26 janvier 2021

Temps de lecture : 5 min

De l’emploi subi au métier choisi

Quand la crise que d’aucuns baptise « du siècle » vient briser les digues, brouiller les repères, serait-ce inconvenant de revendiquer le droit de choisir son métier quand l’emploi va devenir rare ? Quand les besoins physiologiques risquent de primer longtemps sur les besoins d’accomplissement. Et si l’heure était, enfin, à la maîtrise de notre destin sans laquelle il n’est point de dignité possible ?

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Air France, Airbus, Sanofi, Renault, Total, Vivarte (André, La Halle)… la liste est longue d’entreprises, souvent fleurons de l’économie française, touchées de plein fouet par le Covid-19. Complétons cette funeste liste par la myriade de PME, victimes de l’effet de souffle : 900 000 emplois vont disparaître, 30% de faillites d’entreprise sont annoncées, les embauches sont gelées… Effet d’aubaine de la part de certains grands groupes l’œil rivé sur les profits ou réflexe de survie ? Ajoutons les 800 000 jeunes, dont 200 000 sans formation, qui se « déversent » depuis septembre sur le « marché du travail » et à qui ce même marché offre de sombres perspectives. Ne dit-on pas d’eux qu’ils incarnent la « génération sacrifiée », même s’ils semblent refuser ce qualificatif1 ? Ce marché où s’échange « force de travail » contre « salaire de la peine » pour remplir le vivier des ressources humaines (RH). Ici, le mot « ressource » accolé à l’humanité revêt son sens antagoniste : inhumain, froid, une matière première, utile ou non selon les caprices de la machine néolibérale. Ne parle-t-on pas de « dégraissage » comme si cette ressource venait par moments à enrayer le bon fonctionnement de ladite « machine ». On fustige à juste titre le gaspillage alimentaire. Qu’en est-il du gaspillage humain ? Le facteur travail n’est-il pas comptabilisé, par le salaire versé au salarié, comme une charge, une dette ? Quid de la valeur immatérielle du savoir-faire de ce même salarié, sans lequel l’entreprise ne saurait se pérenniser ? Remplaçons « ressource » par « richesse » ; on exploite des ressources, on valorise des richesses !

Quand cesserons-nous de parler « emploi», toujours subi pour des raisons « alimentaires », au profit du mot « métier » – être utile, servir à – enfin choisi ? Quand cesserons-nous de courber l’échine avec le premier pour enfin nous grandir grâce au second qui nous relie aux autres par notre savoir-faire singulier. Quand passerons-nous du gagne-pain au gagne-être sans lequel il n’est pas de dignité possible ? Quand pourrons-nous construire nos propres alvéoles pour que, dans la nouvelle ruche sociétale, nous puissions enfin nous accomplir par le métier que l’on a choisi, qu’on a dans ses « tripes », qui nous fait vibrer et pour lequel nous nous levons tous les matins pleins d’enthousiasme. Fini le temps du labeur, de la corvée, de la besogne, du boulot, du travail (de trepalium, « supplice »). « Comment accepter que soient prédéfinies des cases où chacun devrait trouver sa place ? » s’interroge à juste titre Jean-Marc Borello, président du groupe SOS. Le Covid-19 n’a-t-il pas créé le momentum, ce moment où tout peut basculer ? Les deux mois de confinement et de télétravail ont conduit beaucoup de personnes à l’introspection, à s’interroger sur le sens qu’elles donnent à leur vie. Une enquête d’Opinion Way a souligné qu’un Français sur deux a réfléchi sur le sens de son travail, l’utilité sociétale de son métier. Cette période a vu un afflux des demandes de bilan de compétence, une quête d’orientations nouvelles. Cette crise a révélé que nous sommes tous indispensables, irremplaçables, inimitables. À ceux qui prétendent que « les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, qui ont tous été remplacés »6, opposons-leur à la suite de Françoise Giroud que « les cimetières sont pleins de gens irremplaçables et qu’on n’a pas remplacés ». Nous formons une longue chaîne d’union d’hier à demain qui sera d’autant plus solide que nous aurons chacun trouvé notre vocation pour l’accomplir sereinement dans une société devenue plus harmonieuse. Utopie ? Survie !

« On n’a pas trouvé le sens de notre communauté humaine de destin », regrette Edgar Morin. Le premier enjeu ne serait-il pas pour chaque être humain de trouver sa vocation, sa raison d’être sur Terre, pour donner le sens de et à sa vie aussi bien en termes de contenu donné au sens, sa signification, que de l’orientation choisie, les deux étant indissociables ? C’est primordial en tant que prioritaire, cardinal, car principal et vital puisque touchant à la vie. C’est la vocation qui sauvera le monde, et la somme des vocations humaines constituera une conspiration (conspirare, « souffler ensemble ») ouverte, positive, salvatrice. La crise nous appelle à repenser le monde, à le rendre cohérent face au chaos, à conjurer les sombres prédictions des collapsologues et tristes injonctions des extinctionnistes. Construire un nouveau récit par le métier, c’est replacer l’homme au cœur de ce monde, c’est renouer le cordon ombilical entre lui-même et l’empreinte singulière qu’il laisse en ce monde, sa contribution positive. En cette période de pandémie, le mot « vocation » a été prononcé plusieurs fois dans un sens souvent archétypal, celui du métier, dont celui de soignant. Ainsi dans Le Monde du 2 mai 2020 pouvait-on lire que « la notion de “vocation” des soignants a souvent justifié des conditions de travail dégradées », on associe « vocation » à « abnégation », « le mot de “vocation” court encore dans les formations professionnalisantes ».

Des titres annonçaient que « la crise suscite des vocations chez les soignants ». Le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, déclarait lors d’une conférence de presse le 20 mai 2020, à propos des mêmes soignants et à juste titre, que « vivre sa vocation, c’est bien, pouvoir en vivre, c’est mieux ». Prenons garde de ne pas confondre vocation (finalité) et métier (modalité) quand celui-ci n’est qu’une manière particulière d’incarner à un moment donné celle-là. Trouver sa vocation c’est être en mesure de pouvoir exercer plusieurs métiers dans sa vie ! Le métier ne crée pas la vocation qui lui préexiste, il ne fait que la révéler et celle-ci vient alors le confirmer, le justifier, le légitimer. Alors, le projet de « loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel », présenté le 27 avril 2018 par la ministre du Travail à cette date, Muriel Pénicaud, n’a de sens que si vocation et avenir professionnel coïncident, si celui-ci est la modalité de celle-là. Le deuxième enjeu découle du premier. Il porte sur la congruence entre la raison d’être de l’entreprise8 et la raison d’en être des salariés. Il ne s’agit pas tant de conduire ces derniers à quitter du jour au lendemain leur entreprise quand certains s’y accomplissent, que de suggérer à ceux qui s’interrogent sur leur place et rôle de se fixer une intention : « J’irai demain dans mon entreprise, mais autrement, dans d’autres conditions que celle d’être juste un pion, que celle d’être écartelé entre sa finalité et la mienne. » L’entreprise peut-elle être un possible creuset de vocations, un lieu de révélation et d’éclosion de talents altruistes ?

Troisième enjeu : la contribution de chacun d’entre nous, par le métier, à un monde meilleur. Le champ des possibles est immense qui donne de nombreuses opportunités aux jeunes et moins jeunes de choisir ou changer de métier : le digital, l’écologie, les métiers du care, de la bienveillance, de la santé, du lien. Pour autant, on ne choisit pas son métier comme on fait ses courses. Les « 100 principes pour un nouveau monde » proposés par Nicolas Hulot, les 149 propositions de la Convention citoyenne pour le climat peuvent être des déclencheurs de vocation, mais n’en sont pas à l’origine. Ne créons pas des alvéoles qui préexisteraient aux intentions. Définissons bien nos appétences avant de faire un choix qui se révélerait une impasse non conforme à nos compétences. « Il faut éprouver la négativité du monde pour s’ouvrir à la vie », conseille l’écrivain Alessandro d’Avenia. Cette épreuve résonne différemment selon la singularité de chaque être humain, sa manière de répondre à la convocation du monde qui vient le provoquer. Aussi bien ne confondons pas notre finalité avec nos modalités, qui ne sont que le prétexte de notre raison d’être. La contribution de chacun à un monde meilleur lui est propre qui ne s’inscrit pas dans une alvéole prédéfinie sans son assentiment. Il revient à chacun de la créer. C’est l’un des enjeux de ce siècle.

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