La Smart City est en train de se construire sous nos yeux encore trop naïfs, innocents ou aveugles. Car le tout-technologie et la puissance des GAFA posent une question quasi civilisatrice. Réponse avec Antoine Meunier, directeur communication de The Camp.
Qui n’a pas envie d’être intelligent ? Pas la moindre métropole française qui, à l’image de Paris, Dijon, Lyon, Narbonne, Toulouse, pour ne citer que ces agglomérations, s’approprie les leviers technologiques de la Smart City. Les nouveaux paradigmes technologiques des cités de demain génèrent fantasmes, utopies et questionnements. INfluencia traite cette mutation sine qua non de la data-dépendance de nos villes connectées depuis assez longtemps pour savoir que ses enjeux sont capitaux : d’ici 2050, 7 humains sur dix vivront en ville et l’étendue urbaine mondiale aura triplé d’ici à 2030, occupant plus de 1,2 million de kilomètres carrés. Penser la Smart City, c’est une des missions de The Camp. Ni université ni centre de recherche, le campus aixois dédié à l’innovation se veut un lieu hybride de formation non diplomante. Sur les collines provençales de l’Arbois, des cadres en formation, un incubateur de jeunes pousses, un autre de PME et un fablab pour créer des prototypes de produits cohabitent dans l’accélérateur nouvelle génération pensé par Frédéric Chevalier. Une vingtaine de jeunes artistes, designers et codeurs sont en résidence tous les six mois pour y mener leurs projets, en complément des formations offertes aux cadres. Une maxime résume la philosophie du lieu : » et si pour changer, on s’inspirait de ce qui n’a jamais été fait avant ? « .
Présent au Game4 Change Europe sur l’impact des réalités virtuelles, augmentées et mixtes, INfluencia a profité des conférences sur le poids des technologies dans notre quotidien du futur pour parler Smart City avec Antoine Meunier, directeur communication de The Camp.
INfluencia : la Smart City est une appellation qui commence à être un peu galvaudée. Elle veut dire beaucoup et rien à la fois parce que l’intelligence est subjective en fonction de la perception de la personne qui la côtoie. Cette ville intelligente du futur que The Camp aide à façonner, n’est-elle pas aujourd’hui encore dans une phase d’apprentissage ?
Antoine Meunier : nous sommes aujourd’hui dans une phase de rupture extraordinaire et inédite, avec une accélération des technologies absolument incroyable. On parle de technologies exponentielles et je pense que le mot est bien choisi. Nous sommes dans une logique où convergent la réalité virtuelle, l’intelligence artificielle, les biotechnologies, la nanotechnologie, la robotique… De nouveaux paradis technologiques émergent et vont changer les produits, les services, la vie quotidienne, la façon de voir le monde d’une manière dont nous sommes encore assez peu conscients aujourd’hui. La robotisation des usines Samsung et Adidas constituent des exemples frappants de ce qui émerge. Sur les nouveaux plateaux d’Alibaba, il n’y a pratiquement plus une personne, pour prendre un autre exemple.
Dans le même temps, nous sommes également dans une phase de rupture d’un système social, économique, politique. Cette mutation passe probablement par une organisation sociale d’infrastructures du grand capitalisme industriel beaucoup plus distribuée. Tout cela fait qu’il est aujourd’hui très compliqué de cerner les nouveaux modèles qui se profilent, de s’y adapter et de les anticiper. Ce constat, tout le monde peut le faire. Mais proposer un lieu pour s’approprier ces changements, pour se former aux technologies émergentes et à la notion sociale qui va avec, c’est le pari inédit de The Camp. C’est un camp de base pour explorer et tester toutes les nouvelles logiques, s’acculturer, prototyper… Et la ville, c’est aujourd’hui le terrain de jeux idéal pour tout cela : 90% de la population mondiale y vivra dans une dizaine d’années, c’est là où se concentrent tous les problèmes, de gouvernance, économiques, de travail, sociaux, environnementaux. Plus que dans le terme galvaudé et trop restrictif de Smart City, je crois dans une logique de Lean City qui se concentre sur l’expérimentation et la création de modèles de gestion urbains beaucoup plus holistiques. Les questions fondamentales sont : qu’est-ce qu’être un être humain dans une ville ? Quels sont les cadres de vie que nous voulons pour les générations futures, pour nos enfants ? Dans quel type de modèle voulons-nous vivre et comment y va-t-on ? Quelle est la gouvernance d’une ville future, est-elle représentative ou beaucoup plus distribuée ?
IN : la communication ne jure plus que par le » désilotage » et les leviers technologiques qui permettent de faire travailler ensemble tous les collaborateurs du groupe en valorisant les talents disséminés dans le monde entier par le passage de connaissances. Concernant la ville, la première valeur ajoutée de la technologie n’est-elle justement pas d’arriver à casser les murs de voisinage pour que ses résidents arrivent à vivre ensemble au-delà de leurs propres expertises ou compétences ?
A.M. : le propre de la technologie est d’être complètement versatile et les territoires urbains par définition sont complexes : même en étant juste à côté d’un voisin, vous pouvez avoir une bulle de vie complètement différente. Et le contraire marche aussi. La technologie digitale permet justement de mettre en relation des gens qui autrement ne seraient jamais entrés en relation parce que leurs bulles ne leur en auraient pas laissé l’occasion. C’est la valeur ajoutée relationnelle et servicielle de sa dimension ubiquitaire versatile. La technologie ne vient pas inventer quelque chose qui n’existe pas, sinon on ne s’en sert pas. On l’utilise parce qu’elle apporte un service sur un potentiel qui est déjà existant. La mission de The Camp est de faire parler les gens ensemble, le privé, le public, les start-up, les innovateurs, les expérimentateurs, pour essayer d’imaginer que pourrait être tel ou tel service dans les années qui viennent sur un territoire urbain.
IN : où est le juste milieu entre la dystopie Black Mirror ou la réalité anxiogène des smart cities brandées, façon Google à Toronto, et l’image toujours » oui-ouiesque » que nous vend la Smart City, où finalement tout est beau et tout est génial ?
A.M. : ce juste milieu, c’est nous les citoyens. Pourquoi ? Parce que quand un produit technologique et gratuit c’est que c’est toi le produit. C’est ça tout le problème : on n’en a pas assez conscience. Nous, en tant que citoyens, en tant qu’utilisateurs lambda nous ne faisons pas assez attention à ce que nous utilisons comme service et en contrepartie de quoi. Est-ce que vous avez déjà lu les conditions générales de vente de Facebook ? Cela s’appelle des conditions générales de vente, c’est donc bien qu’ils vendent quelque chose, mais jamais personne ne les lit, celles de Google ou les autres. Quand vous ouvrez un compte Gmail vous ne vous posez pas la question de savoir pourquoi vous ne payez pas. Pourtant Google gagne de l’argent avec votre compte Gmail. La grande force des grandes plateformes technologiques c’est de faire croire à une espèce de monde magique où les choses sont gratuites alors qu’évidemment, elles ne le sont pas. Donc le juste milieu c’est nous en tant que citoyens, consommateurs, utilisateurs, qui devrons s’acculturer, se former, mieux comprendre comment ça marche. Mieux comprendre ce qu’on donne quand on utilise quelque chose de gratuit, ce que la plateforme nous achète pour le revendre, à qui et comment. The Camp a un rôle à jouer dans cette acculturation des citoyens. En Europe, il faut que nous assumions plus nos valeurs humanistes. C’est ce que nous avons de plus solide, de plus beau. Il faut bien sûr assumer la part sombre de notre héritage historique mais il faut aussi en assumer la part lumineuse et être des défenseurs d’une humanité humaniste. Il faut en être fier et promouvoir ces valeurs pour s’en servir dans l’analyse et l’évaluation des paradigmes technologiques dans lesquels nous voulons vivre. Cela suppose une prise de conscience et de ne pas se contenter d’être des consommateurs passifs qui attendent tout des entreprises ou de l’Etat.
IN : quels sont les leviers de cette éducation à une échelle de masse ?
A.M. : le premier levier c’est la connaissance. Nous travaillons par exemple sur un projet ambitieux de storytelling dans lequel je crois. On a monté un groupe de travail avec des spécialistes de l’intelligence artificielle comme Alexandre Cadin, avec un collectif d’innovation sociale, Marseille Solutions, avec des storytellers et des auteurs de science-fiction pour voir comment on pourrait créer les conditions de l’émergence d’un blockbuster ou d’une série-blockbuster sur Netflix. Ce contenu aurait une mission d’acculturation. Il raconterait une histoire épique, un mythe positif dans lesquels on peut s’inscrire, pour à la fois comprendre ces grands paradigmes là, et en même temps s’en inspirer pour trouver des moyens d’agir dans sa vie quotidienne. On manque de grandes histoires épiques et je ne crois pas que ce soit la communication qui puisse faire cela, ce n’est pas son job. C’est plus le boulot d’artistes, de storrytellers, d’écrivains, de réalisateurs, relayé par une communication efficace pour raconter tout ça.
IN : une dernière question, pour boucler la boucle technologique : est-ce que vous n’avez pas l’impression que le danger de croire que la technologie peut résoudre tous les problèmes, est d’empêcher de s’intéresser aux causes ? Il y a un risque réel de prendre le problème à l’envers et de devenir dépendant d’une technologie, qui peut peut-être un jour nous dépassera…
A.M. : je suis tout à fait d’accord. Le » solutionnisme » technologique c’est une impasse et une arnaque marketing. En donnant une dimension magique à la technologie, on oublie que la technologie n’est pas magique. C’est un design, un développement. La technologie a un but donc le vrai problème, la véritable part aveugle du système c’est nous et c’est ce qui est dangereux. Moi je suis d’une génération un peu spéciale qui a vécu la transition technologique. Quand j’ai commencé à utiliser internet dans les années 90, nous étions plus dans une logique d’utilisateurs-producteurs qui comprenaient la technologie. La fameuse génération Z, elle, n’a aucune culture technologique, seulement celle de l’UX. Elle est impitoyable avec les lacunes technologiques dans l’utilisation : si tu n’es pas bon, on te zappe. Par contre, elle a une compréhension extrêmement faible de ce qu’il y a derrière la technologie, du design et des modèles économiques qui vont avec. Au début des années 2000, l’essentiel des questions ne portaient pas tant sur l’utilisation de la technologie que sur les modèles économiques, la grande tendance gratuite d’un côté et la grande tendance payante de l’autre. On a atteint une masse critique qui a permis à des acteurs de faire du gratuit et de capitaliser sur les données qu’ils arrivaient à générer pour les revendre. On a sorti l’argent de l’utilisateur de l’équation et c’est là où cela devient critique: quand tu ne payes pas quelque chose, il y a autre chose derrière. Mais le problème est que personne ne va regarder ce qu’il y a derrière et cela me semble être un point essentiel, notamment vis-à-vis des jeunes générations. Je pense que la technologie doit être au service de l’Homme, elle ne doit pas le rendre esclave. C’est une exigence culturelle. On doit retrouver la valeur de la connaissance et se discipliner. C’est un mot que nous n’aimons pas beaucoup entendre et qui peut être un peu moralisateur, mais je pense que c’est une exigence forte aujourd’hui pour nos générations et nos enfants.