5 janvier 2024

Temps de lecture : 8 min

Elisabeth Laville (Utopies): « Si je pouvais recommencer, je ferais du sport en compétition »

Elle a été l’une des premières à agir en France auprès des entreprises pour les persuader de l’importance du développement durable. Ne la contrariez surtout pas, elle fait de la boxe trois fois par semaine... Elisabeth Laville, la fondatrice de Utopies répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’hôtel Swann* – Proust oblige bien sûr

Elisabeth Laville, Utopies pour INfluencia

INfluencia : Votre coup de cœur ?

Elisabeth Laville : Je ne joue pas d’un instrument mais je suis assez fan de musique et notamment de chansons à texte. Et mon récent coup de coeur est pour l’auteure-compositrice-interprète Clara Ysé que j’ai vue pour la seconde fois, avant Noël, au Café de la Danse. Son deuxième album « Oceano Vox » vient de sortir. C’est un personnage incroyable, fille de la psychanalyste et philosophe française Anne Dufourmantelle et du peintre Bruno Dufourmantelle, elle-même diplômée de philo. Ce qu’elle fait est magnifique. Elle chante merveilleusement bien. En plus, elle a une présence sur scène incroyable. Elle a écrit un premier album pendant le covid, qui parle beaucoup de résilience, et notamment de la mort de sa mère qui s’est noyée en portant secours à des enfants il y a quelques années. Dans une de ses chansons, « le monde s’est dédoublé », elle rappelle que la joie vient toujours après les nuages.

Comme je deviens fan assez rapidement, j’ai repris des places pour aller la voir à la Cigale le 26 mars – c’est déjà complet – et le 15 novembre pour son premier passage à l’Olympia. J’ai un peu l’impression d’être comme les gens qui ont vu Barbara à ses débuts à l’Ecluse. C’est le début d’une carrière qui démarre.

     « Régénératif » devient un mot valise magique qui ne veut plus rien dire.

IN : Et votre coup de colère ?

E.L. : Il porte sur le mot ‘’régénératif’’ et ce qui va autour. Avec d’autres personnes, j’ai publié cet été une tribune dans Le Monde à ce sujet. Au départ, le terme ‘’régénératif’’ vient de gens qui sont des militants, notamment le Rodale Institute, pionnier américain du bio, ou l’activiste indienne Vandana Shiva, qui se battent contre le détournement des systèmes de production bio par l’agro-industrie. Avec le soutien d’entreprises engagées comme Patagonia ou Dr. Bronner’s, une certification est née en 2017, le « Regenerative Organic Certified » (ROC), qui prend en compte la santé des sols, le bien-être animal, l’équité vis-à-vis des fermiers mais aussi de leurs ouvriers.

Changer les mots ne change pas les pratiques ni les stratégies

Et puis, soudain, tout le monde a mis le regénératif à toutes les sauces.  L’expression « agriculture régénératrice » a été récupérée par des grands groupes de l’agroalimentaire qui ont réalisé que l’amont agricole pèse 75 % de leur empreinte carbone, que l’agriculture intensive fatigue les terres, menace les rendements et qu’on va leur demander de rendre des comptes. Et comme ils ne veulent pas passer au bio parce que c’est trop cher, ils développent des programmes d’ « agriculture régénératrice » pour encourager les producteurs à réduire leurs impacts environnementaux et à restaurer le carbone dans les sols, car il y a potentiellement un business pour eux.

La mode a suivi et des marques comme Prada, Gucci ou Stella McCartney font à leur tour du « régénératif ». Résultat : manifestement libéré de toute contrainte d’atterrissage dans le réel, le terme se promène désormais dans des domaines variés, du luxe au leadership, de l’économie au management. « Régénératif » devient un mot valise magique qui ne veut plus rien dire. Changer les mots ne change pas les pratiques ni les stratégies. C’est pour cela que j’aime bien la notion de B Corp qui est un vrai référentiel de mesure.

    « Tu sais, il y a maintenant des championnats pour les plus de 80 balais »

 

IN.: Si c’était à refaire ?

E.L. : Quand j’étais gamine, je faisais énormément de tennis et je voulais faire de la compétition. Je m’étais même posé la question de faire « sport études ». Avec le recul, je me dis que c’était une très mauvaise idée. J’ai regardé l’autre jour sur Netflix « Break Point », un documentaire sur le tennis qui montre la pression que subissent les athlètes, je n’aurais jamais pu la supporter. J’ai ensuite basculé sur des sports de glisse, je pratiquais déjà beaucoup le skateboard, quand j’étais petite – c’était les débuts du skate au Trocadéro, j’étais la seule fille à l’époque -. Aujourd’hui je fais du surf, très mal mais avec persévérance, toujours beaucoup de skateboard, y compris du skate électrique à Paris et à Marseille, du wakeboard et du snowboard.

Donc si je pouvais recommencer, je ferais du sport en compétition. La bonne nouvelle, c’est que depuis le confinement je m’y suis remis à fond, je pratique notamment la boxe deux à trois fois par semaine. Mais ce ne sera pas en compétition, encore que j’aie vu l’autre jour un coach à Marseille qui m’a expliqué : « tu sais, il y a maintenant des championnats pour les plus de 80 balais ». Je me suis dit que si j’arrivais à cet âge, j’aurais peut-être une chance d’avoir un titre quelconque » (rires).

 

IN.: Votre plus grande réussite

E.L. : C’est d’avoir aidé des gens dans leurs projets grâce à mes deux premiers livres : « l’entreprise verte » et surtout « un métier pour la planète ». Il y a quelques jours encore, on m’a présenté quelqu’un qui me dit : « je n’ai jamais eu le plaisir de vous rencontrer mais je vous dois beaucoup, parce que c’est en lisant votre livre « un métier pour la planète » que j’ai découvert la RSE et que j’ai eu envie d’en faire mon métier ». Et cela m’arrive assez souvent en fait. Ce livre à l’époque n’a pas été le plus grand succès de l’année mais il a marqué plein de gens. En tout cas, j’ai l’impression que ceux qui l’ont lu en ont vraiment fait un projet de carrière et ont trouvé du sens dans leur boulot. Cela me fait vraiment plaisir. Et comme en plus, cela a changé la vie de personnes qui se consacrent à changer les choses, cela crée un peu un effet domino.

 

E.L: Et votre plus grand échec ?

E.L. : Pendant longtemps tous mes copains avaient des maisons de campagne où ils se sentaient bien, ce qui n’était pas mon cas. Cela me tentait mais je n’avais jamais eu vraiment l’élan de chercher une maison et je voyais surtout les ennuis. Et pour moi, c’était vraiment un échec parce que du coup je me demandais si j’avais un lieu qui me ressourçait comme eux.

Mais en fait c’est assez drôle parce que cet échec est en fait un échec relatif puisqu’il a connu un terme heureux, mais sans que je l’aie cherché. Ma mère, qui était marseillaise, est morte il y a trois ans et nous a laissé à ma sœur et moi-même un peu d’argent. Quelque temps plus tard ma sœur m’annonce qu’une cousine vend un appartement sur la Canebière et qu’il faut l’acheter. Je lui réponds que je n’en ai pas très envie, mais je vais quand même voir l’appartement, qui était tout cloisonné et vieillot. A l’époque, je n’avais pas vraiment entendu parler de son architecte Fernand Pouillon. Mais je commence à me renseigner, je vois que l’immeuble est classé « Patrimoine du 20e siècle ». Et petit à petit je me projette dans l’aménagement, je trouve un architecte. Et je finis par acheter l’appartement. Bref il y a eu une espèce d’alignement des planètes qui a fait que je devais m’installer là, et pas ailleurs. Comme quoi il faut attendre le bon moment. Et puis, j’ai eu un coup de cœur pour cette ville, son énergie cosmopolite hyper positive. Du coup, j’y vais le plus souvent possible.

  Yvon Chouinard incarne totalement ses croyances dans tout ce qu’il fait

IN.: la personne ou l’événement qui vous a le plus marqué ?

E.L. : Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia, que je connais depuis 30 ans. Quand nous avons créé Utopies avec Catherine Gougnaud, nous sommes allées le voir en Californie pour vérifier que notre utopie n’était pas complètement un rêve et qu’il y avait des gens qui essayaient de la mettre en pratique. Il a d’ailleurs préfacé mon livre sur les marques positives. En plus, c’est un surfeur, il a même écrit un livre qui s’appelle « let my people go surfing ». Je me souviens avoir été impressionnée, lorsque nous lui avons rendu visite, par un « Surf Report » des plages affiché dans le hall de l’entreprise.  Autrement dit, on indiquait aux employés à quel moment ils pouvaient aller surfer, même si c’était pendant les heures de de travail ! Incroyable.

L’optimisme n’est rien si on n’agit pas

Quand on demande à Yvon Chouinard s’il est optimiste ou pessimiste, il répond : « Vous savez, il n’y a pas beaucoup de différence entre un optimiste qui pense que tout va s’arranger et qui ne fait rien et un pessimiste qui pense que tout est foutu et qui ne fait rien, parce qu’aucun des deux ne fait quoi que ce soit ». Il se définit plutôt comme un « pessimiste qui agit » et c’est pour cela, dit-il, qu’il fait beaucoup de sports d’action. Je partage sa position, même si j’ai plutôt tendance à être optimiste de caractère. Mais ce n’est pas un optimisme béat. Je conçois que l’optimisme n’est rien si on n’agit pas et qu’à l’inverse, c’est l’action qui nous rend optimiste. C’est ce que nous essayons de défendre chez Utopies.

Yvon Chouinard a été également hyper pionnier sur B Corp et rien n’est aussi contagieux que l’exemple. Il incarne totalement ses croyances dans tout ce qu’il fait, jusque dans la façon dont il a transmis son entreprise à Holdfast Collective, une ONG à but non lucratif.  Franchement, je trouve cela vraiment admirable. C’est la classe absolue, il n’y a pas d’autres mots.

IN.: Votre définition de l’influence

E.L. : pour moi l’influence, c’est plus l’inspiration que la persuasion. C’est quelqu’un ou quelque chose ou un fait qui élargit l’horizon des possibles, sans chercher à contrôler ou à imposer. J’aime beaucoup ce que disait Albert Schweitzer : « l’exemplarité n’est pas une façon d’influencer, c’est la seule ». Typiquement la seule chose qui va nous aider à convaincre vraiment un chef d’entreprise, ou qui va lui donner envie en tout cas, d’aller vers le développement durable, c’est de lui montrer un autre chef d’entreprise qui l’a fait avec succès.

  Marseille est un endroit où je découvre des choses différentes et exotiques à chaque fois que j’y vais

IN.: la chose que vous n’avez jamais faite dans votre vie et que vous aimeriez faire

E.L. : ce que je n’ai jamais fait, contrairement à beaucoup de personnes autour de moi, c’est partir loin et longtemps. On voit des jeunes, ou même des gens de ma génération, qui partent avec leur enfant un an en Asie par exemple. Aimerais-je en faire autant ? Je ne sais pas en fait. Dans mon livre sur l’entreprise hyper locale, j’ai mis en exergue une phrase d’un poète américain Gary Snyder, qui dit : « La meilleure façon, peut-être la seule, de changer une situation est d’imaginer, voire de déclarer que vous resterez là où vous êtes, dans votre lieu de vie, pour le reste de votre vie ». J’aime bien voyager mais l’idée que c’est en voyageant qu’on va trouver des sources d’inspiration très différentes n’est plus tout à fait vraie. Marseille par exemple est un endroit où je découvre des choses différentes et exotiques à chaque fois que j’y vais et d’ailleurs qui inspire beaucoup les créateurs.

IN.: si vous partiez sur une île déserte, quel personnage historique aimeriez-vous emporter avec vous ?

E.L. : je partirais bien avec Montaigne, je pense que je ne m’ennuierais pas une seule seconde car il a écrit sur tout. Mais à une condition :  qu’il fasse du surf. Mais comme Montaigne était sur l’instant présent, il apprendrait très vite….

 

 

 

* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur « d’ À la recherche du temps perdu »

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L’actualité de Elisabeth Laville

Elisabeth Laville vient de publier « L’entreprise hyper-locale: Réinventer les modèles économiques à partir des territoires » (éditions Pearson, octobre 2023) avec Boris ChabanelArnaud Florentin et Annabelle Richard

– fêtera en 2024 les 30 ans d’Utopies (le 21 mars) et les 10 ans de la certification B Corp. En janvier 2014, Utopies est devenue la première entreprise française certifiée en France et de 2015 à 2019, Utopies a été le « country partner » officiel de B Corp en France, pionnière du mouvement jusqu’à la création en 2019 de l’association B Lab France.

– vient de publier un manifeste sur « l’optimisme d’action ». Ses croyances : « Non, le pire n’est pas certain. Oui tout est encore possible, mais à une seule condition : agir ». « Non, les entrepreneurs ne sont pas forcément égoïstes. Oui, l’entreprise peut faire avancer le collectif ». « Non, la politique et la technologie n’ont pas le monopole des solutions. Oui, la transition écologique est aussi culturelle. ». « Oui, on le droit d’être optimistes. Non, cela n’a rien de naïf ». « Oui, changer le monde paraît inatteignable. Non, ça ne veut pas dire que c’est fichu ».

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