INfluencia : Libération organise ce mercredi 31 mai à La Sorbonne, dans le cadre de ses 50 ans, une journée « Le printemps, c’est politique ! » qui questionnera la gauche et son rapport au progrès. Quelles ambitions cela traduit-il et que ressort-il des événements qui ont déjà eu lieu autour de cet anniversaire ?
D.A. : il est très clair qu’il y a une grande envie de revoir Libération dans le débat public. Cette journée à La Sorbonne, qui lance aussi la première édition de l’Université Libé, en est une des expressions. Lors de ces festivités très réjouissantes, nous sommes accueillis partout avec beaucoup d’enthousiasme. Dans un univers de plus en plus virtuel, les lecteurs se pressent pour assister à nos événements qui leur permettent de se retrouver et de rencontrer les journalistes de Libé afin d’échanger sur leur travail. C’est un plébiscite pour des thématiques qui peuvent être politiques mais pas seulement. On l’a vu avec le retour en force du Forum Libé. Le Climat Libé Tour organisé depuis le début de l’année a attiré énormément de monde à Bordeaux, Paris et Lyon, et se poursuivra à l’automne à Dunkerque et Nantes. Nous consacrons beaucoup de unes à ce sujet et la « génération climat » l’a bien compris. Dans les différentes rencontres, il ressort nettement que les jeunes nous lisent notamment pour ces articles sur le climat, pour le combat contre l’extrême-droite et aussi pour la culture.
IN : 2023 a aussi vu le retour de Serge July…
D.A. : avant même d’être nommé en 2020, j’avais trouvé qu’il n’était pas naturel mais aussi profondément injuste que Serge July ne soit plus à Libération, quel que soit ce qui s’est passé à une époque (il avait été contraint de quitter le journal en 2006 par l’actionnaire de référence de l’époque, Edouard de Rothschild, ndlr). Il a inventé ce journal, ce que bien des journalistes auraient rêvé de faire sans y parvenir. Je l’ai donc contacté pour lui proposer de revenir. A l’époque, il avait différents projets qui ont un peu retardé son retour. Au moins pour l’année des 50 ans – et j’espère au-delà – je considérais qu’il était important qu’il tienne une chronique hebdomadaire.
IN : que reste-t-il aujourd’hui du Libération des débuts ?
D.A. : les journaux évoluent avec leur époque mais doivent rester dans l’ADN de leur marque. Pour Libération, je dirais qu’il s’agit d’un journal extrêmement bien écrit et un peu inattendu avec presque chaque jour un article qui étonne le lecteur. Il continue aussi d’abriter des débats qui s’inscrivent dans la grande vague libertaire inscrite dans son manifeste fondateur. On est bien dans cette tradition quand la rédaction dénonce par exemple le fait que le ministre de l’Intérieur consacre son budget à lutter contre la drogue au lieu d’instaurer la légalisation des drogues douces comme l’ont fait d’autres pays. Et aussi quand Thomas Legrand, qui nous a rejoints récemment, écrit que la gauche doit protéger le droit à manifester des néonazis dans les rues de Paris. Ce n’est pas simple pour moi de publier cette chronique mais elle s’inscrit dans la tradition libertaire du journal. Cet ADN influence même le nouveau directeur
IN : quel rôle joue désormais la « une affiche » si caractéristique de Libération, alors que la diffusion papier n’a cessé de décliner ?
D.A . : il a fallu réinventer la fonction de cette icône du journalisme français. L’équipe qui prépare la Une fonctionne exactement comme avant mais ses fonctions ont considérablement changé. La une du lendemain est présentée par un tweet autour de 20 heures et mise en évidence sur le site pour être reprise dans les revues de presse. Elle est aussi devenue une affiche pour la vente d’abonnements. Du fait de son format tabloïd, Libération est sans doute le seul quotidien de référence au monde à avoir développé cette culture visuelle, qui est encore très observée par nos confrères et par le public. Cette année, des milliers de unes proposées par notre boutique se sont vendues au Japon. La une anti-avortement de Coco s’est beaucoup vendue aux Etats-Unis. Elle a été saluée par Sharon Stone et bien d’autres.
IN : l’accélération sur le numérique est au cœur de votre mission de directeur de la rédaction. Trois ans après votre nomination, où en sont les chantiers mis en oeuvre ?
D.A. : à mon arrivée, j’ai vite compris qu’il y avait ce contraste entre un journal papier encore célébré en France et dans le monde mais de plus en plus difficile à trouver dans les villes où nous devions progresser, et un univers numérique en plein boom. Pour rattraper le retard, nous nous sommes dotés de nouveaux outils éditoriaux et la réorganisation de la rédaction est presque terminée. La cellule réseaux sociaux est quatre fois plus importante qu’elle ne l’était il y a deux ans. Une directrice adjointe de la rédaction en charge du numérique, Lauren Provost, est arrivée en 2021 du HuffPost. Deux services Actualité et Enquêtes ont été créés, avec des rôles différents mais liés. En tant que média d’actualité, il était absolument nécessaire de pouvoir rendre compte de l’actualité avec une proposition différente des débats des chaînes d’info et des dépêches d’agences difficiles d’accès. Nos lecteurs attendent du journal qu’ils paient chaque mois une sélection de ce qui s’est passé sans qu’ils perdent de temps à la chercher. Le service Enquêtes résulte de ma conviction que le journalisme se doit avant tout de révéler ce que l’on cherche à cacher. Des journalistes ont été recrutés pour ce service et leur travail infuse dans la rédaction. Beaucoup de révélations de Libération viennent d’autres services qui se sont pris à ce format. L’enquête sur Patrick Poivre d’Arvor a par exemple été menée par Anne Diatkine du service Culture et Jérôme Lefilliâtre du service France. Ces enquêtes ont eu un impact important sur notre progression et sur l’envie de s’abonner.
IN : de quelle manière et auprès de quel public ?
D.A. : certains de nos abonnés nous rejoignent parce qu’ils apprécient la qualité d’écriture du journal mais d’autres nous récompensent justement pour nos enquêtes. Ils les ont déjà lues mais veulent encourager le journal à déployer cette investigation journalistique considérable – qui constitue aussi un effort démocratique – autour de révélations sur des puissances financières, politiques ou criminelles qu’ils ne trouvent pas sur les réseaux sociaux ou sur des supports gratuits. La mutation vers le numérique a permis de capter un public plus jeune, notamment dans les élites des villes moyennes. Libération, qui pouvait passer pour un journal très parisien, est aussi devenu très populaire dans les villes universitaires partout en France. Les étudiants et les professeurs nous lisent sur le numérique mais ne vont pas en kiosque.
Libération, qui pouvait passer pour un journal très parisien, est aussi devenu très populaire dans les villes universitaires partout en France. Presque un tiers des lecteurs ne le considèrent pas comme un journal politique mais comme un quotidien culturel
IN : que viennent-ils plus particulièrement chercher dans Libé ? Toujours un journal d’opinion ?
D.A. : nos enquêtes et nos analyses de données montrent que presque un tiers des lecteurs ne considèrent pas Libération comme un journal politique mais comme un quotidien culturel. Tout les médias ont commenté la sortie du film Astérix mais la critique de Libération a été de loin la plus lue. Ce dialogue entre les amateurs de culture, populaire ou élitiste, se fait dans Libération et nous vaut de nouveaux abonnés. Lorsqu’on travaille dans la culture, on a besoin de ce journal comme outil de travail. Quand on aime la culture en tant que loisir, il faut le lire pour ces mêmes raisons. A côté de ces critiques, nous sommes aussi très attendus sur nos enquêtes culture. Ce service s’est retrouvé face à un phénomène qu’on ne peut même plus labelliser #MeToo tellement il est devenu général. Il a enquêté avec sur ce qui se passé avec l’affaire du film Les Amandiers, autour de PPDA ou de Depardieu. A France Culture pour savoir s’il s’agit de harcèlement moral ou d’un management à l’ancienne… Même si la culture est un domaine artistique et positif, il faut vérifier qui détient le pouvoir et ce qui en est fait. L’exploration du passé est importante mais, d’un point de vue journalistique, nous préférons mettre les projecteurs sur ce qui se passe maintenant, par exemple là où certaines personnes n’ont apparemment pas compris que le monde a changé et se croient toujours dans un climat d’impunité.
IN : dans les formats, réfléchissez-vous à lancer des nouveautés ?
D.A. : quand un lecteur est sur son application dans le métro, pendant la journée au bureau ou chez lui le soir sur le site du journal, la lecture se fait sur des formats qui n’existaient pas il y a quelques années. Sur ce point, nous avons des réflexions à peu près du même ordre que celles des autres quotidiens de référence. Nous ne produisons pas beaucoup de vidéos mais certaines d’entre elles, qui mettent en accès libre notre travail d’enquête, ont rencontré des succès très impressionnants sur des sujets variés : un million de vues pour l’enquête sur la bataille de Hostomel, réalisée par les services monde et CheckNews sur le début de la guerre en Ukraine, 256 000 pour l’enquête sur le vol Rio-Paris, 142 000 pour le journal de guerre d’un soldat ukrainien, 136 000 sur les conséquences sur la santé des gaz lacrymogènes lancés dans les manifestations…
IN : les réseaux sociaux sont-ils un point de contact important avec les nouveaux lecteurs ?
D.A. : ils sont toujours efficaces pour faire venir à nous des lecteurs qui sont intéressés par un sujet mais ne savent pas forcément qu’ils vont atterrir sur Libération. Instagram ou Twitter nous mettent chaque jour en contact avec des dizaines de milliers de lecteurs potentiels. On entend beaucoup dire que les jeunes ne lisent plus la presse. Les éditeurs ont longtemps tenu ce même discours à des auteurs jeunesse jusqu’au jour où J.K. Rowling a écrit dans un café d’Ecosse la saga Harry Potter, qui a soudain redonné aux jeunes l’envie de lire. Il fallait juste trouver la bonne saga pour cet âge. Attirer de nouveaux lecteurs et de jeunes lecteurs est toujours un défi mais, sur ce point, Libération tire plutôt bien son épingle du jeu.
Instagram ou Twitter nous mettent chaque jour en contact avec des dizaines de milliers de lecteurs potentiels
IN : plusieurs médias ont été récemment impliqués dans les manœuvres d’officines de désinformation. Comment la rédaction que vous dirigez s’est-elle organisée face à ces phénomènes de plus en plus difficiles à déjouer ?
D.A. : nous sommes très conscients de notre responsabilité, qu’elle soit individuelle au niveau de chaque journaliste ou à la direction. Deux services ne s’occupent que de ces questions. Notre service édition – probablement le plus important de France – avec près de 40 personnes qui lisent les papiers dans cette optique et le service CheckNews, sur lequel nous avons été pionnier. Nous ne nous sentons évidemment pas invulnérables mais nous pensons avoir les outils nécessaires pour déjouer les manœuvres de désinformation. A côté de ces officines, énormément de gens veulent influencer le contenu des journaux : les experts en communication, les conseillers gouvernementaux, les blogs financiers extrêmement influents… Cela fait partie du jeu démocratique et de notre devoir d’écouter les uns et les autres puis de publier ce qui nous semble vrai et pertinent.
IN : au regard du redressement opéré à Libération ces dernières années et de ce que vous observez plus généralement, quel est votre sentiment sur la santé de la presse ?
D.A. : nous sommes dans une excellente période pour la presse quotidienne, qu’elle soit nationale ou régionale, ce qui me réjouit beaucoup. D’ailleurs, je ne crois pas que nous soyons par hasard dans cette période faste. Elle arrive après de longues années marquées par l’arrivée des quotidiens gratuits, le développement de sites qui faisaient seulement la course au clic… Il me semble que les gens sensés ont compris qu’il était dans leur intérêt de payer 10 euros par mois pour ne pas être embêtés à longueur de journée par des fake news ou des informations qui ne les concernent pas. Personne ne pouvait prévoir quand cela pourrait arriver ni même si cela pourrait arriver. Le fait est qu’on y est en ce moment et que c’est très satisfaisant.
En savoir plus
Une diffusion en hausse, portée par le numérique
Depuis le début de 2023, la diffusion France payée (DFP) de Libération dépasse les 100 000 exemplaires (source ACPM).
Sur les 12 derniers mois (avril 2022-mars 2023), la DFP est en hausse de 7,12 % à 98 027 ex. (contre 67 238 ex. en 2018), issus pour 58 004 ex. des versions numériques, 12 711 ex. des abonnés postés et portés, et pour 8 084 ex. de la vente au numéro.
Le cap des 75 000 abonnés numériques vient d’être franchi (source éditeur).
2023, année des 50 ans de Libération
7 avril : parution du beau livre 50 ans dans l’œil de Libé (Editions du Seuil)
13 avril : hors-série 50 ans, 50 combats en kiosque
18 avril : édition anniversaire et collector qui plongeait dans l’histoire et l’avenir de
Libération, avec ses trois anciens directeurs (Serge July, Laurent Joffrin et Nicolas Demorand) et le directeur de la rédaction Dov Alfon
21 avril : numéro spécial Libé des écrivains (créé en 1987), avec Giuliano da Empoli, auteur du Mage
du Kremlin, comme rédacteur en chef d’un jour
31 mai : journée Le printemps, c’est politique ! à La Sorbonne avec débats autour des différents courants de la gauche sur des sujets politiques (Europe, énergie, climat, inégalités sociales, justice fiscale…)
3 juillet-24 septembre : exposition anniversaire autour Libération à Arles, en écho aux Rencontres internationales de la photographie
11 novembre : festival Les 24 heures de Libé (débats, rencontres, spectacles, performances…) à la Cité de la Musique, en partenariat avec la Philharmonie de Paris