Au fil des chapitres se dessine le portrait kaléidoscopique – coloré et mouvant – de Françaises et de Français plus réactifs que réactionnaires, plus adaptatifs que résistants, nouant des alliances opportunes avec leurs semblables, mais aussi avec des marques, des entreprises, des institutions ou des territoires, pour parvenir à préserver ce que certains appelleront leur « pouvoir d’achat » mais qui est en réalité leur qualité de vie.
Les trois dernières années ont invité dans notre quotidien des crises inédites. La pandémie et les restrictions de liberté, la guerre en Ukraine et ses conséquences sur l’économie française, l’accélération perceptible du changement climatique et son cortège de catastrophes naturelles sont autant de phénomènes qui, tout à la fois, nous dépassent et nous touchent de très près. Le même mouvement bouscule la planète tout entière et vient remettre en question la façon dont nous consommons, travaillons, nous divertissons et nous déplaçons.
Nous vivons des temps impensables. Impensés. Qui imaginait, il y a trois ans, fin 2019, que le pays cesserait quasi complètement de fonctionner et que nous devrions, pour faire face à un virus lointain, avoir recours au confinement, méthode vieille comme la peste ? Qui entendait les quelques experts qui envisageaient une guerre « à l’ancienne » sur le continent européen ? Qui croyait, enfin, que le réchauffement climatique se manifesterait si près, si tôt et si fort ?
Les nouveaux consensus
De cette confrontation avec des formes nouvelles et imprévues d’adversité émergent des consensus.
On peut, bien sûr, monter en épingle les voix des climatosceptiques, des antivax ou des complotistes. Mais force est de constater que la réalité de la société française n’est pas là.
80% des Français se déclaraient conscients des enjeux climatiques au printemps 2022 (étude OpinionWay pour Primes Énergie, avril 2022). À la fin du mois d’août, 87 % d’entre eux faisaient le lien entre « les événements climatiques de cet été en France et le dérèglement climatique » (sondage YouGov, 29 août 2022).
Le taux de vaccination complète frôlait les 80 % de la population éligible en septembre 2022, l’un des plus élevés de l’ensemble des pays occidentaux. Et, à la même date, 72 % des Français soutenaient les sanctions contre la Russie en réaction à l’invasion de l’Ukraine (sondage Elabe, septembre 2022).
L’infinité de fragments qui composent notre pays sait donc aussi, face à des défis majeurs, dessiner des formes plus homogènes, plus compactes. C’est l’une des caractéristiques de la fluidité. Les gouttelettes peuvent aussi s’assembler, voire, si la température baisse trop, former un bloc.
Consciences partagées
Ce qui nous lie, aujourd’hui, c’est le constat, de plus en plus partagé, de la fin d’une ère. Celle de l’abondance, disent certains. Celle de l’inconscience sans aucun doute. Nous savons aujourd’hui, à une écrasante majorité, que nos actes individuels et quotidiens ont un impact sur le collectif et sur l’avenir. Nous savons aussi, pour l’avoir vécu, que des phénomènes globaux et de long terme peuvent bouleverser nos intimités, ici et maintenant. Et que tout cela va vite.
Nous sommes donc, le plus souvent, d’accord sur les enjeux et les constats. Ce qui nous divise, en revanche, c’est clairement le diagnostic des responsabilités et le choix des solutions. Les Français ont intégré cette complexité. Entre sentiment de responsabilité et découverte de nouvelles vulnérabilités, ils avancent et défendent ce qu’ils ont de plus cher : leur bien-être, celui de leur famille.
Une société post-Covid
Les effets de la crise pandémique ont, pour beaucoup de nos compatriotes, été l’occasion de découvrir leur résilience, leur capacité à s’adapter, à remettre en cause des habitudes bien ancrées et à découvrir ou redécouvrir d’autres façons de vivre. Nos études nous ont fait rencontrer, aux quatre coins du pays, des familles qui gardaient de cette période la conviction de s’en « être bien sorties » et semblaient, de ce fait, plus confiantes dans leur aptitude à faire face à de nouvelles crises.
Elles ont aussi été vectrices de remises en cause parfois structurelles (lieu de vie ou profession) mais souvent plus légères : découvrir de nouveaux rythmes (parfois prolongés par le télétravail), de nouveaux loisirs (souvent plus proches du domicile et plus en lien avec la nature), de nouveaux circuits d’approvisionnement, de nouveaux modes de transport. On a aussi, souvent, resserré la cellule familiale et le cercle des proches. Les symboles, s’il en fallait, de cet héritage positif du confinement seraient l’appareil à raclette, le barbecue, le van, le vélo… Nouvelles mythologies qui restent à écrire.
Ce que nous avons (re)découvert, dont nous avons (ré)appris la valeur, ce sont parfois des plaisirs non marchands. C’est, presque toujours, la proximité et une forme de ralentissement.
Face à des crises mondiales et brutales, c’est au plus près que chacun peut, finalement, chercher des solutions et se rasséréner. Bien souvent, d’ailleurs, les solutions mises en place mobilisent à la fois des arguments de consommateurs (c’est moins coûteux, c’est plus sûr…) et des arguments de citoyens (c’est bon pour la planète ou pour la collectivité). Ainsi la seconde main, l’entraide entre voisins qui s’organisent, la mise en commun de certains équipements mais aussi le télétravail sont-ils plébiscités.
La transversalité de l’argument local
La proximité, le local, c’est aussi la promesse d’un espace de maîtrise. Ce qui se passe au niveau d’un « territoire » se voit, qu’il s’agisse d’un aménagement public, d’un engagement associatif, de la politique d’emploi d’une entre- prise ou des approvisionnements d’un commerçant. C’est donc un gage de transparence et d’impact. C’est aussi une bonne façon de lutter contre l’anxiété et le sentiment d’impuissance. Participer à une collecte de vêtements ou de médicaments pour les réfugiés ukrainiens, aider les personnes isolées pendant le confinement, c’est reprendre, à son échelle, la maîtrise de son destin.
Ainsi le mouvement « locaphile », déjà sensible dans les années 2010, apparaîtil aujourd’hui comme l’une des réponses de fond à l’inquiétude de ce que l’on commence à appeler « les années folles ». Revanche de la province devenue, à l’heure où la capitale se voit chargée de toutes les tares, le synonyme d’une vie de qualité, de la qualité d’une vie, le local superpose surtout des modes d’action responsables (les cir cuits courts) avec la prise de conscience écologique mais aussi avec la nécessité économique de relocalisation : les pénuries liées à la pandémie ont précédé celles liées à la crise russo-ukrainienne et imposent dorénavant comme une matrice indispensable, évidente, la marche vers une conception plus locale de la société. Au point qu’on voit apparaître aujourd’hui, certes de façon minoritaire, une frange de la population qui boycotte systématiquement les marques non « made in France ».
Que peuvent les marques ?
Dans cette volonté de mobiliser toutes leurs ressources pour préserver leur bien-être, malgré les difficultés déjà là et celles qui s’annoncent, les Français savent que leurs seuls efforts individuels ne suffiront pas. C’est – aussi – l’un des effets de la pandémie : l’action des pouvoirs publics mais aussi celle des marques et des entreprises se sont avérées plus que bienvenues. Elles ont ainsi démontré – banques, distributeurs ou fabricants – qu’elles peuvent, et sans doute doivent, être utiles.
Être utiles à quoi ? Et comment ?
Au cœur du système de tensions « temps court-temps long/individuel-collectif », il y a la consommation au sens large, toutes les microdécisions du quotidien comme les décisions plus rares et plus fondamentales. Se faire livrer à manger et changer de voiture ne sont évidemment pas des actes de la même importance et ne supposent pas la même réflexion.
Cependant, pour l’un comme pour l’autre, chacun peut aujourd’hui s’interroger, outre sur le bénéfice d’usage, personnel et immédiat, sur le sort du livreur ou le lieu de fabrication du véhicule. Sur l’impact de son choix sur les commerces de proximité ou sur la pollution. Qu’elles soient latentes ou parfaitement conscientes, ces considérations existent et complexifient le quotidien.
Dans ce contexte, et parce que la consom- mation est aussi parfois une compensation de la difficulté du quotidien, les marques peuvent faire simple : la simplicité, ce peut être de choisir de n’occuper qu’une case du « cadran » des tensions mais de le faire pleine- ment et clairement. Assumer d’offrir un plaisir gourmand, sans mention de Nutri-Score ou d’agriculture responsable, c’est une façon de simplifier le choix : on dit ce qu’on fait et… on fait ce qu’on dit.
Cette utilité immédiate et très directement orientée vers le consommateur en tant qu’in- dividu, c’est aussi ce que revendiquent les enseignes alimentaires en s’engageant sur le pouvoir d’achat.
L’autre façon d’être utile, c’est, bien sûr, d’absorber la complexité des choix en aidant ses clients à résoudre une (voire plu- sieurs) tension.
- Concilier l’économie et l’écologie au prix d’un investissement immédiat (positionnement des véhicules électriques ou des acteurs de la rénovation thermique).
- Protéger son plaisir, son pouvoir d’achat et limiter le gâchis en bradant les produits bientôt périmés, en achetant en seconde main en utilisant une application comme Too Good To Go, ou en promettant des réductions à qui rapporte vêtements ou biens d’équipement.
- Proposer une épargne « verte » ou qui soutient l’économie locale tout en mettant en avant la qualité de service au client comme le font certaines banques ou mutuelles.
- Permettre à celui qui se fait plaisir de témoigner sa solidarité en promouvant le café, le repas ou la coupe de cheveux : principe par lequel on offre le produit ou service équivalent à un inconnu qui en aurait besoin.
On le voit : soulager le consommateur de tout ou partie de ses arbitrages en se posant en conciliateur des contraires, en réduisant la tension peut revêtir de multiples formes et constituer un réel bénéfice.
Quels que soient la nature et les paramètres de l’utilité choisie et revendiquée par une marque, elle ne se conçoit que réelle, démontrée, prouvée… Toutes les sortes de « washing » sont désormais aussi repérables que rédhibitoires. Engagées, citoyennes, vertueuses ou pas, toutes les marques, surtout celle des biens et services du quotidien, pourront et devront donc dire clairement à quoi et à qui elles entendent servir, et le faire avec sincérité et constance. Dire moins « pourquoi » elles sont désirables et davantage « comment » elles participent de la vie de chacun et de la collectivité, quelle part elles prennent dans la défense de la qualité de vie des Français, dans les temps calmes comme dans les tempêtes.
Cet opus de Françaises, Français, etc. se situe à la charnière d’une évolution majeure de la société où les raisons de se recentrer sur des micro-communautés luttent avec le besoin de nos compatriotes de refaire consensus. Trouver les voies d’une inscription dans ces consensus doit être une préoccupation majeure pour les marques qui souhaitent durer.
Être utiles, s’inscrire dans la tendance de fond du local et résoudre les tensions sont des options centrales. Elles supposent une dose importante d’engagement véritable et de stratégies d’entreprise au-delà des stratégies de marque. La « marque employeur » a précédé la « marque entreprise » : une marque qui s’incarne dans des valeurs économiques et civiques, une marque plus transactionnelle qu’aspirationnelle, qui passe un contrat autant avec le citoyen qu’avec le consommateur.