Marion Megglé, Directrice de création éditoriale chez We Are Social nous donne une vision positive de l’autre “detox” humaine celle-là, qui est en train de voir le jour. Comme toutes les autres, elle est douloureuse, au début, mais sera – sans doute – réellement bénéfique à terme.
Je tiens à commencer cet article par un postulat nécessaire: cette réflexion porte sur une situation de confinement privilégiée. Celle de personnes qui ont la chance, en ce moment de crise sanitaire mondiale, d’avoir la santé, un toit et du temps libre sur les bras. Car, soyons clairs, la réflexion sur le temps oisif est évidemment un luxe. En 2019, un grand nombre d’articles et d’analyses anticipaient la plus grosse tendance de 2020 : la digital detox, ou la nécessité de prendre de la distance avec les réseaux sociaux, endroits virtuels parfois créateurs d’angoisses, de manque de confiance en soi, de perte de concentration. Qui aurait imaginé, alors, qu’en mars 2020, le Social Media serait pour tous “un remède” ? Mais qui aurait imaginé, également, que l’on serait 3 milliards à vivre tous confinés, seuls ou à quelques uns, pour une durée pour l’instant illimitée ? Personne, en effet (théories du complot mises à part, merci de ne pas me contacter). Si l’on souhaite, en revanche, se concentrer sur une autre détox positive – parce que oui oui, surprise, nous avons besoin de positivité -, il y en a une en cours. Yeah. Et elle concerne le temps, à soi et aux autres.
Nous organisons, de manière générale, le temps de manière presque physique.
Nous prenons un agenda et sélectionnons des créneaux à offrir à différentes temporalités : celle du travail, celle de la famille, celle des loisirs, celle des amis, celle à soi et celle – différente mais non négligeable – du social media concernant toutes les précédentes. Nous les percevons comme des cases bien distinctes alors même qu’elles passent leur temps (lol) à s’interpénétrer, à s’influencer, à se rentrer dedans. C’est que nous oublions, en fin de compte, qu’il n’y a qu’une seule et même temporalité qui gouverne, la nôtre.
Et là, BAM ! Nous avons maintenant le sentiment d’avoir été amputé de la majorité d’entre elles, physiquement en tout cas. On “ne va plus” au travail, on ne s’assoit plus à table avec ses amis, on ne rend plus visite à ses grands-parents, ses parents, ses neveux et nièces, on ne manque plus de s’évanouir à Dynamo,
on ne fait plus coucou au gorille au Jardin des plantes… On est là, chez soi. On travaille, ou pas. On voit encore ses amis, sa famille, mais par écrans interposés.
Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On s’adapte. On apprend
La cuisine sicilienne, on se lance dans des challenges sportifs en ligne divers et variés, on lit L’idiot de Dostoïevski, on tricote un plaid avec plein de couleurs, on refait un puzzle qu’on avait fait quand on avait 7 ans – parce qu’on ne sait plus ce que ça fait, de faire un puzzle -, et on va boire, rire et pleurer sur House Party, Zoom, Hangout, Messenger et Skype. On s’inquiète, on ironise et on crée. On s’occupe, pour ne pas s’effrayer.
Et si, tout ça, une fois dépouillé de tout ce que cela porte de peur et de danger, était une vraie belle opportunité temporaire ? Parce que oui, nous pouvons nous plaindre, il y a de quoi. Mais quand même. Débarrassés de 70% (chiffre parfaitement approximatif) des différentes couches de temporalités que nous pensons être les nôtres, c’est l’occasion, enfermés, de nous sentir libres.
“On ne peut admirer en même temps la lune, la neige et les fleurs.” dit, apparemment, un proverbe japonais. Eh bien, oui. C’est très vrai. Le temps que nous investissons dans des activités – pourvu qu’elles “rapportent”, que nous devenions Maître S céramique, judoka, ou yogi, tant que c’est productif – est également ce temps que nous privons à d’autres activités encore. Dans cette course que nous nous imposons sans cesse, à force de confondre vie et agenda planner, nous nous frustrons mais surtout, nous en oublions un bien beau droit qui est le nôtre, notre droit au Repos. Je n’entends pas ici un droit à la flemmardise (que nous avons aussi), mais, à la manière de Gaston Bachelard, un droit à la pensée. Pas celle imposée par des exigences extérieures à nous, mais celle qui nous vient naturellement, se laissant doucement portée par nos rythmes et saisons intérieures. Comme débarrassées, par la force des choses, de tout ce qui aurait été planifié (hors télétravail), nos journées nous proposent de nous réinvestir pleinement dans ce que le philosophe appelle “les rythmes élevés”, soit tous ces moments de flottement qui nous permettent de nous ressourcer et de penser, par nous-mêmes et dans le contact à l’autre.
“Le repos est une vibration heureuse.”G. Bachelard
Ainsi, nous avons l’opportunité aujourd’hui, et pour quelques semaines encore, de nous réimpliquer avec sérieux et profondeur dans deux champs décisifs de nos vie : le rapport à soi – i.e. ces voies intérieures que l’on envoient trop souvent balader d’un revers de métro – et le rapport aux autres. Alors oui, nous avons peut être le sentiment d’être provisoirement coupés de ces derniers. Mais cette coupure, bien au contraire, nous permet d’adresser une autre problématique devenue de plus en plus solide au fil des dernières années : l’interférence entre vie digitale/Social Media et vie sociale physique. Combien de fois sentons-nous, l’éclair d’un instant, le contact rompu par la consultation rapide d’une notification pendant un moment de discussion intense ? Combien de fois avons-nous été coupable de “phubbing”, terme inventé par l’agence McCann pour désigner l’acte d’ignorer des personnes physiquement présentes en consultant son téléphone plutôt que de
communiquer avec elles ? Combien de fois avons-nous répondu sur Messenger en 7 secondes à une question qui aurait sans doute mérité une bonne demi-heure d’analyse et d’échanges ? Oui, les smartphones et réseaux sociaux manquent quotidiennement de respect à nos échanges physiques sociaux en les perturbant, mais à quel point, à l’inverse, ne manquons-nous pas de respect également aux relations que nous entretenons sur ces plateformes en les traitant de façon expéditive et superficielle parce qu’elles nous semblent moins réelles ?
Depuis le confinement, nous expédions moins.
Nous arrivons à laisser de côté une téléphonophobie, pourtant très caractéristique des Millenials, et répondons à des messages par “Attends, j’t’appelle”. Nous prenons le temps, parfois plusieurs fois par jour, de se regarder et de s’écouter via des “visios”, certes en lieu et place des apéros du mois d’antan, mais quand
même… Il ne s’agit pas ici de faire une ôde au remplacement des vrais contacts sociaux physiques par le digital, mais de simplement remarquer que c’est bien, aussi, de se réimpliquer, de s’unir avec la chose que nous avons à faire. Selon Michael Groneberg, ce réinvestissement, “c’est éloigner de soi tout autre fait pour être là avec cette affaire sur laquelle on règle son temps. C’est devenir un avec la chose à faire. Car ce qui est formidable : quand on prend son temps pour faire une chose en écartant tout le reste, on parvient à sortir de cette existence accélérée pour entrer dans un espace où, quand on a pris son temps, on peut l’oublier.” Et enfin vraiment se rendre compte, alors, qu’on ne s’adresse pas à des plateformes, mais à des humains. Et ceux-là méritent notre attention. Alors non, la digital detox n’a pas lieu, ou en tout cas pas maintenant. En revanche, ce que l’on pourrait qualifier de “cumulative detox” – ou de détox du cumulatif – nous permettra, peut-être, par le réajustement du rapport à soi, au repos et aux autres via le digital, d’assainir et de se réapproprier un temps que l’on voyait souvent s’enfuir jour après jour. Le moment actuel est dur, très dur pour beaucoup, mais l’opportunité est belle pour ceux qui peuvent la saisir, alors écoutons Jacques Prévert lorsqu’il nous dit “Le temps mène la vie dure à ceux qui veulent le tuer” et embrassons-la !