Connecté, écolo et utile : telles sont les composantes du design selon Yves Béhar. Cette pointure internationale, fondateur de FuseProject, explique à INfluencia sa vision et les fondements d’une pratique où l’utilité ne peut plus se passer de l’expérience…
INfluencia : quel sera le rôle du designer dans une société ultra connectée, ultra communicante et finalement ultra transparente ?
Yves Behar : plus le monde est ouvert, plus les gens communiquent entre eux. Plus aussi les informations se multiplient pour permettre au designer de mieux comprendre comment ils vivent, ce qu’ils font, ce qu’ils veulent faire… Cela nous permet de designer des produits meilleurs et de meilleures expériences. Les échanges consommateurs/consommateurs mais aussi les retours consommateurs/marques nous éclairent sur la demande et sur les réussites. C’est un point de contact direct entre les designers et les marques.
INfluencia : cette meilleure connaissance des besoins et nécessités à la fois des consommateurs et des marques change-t-elle la conception des produits en amont ?
Yves Behar : cela décuple les possibilités d’être réceptif au monde et à ses besoins. Mais cela dit, le futur se crée en observant le présent et en développant de nouvelles idées. Ce n’est pas forcément en demandant aux gens aujourd’hui ce qu’ils veulent qu’on comprend mieux demain. C’est plutôt en laissant le designer travailler, c’est-à-dire synthétiser les informations qu’il reçoit de toutes ces sources différentes. Le designer est comme un monteur de films, il a des rushs devant lui et doit trier et choisir. S’il écoute le marketing, on arrive à des solutions trop compliquées. Nous disposons d’une avalanche de sources : technologies, opinions, échanges, informations, et notre rôle est vraiment de faire des sélections pour construire une expérience pointue.
INfluencia : vous avez parlé « d’expérience » à deux reprises. Les technologies évoluant, elles vont aussi se développer de façons encore inédites. Puisqu’il ne se contente donc plus de dessiner des produits, quel est le rôle du designer dans l’apport d’expériences aux consommateurs ?
Yves Behar : si nous regardons l’histoire du design, nous verrons que finalement l’expérience a toujours été du domaine du designer. Si l’on regarde les produits de Dieter Rams, par exemple, la simplification et la clarification de la séquence des expériences induite par une suite linéaire de boutons sur un produit stéréo faisaient déjà partie de son travail, dans les années 1950-1960. Depuis qu’il y a des fonctions sur les produits, le designer travaille l’expérience. Quand elle devient digitale, elle devient simplement une autre pratique. Le triptyque physique/digital/marque doit être pensé de façon horizontale et pas séquentielle.
INfluencia : pour rester dans l’expérience, les objets connectés vont-ils devenir un marché incontournable pour le design ?
Yves Behar : ils représentent déjà une partie très importante de notre travail. Chez FuseProject, nous avons commencé très tôt. Moi-même, dès 1998, alors que le wifi et le Bluetooth® n’existaient pas, j’avais imaginé les objets connectés dans une exposition, « The Learning Show », au musée d’Art moderne de San Francisco. Nous avions connecté des chaussures en leur intégrant une puce pour recueillir les informations de la marche, dans le but de mieux les customiser. Puce que nous avions ensuite fournie au fabricant. Quelques semaines plus tard nous était revenue une chaussure beaucoup plus adaptée à son utilisateur. Je pense donc être un des designers qui a travaillé le plus dans ce domaine, et pour moi c’est clair : le design va intervenir de plus en plus dans la conception des produits, car il est une réponse plus globalement à la définition même des marchés, cela par l’intégration en amont de la technologie et des comportements humains dans la création des entreprises. Les objets connectés sont la parfaite définition du rêve qu’était FuseProject en 1998 : faire une fusion de tous les domaines du design au bénéfice d’une idée, d’une expérience.
INfluencia : qui dit création de produits dit recyclage. Ce marché est en pleine croissance et promet de grossir dans les années à venir. Pour le design, est-ce un frein ou un levier à l’innovation et à la création ?
Yves Behar : les notions de développement durable et de recyclage sont deux aspects incontournables de notre travail. Nous les impliquons dans tous nos projets, et pas seulement dans ceux plus spécialisés comme le « Clever Little Bag » de Puma. C’est beaucoup plus compliqué et moins appliqué pour les produits électroniques connectés, et c’est certainement la prochaine étape importante de notre métier. Nous serons partie intégrante de la solution au même titre que les fabricants. Au fil des mois et des années, après le lancement d’un produit, la capacité de l’améliorer progresse. Sans que le consommateur ait à faire quoi que ce soit, la longévité de ce produit s’allonge : tant qu’il est utile, il reste sur le marché. Et du point de vue du recyclage, c’est une bonne nouvelle.
INfluencia : ce rapport de force éternel entre beau et fonctionnel, concernant le design, a-t-il évolué ?
Yves Behar : oui. Le design a longtemps été vu comme une décoration ou une finition. Le designer arrivait dans un projet juste avant la phase de commercialisation, pour rendre les choses plus belles et les formes plus expressives. Aujourd’hui, pour moi, le vrai design intervient très en amont et, comme je le disais, souvent à la fondation même de l’entreprise. Quand on regarde certaines organisations innovantes modifier des industries entières – citons Airbnb ou Pinterest –, on voit des fondateurs qui sont des designers. Repenser fondamentalement la forme et la beauté d’un objet, ou d’une application, afin qu’ils soient mieux adaptés à la vie courante actuelle, c’est une façon essentielle de faire du design… en même temps que de la création d’entreprise. Le design occupe une place de plus en plus décisive au sein de l’entreprise.
De son côté, le consommateur prend conscience de son omniprésence et de son influence dans sa vie de tous les jours. Chacun de nous en effet intervient, participe, donne son opinion bien plus qu’avant. Mais cette conscience élevée de l’importance du design est surtout visible chez les millennials, et les plus jeunes encore…
Illustrations : Elise Enjalbert
Article extrait de la revue « Le Design » disponible en version papier ou digitale !
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