En 2004, il y a un siècle, Patrick Le Lay scandalisait l’opinion en déclarant que le métier de TF1, chaîne qu’il dirigeait alors, consistait à « vendre du temps de cerveau disponible » aux annonceurs. En 2004, un certain Mark Zuckerberg, étudiant à Harvard, créait Facebook. Netflix était le nom d’une entreprise américaine d’abonnement à la livraison de DVD. Le smartphone n’existait pas.
En 2022, la France compte 53,5 millions d’utilisateurs actifs sur les réseaux sociaux, et les Français passent en moyenne 1 h 46 chaque jour sur ces derniers. 61 % des foyers français sont abonnés à un service de SVOD et la presse se lit autant sur smartphone que sur papier.
Le « temps de cerveau disponible » ne choquerait plus grand monde aujourd’hui. L’économie de l’attention est devenue le nouvel horizon du capitalisme et d’aucuns, à l’instar de Tim Hwang (Le grand krach de l’attention. Février 2022), établissent un parallèle entre cette « bulle » et celle des subprimes, pronostiquant son explosion imminente. Qu’il s’agisse d’information ou de divertissement, nous sommes donc exposés à une production de contenus permanente, sans cesse croissante, à laquelle chacun doit trouver comment s’adapter.
Trop d’infos tue l’info
Nous n’avons jamais eu accès à l’information si rapidement, ni en telle quantité. Robert Musil écrivait en 1930 « On a toujours plus de chances d’apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre. » On serait tenté de dire qu’aujourd’hui, tout fait événement, le très ordinaire comme le plus extraordinaire, le plus éphémère comme le plus durable.
Et, dans ce domaine comme dans les autres, les tensions nous traversent. Nous voudrions être citoyens, trouver la juste information, faire des choix éclairés mais nous naviguons dans un champ informationnel saturé, fragmenté, mal balisé, où vérités, post-vérités et fausses nouvelles se mêlent quotidiennement. Dans un contexte où le plus impensable ne cesse de se produire, l’info charrie pourtant aussi son lot de micropolémiques et de faits divers. Comment faire le tri quand les mésaventures d’un footballeur ou les obsèques d’Elisabeth II occupent ponctuellement autant d’espace que la guerre en Ukraine ou les catastrophes climatiques ? Rester connecté en permanence pour ne rien rater, devenir indifférent, choisir ses sujets ou ses sources… ?
On connaissait l’éco-anxiété, liée à la peur du réchauffement, voilà sans doute aussi venue « l’infoanxiété » qui pourrait donner envie à certains de se retirer hors du monde… médiatique. Une forme de détox et de jeûne informationnel.
On a parlé de la fatigue démocratique, que l’on lit dans les records successifs d’abstention, on parle à présent de fatigue informationnelle. Le terme vient d’émerger dans une note de la Fondation Jean-Jaurès (1). Selon cette étude pilotée par l’ObSoCo, plus d’un Français sur deux souffrirait de fatigue informationnelle aujourd’hui. Les symptômes ? Le sentiment de voir tout le temps les mêmes choses, malgré une multiplicité de canaux d’accès à l’information (pour 85 % de nos compatriotes), conjugué à une impression de noyade dans un océan d’informations (59 %) et une incapacité à se forger sa propre opinion (49 %) (graphique 18).
Émerge alors la tentation du repli, du retrait, comme stratégie de protection : dans la typologie réalisée par l’étude sur le rapport à l’information, cette tentation concernerait 38 % des Français, prêts à se réfugier dans la distance défiante, voire l’indifférence.
Entre le FOMO (Fear Of Missing Out) et la déconnexion, la majorité des Français oscille. Comme oscillent un certain nombre de médias d’information continue, tiraillés entre la tentation d’aller plus vite que les réseaux sociaux et celle de proposer de « l’analyse », du « décryptage », multipliant ad libitum le commentaire d’experts parfois improbables et valorisant la confrontation, le clash, le « parler vrai ».
Est-ce la pauvreté du débat public qui tire ainsi l’information vers l’écume ou cette information logorrhéique qui tire le débat public vers le bas ?
Toujours dans la récente étude de la Fondation Jean-Jaurès, la première raison évoquée par les Français tentés par la stratégie du repli est la trop grande agressivité du débat public. Le buzz et le clash font indéniablement recette en termes d’audience, mais lassent une part grandissante de la population. Les controverses les plus vénielles comme les plus essentielles semblent se transformer en une lutte à mort, quand elles n’évoluent pas tout simplement dans des univers parallèles, les algorithmes enfermant progressivement chacun dans des bulles de confirmation, sans plus d’autres dialogues contradictoires.
La question de la confiance et de la proximité
La « twiterrisation » de l’information, l’organisation de la conflictualité en continu génère de l’audience, de la reprise, de la visibilité mais son omniprésence fatigue. Abondamment repris par les journalistes, les politiques et les leaders d’opinion, le réseau à l’oiseau bleu n’est pourtant utilisé régulièrement que par moins d’un Français sur dix.
Ce « microcosme numérique » ne reflète pas l’opinion publique. Cette dernière, à l’inverse, prise la proximité. Dans la hiérarchie de la confiance au sein de notre sondage, la presse quotidienne régionale arrive ainsi en tête des médias jugés « dignes de confiance » (67 %), devant la radio (64 %) et avant la presse nationale (58 %), la télévision généraliste (52 %), les chaînes d’information en continu (49 %) et les réseaux sociaux (26 %) (graphique 19). Elle s’impose comme la valeur sûre pour accéder à une information de qualité et faire vivre le débat local.
La proximité, vecteur de confiance
La proximité est un levier de confiance puissant. Proximité géographique, mais aussi générationnelle. Nombre de journalistes et de médias vont, ainsi, à la rencontre des jeunes citoyens en multipliant les initiatives et les formats. Ils innovent pour établir et maintenir un lien avec les jeunes citoyens, éclairer leur opinion et de leur proposer une information de qualité, sur des supports en affinité avec leurs usages. Alors que de jeunes streamers s’emparent des réseaux sociaux, et de Twitch notamment, pour faire vivre le débat politique et sensibiliser les jeunes (comme l’a fait l’un des plus connus, Jean Massiet, pendant la campagne présidentielle en organisant « le débat du siècle » avec les différents candidats), certains grands médias investissent également ce champ pour aller à la rencontre de nouvelles audiences, et leur proposer ce qui fait leur marque : des contenus édités, validés et de « vrais » débats. Arte vient ainsi d’y lancer une émission de décryptage scientifique avec des experts, des chercheurs et des vulgarisateurs.
Faire vivre un débat de qualité sur les réseaux et les canaux numériques, avec l’ambition notamment d’y acculturer les jeunes, constitue une première piste d’extension du champ informationnel : c’est y imposer le travail de journaliste et d’éditeur.
La seconde réside dans un retour au temps long et la capacité à retrouver des espaces d’intelligence et de débat serein. De plus en plus de médias multiplient les contenus alternatifs, des articles plus longs, des podcasts, des Web Docs, des making of. À destination des étudiants, le Drenche reprend le « Dr » de droite, le « en » de centre et le « che » de gauche pour signifier qu’il n’est pas partisan. Ce journal gratuit partenaire de Ouest France tire à 140000 exemplaires et offre sur tous les grands sujets d’actualité un point de vue pour et un point de vue contre, rédigés par des spécialistes du sujet et un petit récapitulatif des arguments de chacun pour permettre à chacun de se faire une opinion.
Tout, tout le temps, partout
Le numérique offre à tous les médias (print, télé, radio) la possibilité de faire vivre leur travail sur de nouveaux supports, c’est-à-dire d’adapter leurs valeurs, leur ligne éditoriale, leur capacité créative à de nouveaux publics et surtout à de nouveaux usages. La consommation de contenus « à la demande » s’impose : télé délinéarisée, podcast, vidéo, sites et appli des titres de presse.
L’usage des plateformes de VOD, des applis de streaming comme Spotify ou Deezer (mais aussi d’Uber ou de Deliveroo), nous a accoutumés à accéder à nos désirs de façon quasi instantanée et à avoir l’embarras du choix. Pour accompagner cette mutation profonde du rapport « émetteur-récepteur », une seule solution pour les médias d’information : multiplier les contenus originaux, de qualité, respectant le « contrat de lecture » qui lie, implicitement ou explicitement, un média et ses audiences.
Si le marché français de la publicité digitale a frôlé les 8 milliards d’euros en 2021, l’immense majorité de ce chiffre d’affaires (environ 85 %) va aux GAFAM. Ceux-ci rémunèrent désormais mieux les éditeurs dont ils utilisent les contenus, mais cela ne saurait suffire à en garantir la gratuité intégrale. Les plateformes numériques ont, cependant, favorisé la culture de l’abonnement. La vraie révolution du modèle économique de nombreux médias, notamment de la presse quotidienne, est là : l’investissement dans la qualité des contenus doit aujourd’hui et demain se financer par l’abonnement numérique. À l’instar des grands quotidiens américains (New York Times en tête), les grands titres français misent sur la qualité journalistique et la diversité de leurs contenus pour séduire de nouvelles audiences, payantes.
La chose peut sembler paradoxale : abreuvé de contenus gratuits en continu, un nombre croissant de Français fait le choix de l’abonnement payant. C’est à la fois une manière de personnaliser sa « consommation » de média et de constituer une sorte de « safe space », un espace informationnel à l’intérieur duquel on est en confiance. Cet espace de confiance peut, bien sûr, être un « entre-soi », structuré autour d’affinités d’opinion, voire militant. Il y a toujours eu des médias typés de droite ou de gauche. À l’heure de l’accélération et de la fragmentation que nous constatons dans tous les domaines, le risque existe, cependant, de voir certains de ces espaces affinitaires se transformer en camps retranchés. Là encore, l’exemple américain fait réfléchir. Celui de Fox News, bien sûr, dont on connaît le positionnement et le rôle politique. Mais aussi celui de Truth Social. Lancé en février 2022, Truth Social se veut une alternative aux grands réseaux sociaux, Twitter en particulier, dont Donald Trump est suspendu depuis début janvier 2021, avec la liberté d’expression pour leitmotiv. Exemple extrême de polarisation, Truth a surtout pour fonction de faire vivre les partisans les plus convaincus de l’ex-président des États-Unis dans un monde de vérités alternatives.
La tentation de la polarisation de l’info existe en France, où elle correspond à l’état d’une partie de la société française. C’est aussi une crainte clairement exprimée, notamment, par des économistes comme Julia Cagé et Benoit Hué qui militent pour l’indépendance économique des médias et s’inquiètent de leur concentration (L’information est un bien Public. Julia Cagé et Benoit Huet. 2021).
La grande majorité de nos concitoyens, cependant, semble davantage à la recherche de lignes éditoriales claires et assumées, qui leur permettent de se repérer dans l’abondance de contenus mais aussi de découvrir de nouvelles créations ou de nouveaux points de vue.
Proximité, innovation, exigence, mélange des formats et des canaux, retour au temps long, à la surprise de contenus innovants… Beaucoup d’initiatives viennent tenter de soulager la fatigue informationnelle des Français et de restaurer les conditions d’un débat démocratique digne et tenu.
Si ces constats sont importants pour la société, et majeurs pour la démocratie, ils doivent aussi interpeller les marques. Les médias offrent des contextes mais aussi des valeurs dont les études montrent depuis très longtemps qu’elles se transmettent aux annonceurs qui s’y associent. Il n’est pas neutre de s’associer à telle plateforme ou tel média, il n’est pas neutre d’être présent dans tel journal ou tel autre, il n’est pas neutre de se tenir à côté d’influenceurs ou de journalistes. Dans cette grande fatigue du buzz et des radicalités, les marques ont tout à perdre d’un éloignement des citoyens de canaux de confiance susceptibles de porter leurs propositions et leurs valeurs.
(1) Les Français et la fatigue informationnelle. Mutations et tensions dans notre rapport à l’information.
Fondation Jean-Jaurès, 1er septembre 2022.