L’annonce est tombée vendredi 16 octobre en fin d’après-midi : la fusion entre les groupes TF1 et M6 est enterrée par ses instigateurs car, au vu des conditions probablement imposées par l’Autorité de la concurrence (ADLC) – les fameux « remèdes » sensés préserver la concurrence -, elle n’aurait simplement « plus aucune logique industrielle » ! Les deux jours d’audition à l’instance de régulation, les 5 et 6 septembre, ont suffi à convaincre Bouygues et RTL Group que « seuls des remèdes structurels concernant a minima la cession de la chaîne TF1 ou de la chaîne M6 » seraient de nature à permettre son autorisation. Inenvisageable pour l’un comme pour l’autre, tant sur le plan économique – la fusion aurait dû permettre des synergies de 250 à 350 millions d’euros – que symbolique… « En accord avec les autres parties », Bouygues a donc décidé de mettre fin au processus d’examen de la fusion devant l’autorité de régulation, dont le verdict sur ce dossier était attendu pour le 17 octobre. Une décision radicale sur un dossier qui semblait très mal engagé depuis juillet, quand les services d’instruction de l’ADLC avaient rendu un rapport « pas favorable » au rapprochement entre les deux groupes audiovisuels.
Deux analyses qui s’affrontent
Chacun a expliqué, par voie de communiqué, ses arguments et ressentiments. TF1, M6 et leurs actionnaires « déplorent que l’Autorité de la Concurrence n’ait pas pris en compte l’ampleur et la vitesse des mutations du secteur de l’audiovisuel français » et restent « convaincus » que la fusion « aurait été une réponse appropriée aux défis découlant de la concurrence accélérée avec les plateformes internationales ». De son côté, l’ADLC met en avant des « risques concurrentiels majeurs » sur les marchés de la publicité télé et de la distribution de services de télévision. Le groupe fusionné aurait représenté plus de 30 % de part d’audience et représenté les trois quarts du marché pub TV.
« La télévision reste un média très puissant auprès de la population française dans son ensemble, mais aussi des personnes âgées de 25 à 49 ans, qui constituent la principale cible commerciale des annonceurs », explique l’ADLC. Selon elle, le développement des services SVOD « ne permet pas, à un horizon prévisible, de remettre en cause cette puissance dans la mesure où ces derniers ont vocation à rester des modèles payants », contrairement aux services édités par les deux groupes français, qui reposent « avant tout sur une promesse de consommation individualisée ». Rien qui puisse donc être de nature à élargir le périmètre du marché de référence, prôné par les candidats à la fusion.
La fin ou le début d’un (autre) processus ?
L’annonce de l’échec du mariage de l’année, aux conséquences structurelles jugées nécessaires pour certains et inquiétantes pour d’autres, n’a suscité aucune réponse de la part des différentes organisations professionnelles. Un silence qui en dit long sur la gêne du marché vis-à-vis de la décision de l’ADLC… Celle-ci ne sonne pas pour autant la fin des évolutions à venir dans le secteur audiovisuel. Dans le Financial Times, fin août, Thomas Rabe, PDG de Bertelsmann (actionnaire de RTL Group), avait assuré que, si les autorités françaises n’autorisaient pas la fusion, cette opportunité manquée « pas seulement pour cette année mais pour l’avenir » aurait « un profond impact sur le secteur audiovisuel en Europe ». Le coup d’arrêt au processus en cours donne le top départ d’un nouveau calendrier où chacun va pouvoir ou devoir se repositionner. Et le timing est pour le moins serré : les autorisations d’émettre de TF1 et M6 arrivant à échéance en mai 2023, une fois qu’elles auront été renouvelées par l’Arcom (ex-CSA), tout changement d’actionnaire sera interdit pendant 5 ans.
Le vendeur Bertelsmann devra donc trouver au plus vite un nouvel acquéreur pour le groupe M6. De quoi raviver les ambitions ou offres de Bolloré, Daniel Kretinsky (CMI, Le Monde…) ou Mediaset ?
Combattifs jusqu’au dernier moment, TF1 et M6 n’ont pas dit leur dernier mot et affirment avoir, chacun de leur côté, d’autres plans pour atteindre la taille critique qui leur permettra de s’armer face à la concurrence des plateformes mondiales.
Acheteur via son actionnaire Bouygues, le groupe TF1 se recentre sur son cœur de métier et s’est séparé fin juin de son pôle digital Unify, vendu à Reworld Media. Il a donné ces dernières années à Newen, qui regroupe ses activités de production audiovisuelle, une dimension internationale et produit de plus en plus de programmes pour les plateformes internationales.
Altice voit s’éloigner – sans doute pour longtemps – l’occasion de se renforcer dans le PAF, le rachat des chaînes TFX et 6ter, dont les groupes TF1 et M6 auraient dû se séparer, étant conditionné à l’aboutissement de la fusion. Sauf à se positionner à nouveau comme repreneur du groupe M6. Autre effet de bord du côté de France Télévisions, favorable à la fusion, qui devait céder sa part dans la plateforme Salto, dont elle était actionnaire à parité avec TF1 et M6. Une porte de sortie ratée de ce « Netflix à la française » qui peine à trouver son public et où les relations entre les trois actionnaires sont rendues très difficiles par les conditions mises à sa naissance par… l’Autorité de la concurrence.
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Fusion TF1/M6 : abandon du projet face aux risques concurrentiels
Dan Roskis, avocat associé, et Chloé Charbeaux, avocate à la Cour, du Cabinet Eversheds Sutherland (France) LLP, nous en disent plus.
- Peu après l’annonce, le 16 septembre 2022 dans la soirée, de l’abandon du projet de fusion TF1/M6, il est intéressant de se pencher sur les préoccupations de concurrence ayant mené à cette décision. L’Autorité de la concurrence (« l’Autorité ») a immédiatement publié un bref communiqué rappelant quelques-unes de ses objections, alors que l’issue du bras de fer entre les parties et l’Autorité était incertaine.
- Situation concurrentielle
- Le projet a été notifié officiellement à l’Autorité par le groupe Bouygues en février 2022 pour autorisation. En mars, l’Autorité décidait d’ouvrir une phase d’examen approfondie (dite « phase 2 »), au regard de la situation concurrentielle potentiellement préoccupante post-projet.
S’agissant de l’acquisition de droits de diffusion, en particulier de contenus d’expression originale française (« EOF ») et de programmes de flux, la part de marché cumulée de TF1 et M6 aurait été très importante voire dominante (pouvant atteindre 30-40%), selon les données mentionnées dans les précédentes décisions de l’Autorité[1].
En parallèle, l’entité TF1/M6 se serait trouvée en situation de quasi-monopole s’agissant de la publicité télévisuelle. L’Autorité avait des raisons de craindre un effet de « spirale de diffusion », qui aurait permis à l’entité fusionnée d’accroitre ses recettes publicitaires grâce à ses capacités d’achat de programmes attractifs et vice versa, renforçant encore sa position tant sur le marché de l’acquisition de droits que sur celui de la publicité télévisuelle.
Le projet était présenté comme un moyen de concurrencer les acteurs internationaux tels que Netflix. Cependant, les créateurs locaux de contenus audiovisuels pouvaient craindre d’être pris en étau entre ces plateformes et le nouvel ensemble.
Position de l’Autorité
- L’un des enjeux principaux pour Bouygues (TF1) et M6 était de persuader l’Autorité que publicité télévisuelle et publicité en ligne, voire tous médias confondus, ne forment qu’un seul et même marché, faisant ainsi descendre les parts de marché de TF1 et M6 devant de puissantes plateformes en ligne.
L’argument n’a pas fait mouche auprès de l’Autorité. Selon son communiqué, l’Autorité admet que le secteur audiovisuel fait face à de profondes mutations liées aux nouveaux modes de consommation de télévision, notamment par l’essor des services de vidéo à la demande par abonnement (VàDA). Cependant, l’Autorité a considéré que la télévision restait un média très fort, notamment auprès des personnes âgées de 25 à 49 ans, cœur de cible des annonceurs. Les services de VàDA devraient rester des modèles payants tendant vers une individualisation de contenus, contrairement aux services édités par TF1 et M6. La diffusion d’annonces publicitaires simultanée auprès de l’ensemble des utilisateurs ne serait donc pas envisageable. Aussi, l’Autorité est restée fidèle à l’identification distinct d’un marché de la publicité télévisuelle.
Des engagements insuffisants
Pour lever les objections de l’Autorité, les groupes TF1 et M6 avaient proposé des concessions sous la forme d’ « engagements » qui auraient conditionné une éventuelle autorisation, qu’il s’agisse de cessions de chaînes (engagements structurels) ou de garde-fous sur le marché de la publicité télévisuelle (engagements comportementaux).
- Les groupes TF1 et M6 s’étaient déjà respectivement séparés des chaînes TFX et 6ter, acquises par Altice au cours des dernières semaines. En réalité cependant, cette cession ne visait qu’à répondre à la règle posée par l’Arcom (ex-CSA) interdisant à un même groupe audiovisuel de détenir plus de sept fréquences nationales sur la TNT. Dans un rapport confidentiel adressé à l’Autorité en août, la DGCCRF, service du Ministère de l’économie plutôt favorable au projet, aurait évoqué la cession des chaînes TMC ou W9 comme « remède proportionné» (Les Echos, 8 septembre 2022).
En plus d’une éventuelle cession de chaînes, des engagements comportementaux avaient été envisagés en vue, par exemple, d’interdire les pratiques de couplage et autres avantages aux profit des espaces publicitaires des chaînes appartenant à la galaxie TF1/M6.
- Selon le communiqué de l’Autorité, la proposition de séparer des régies publicitaires des chaînes TF1 et M6 n’aurait pas permis d’écarter les effets anticoncurrentiels de l’opération, dès lors que les incitations de ces régies à se faire concurrence auraient toutefois été limitées par le contrôle exercé par le groupe Bouygues.
- Il est vrai qu’en pratique, les engagements comportementaux peuvent poser d’importants problèmes de mise en œuvre et de suivi. Le rachat de TPS et CanalSat par Groupe Canal Plus et Vivendi est un précédent assez éclairant en la matière, en dehors même du marché publicitaire. Le projet, qui créait à l’époque un quasi-monopole sur le marché de la distribution de télévision payante par satellite, avait été autorisé par l’Autorité en 2006 sous réserve d’engagements portant principalement sur la mise à disposition de plusieurs chaînes (cinéma, sport, jeunesse) auprès de tous les distributeurs (« dégroupage »). Or, en 2011, l’Autorité s’est vue contrainte de retirer son autorisation et de prononcer une amende de 30 millions d’euros, les parties ayant violé de nombreux engagements souscrits et notamment retardé la mise à disposition des chaînes dégroupées aux distributeurs.
Et maintenant ?
- Le Collègue de l’Autorité avait auditionné à huis clos , les 5 et 6 septembre derniers, les représentants de Bouygues, TF1 et M6, ainsi que ceux de groupes audiovisuels concurrents comme Canal+, France Télévisions ou Netflix, ou encore de l’Union des marques. La décision du collège de l’Autorité était attendue pour la mi-octobre, et le prononcé d’une interdiction n’était pas exclu.
Face à un tel risque et à l’achoppement des discussions sur la portée des engagements, les groupes Bouygues et M6 ont préféré renoncer à leur projet de fusion. Les renonciations à un projet de fusion sont assez habituelles avant l’expiration des délais de procédure et une interdiction éventuelle par l’Autorité, lorsqu’une opération pose des problèmes de concurrence auxquels les engagements proposés par les parties ne peuvent remédier de manière adéquate. Depuis qu’elle dispose de cette compétence octroyée en 2009, l’Autorité n’a d’ailleurs officiellement interdit qu’une seule opération de concentration, en août 2020, dans le secteur de la grande distribution.
- On peut s’attendre à une bataille médiatique assez intense entre Bouygues, M6 et l’Autorité dans les jours à venir. Quel que soit le point de vue adopté, l’issue du projet illustre l’indépendance de l’Autorité dans ses analyses économiques prospectives. Le secteur audiovisuel évoluant d’année en année, on peut gager que l’Autorité sera conduite d’une manière ou d’une autre à se pencher à nouveau sur la situation concurrentielle dans ce domaine.
[1] Voir en particulier la décision de l’Autorité de la concurrence No 19-DCC-157 du 12 août 2019 (Salto)