variables sur lesquelles jouer pour optimiser leurs gains potentiels. Le risque est donc énorme pour de nombreux acteurs actuels de se transformer en purs sous-traitants d’autres intervenants, qui eux sauront capter la valeur, parce qu’ils seront connectés avec le facteur le plus important aujourd’hui de la production via l’intelligence partagée.
INfluencia : Croyez-vous qu’une entreprise qui veut garder la relation avec le client final doit être davantage dans la transparence ?
PL : Le terme de transparence est relativement connoté actuellement. Plus sérieusement, je pense qu’une organisation a intérêt à recréer une forme de symétrie, car derrière cette circulation de l’intelligence partagée, il y a aussi de l’accumulation de données, d’informations, de connaissances, d’idées dans les entreprises.
Je suis très impressionné par le fait qu’une grande partie de la capacité de création d’emplois dans l’économie de services américaine ait été très liée à des mécanismes institutionnels comme le Community Reinvestment Act. Les communautés ont demandé à disposer d’une vision des flux monétaires locaux, de la proportion de leur épargne qui profitait à leur quartier. Et donc de connaître ce qui avait été financé, mais aussi ce qui avait été refusé, informations aujourd’hui publiées sur Internet.
Tout ceci a été encouragé, réglementé aux Etats-Unis, à partir de la législation Carter, renforcé par une législation Clinton et a été l’occasion de transferts financiers massifs au cours des quinze dernières années. Cela illustre bien le pouvoir de l’information au profit de mécanismes et démocratiques et économiques, qui reconstituent d’autres formes de régulation.
INfluencia : Quel est pour vous le rôle du marketing dans le monde de demain ?
PL : Lors d’un échange récent avec des enseignants d’HEC, ils ont souligné que, pendant longtemps, ils avaient tu leur origine marketing. Le marketing était devenu une sorte de savoir accessoire, contribuant à des modes d’organisation des relations entre les entreprises et les marchés, pour accompagner les ventes : un savoir-faire opérationnel lié à une vision de marchés poussés, et pas du tout de marchés comme conversations.
Derrière la rencontre entre Internet, l’intelligence partagée et cette formidable poussée autour du social business – toutes les entreprises organisées non pour la profitabilité mais autour d’une ambition socialement utile, productrice du bien commun – réside la question de la réinvention des fonctionnalités sociales, et de la nécessité d’imaginer les circonstances idéales et les publics auxquels tel ou tel type de proposition peut être fait.
Ces fonctions de recréation de besoins donnent une toute autre vocation au marketing : l’organisation des flux entre marchés et entreprises.
INfluencia : Pourquoi le Forum d’Action Modernités?
PL : Énormément de personnes expérimentent à travers le monde des façons nouvelles de faire, de produire, de consommer, d’enseigner, de réfléchir à plusieurs, de penser à plusieurs, dans tous les secteurs, c’est remarquable. À l’autre bout du spectre, on constate que le point de départ d’un raisonnement politique ou collectif est depuis plusieurs années toujours une représentation collective négative : une crise alimentaire, un problème de santé publique, les dérèglements climatiques…
Notre but, c’est d’essayer de réintroduire une forme de positivité dans les horizons collectifs, une positivité crédible, en phase avec les idées et les initiatives contemporaines. Et nous déployons pour cela une méthodologie qui consiste à ouvrir des ZIP, des zones d’initiatives positives, en trois étapes : la réflexion sur les mots, les concepts, les idées émergentes ; le processus de débat à plusieurs pour mesurer l’appropriation de ces différents mots ; et la mise en action, avec un fort accent sur les coopérations entre acteurs hétérogènes par leur fonction et par leur génération.
INfluencia : La conversation peut-elle être un ciment pour la jeunesse aujourd’hui? Demain, les générations qui arrivent sauront-elles davantage agir ensemble ?
PL : Nous accordons, au sein du Forum d’Action Modernités, une réelle importance à ces enjeux de génération. J’ai été marqué par un livre américain, Generations*, qui essaie de théoriser la manière dont se succèdent les générations dont le tempérament n’est pas tout à fait le même dans les cycles bien organisés.
Se succèdent toujours une génération utopique, une génération comme celle à laquelle j’appartiens – 68, des générations réactives, Sarkozy par exemple, qui se situent en rejet des grandes idées, puis celles qui suivent, des générations civiques avant tout, puis les plus jeunes aujourd’hui, opportunistes, pragmatiques. A un moment donné, des systèmes d’alliances se font spontanément. Prenez le succès de librairie de Stéphane Hessel ou d’Edgar Morin, jamais ils n’ont eu autant de lecteurs, relativement jeunes. Parce que dans cette typologie-là, ce sont des générations civiques qui se répondent.
Je crois que l’on peut considérer que la génération actuelle est une génération civique qui croit à l’engagement, qui croit donc à l’idée que les interactions entre les uns et les autres est un élément assez important, et qu’il n’y a pas, quelque part, une sorte de morale, de sens qui planerait au-dessus, qu’il faudrait prendre des chaînes pour monter sur ce donjon, ce qu’on pouvait croire dans la mienne, pour se dégager des contingences de l’économie, des contingences de la société pour arriver au sens et à la politique, mais que la politique et le sens sont étroitement liés dans les conduites, dans les interactions entre les personnes, les comportements quotidiens.
Au cœur du Forum d’Action Modernités, il y a l’idée qu’il faut en France tourner la page d’une hypothèse qui a beaucoup marqué le marketing et la sociologie, l’hypothèse post-moderne selon laquelle nous ne sommes plus dans une époque dans laquelle un horizon serait important. Il y a un horizon, important.
Et notre idée forte, c’est que l’image la plus juste de la modernité aujourd’hui, ce n’est ni la croissance, ni le bonheur, ni le progrès, mais c’est se transformer les uns les autres.
Ce n’est pas le fait d’aspirer à un ailleurs qui fuirait tout le temps, c’est le fait de transformer les modes de relation de telle sorte que les influences transformatrices soient mutuelles avec non pas des petits soleils individuels qui irradient sur l’environnement, mais des petits soleils qui sont en interaction les uns avec les autres.
Interview de Interview de Philippe Lemoine réalisée par Valérie Decroix pour le Hors Série INfluencia sur la Conversation, réalisée en partenariat avec Entrecom. En vente en librairie.
Illustrations : Juliette Léveillé
*Strauss & Howe, 1991
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