INfluencia : votre coup de cœur ?
Mercedes Erra : il est pour « Entre chiens et louves« , une exposition imaginée pour le Bon Marché Rive Gauche par le cirque Le Roux. Le Bon Marché a toujours des scénographies plus brillantes les unes que les autres. Mais là, c’est vraiment magnifique : une maison de poupées s’ouvre en plein cœur du magasin et devient une scène pour les danseurs et les acrobates. Le spectacle déploie chaque soir ses tableaux, au croisement du cirque, de la danse, du cinéma, sur trois époques : 1850, 1960 et 2023. Huit virtuoses défient la gravité, et diffusent une poésie très particulière. Quand l’art rencontre le retail avec brio.
On ne peut pas nous raconter du baratin sur la diversité alors qu’un jeune noir ou d’origine arabe a 20 fois plus de chances d’être contrôlé
IN : et votre coup de colère ?
M.E. : il porte sur le contrôle au faciès. Human Rights Watch, dont je co-préside le comité parisien, Amnesty International et Open Society Foundations, et trois associations de terrain (le Réseau égalité antidiscrimination justice interdisciplinaire, Pazapas et la Maison communautaire pour un développement solidaire) ont déposé devant le Conseil d’État la première action de groupe contre l’Etat afin de faire cesser le caractère discriminatoire du contrôle au faciès, et des pratiques policières devenues systémiques. Le jugement sera rendu d’ici quelques jours.
C’est à la fois un coup d’émotion et un coup de colère. Émotion, car c’est la première fois qu’un sujet de discrimination remonte à une si haute juridiction. Émotion encore car la rapporteuse publique Esther de Moustier a elle-même admis publiquement l’existence d’une pratique discriminatoire grave et généralisée dans les contrôles de police.
Et colère car il n’est pas certain que cela se traduise par un jugement apte à entraver ces pratiques. On ne peut pas nous raconter du baratin sur la diversité alors qu’un jeune noir ou d’origine arabe a vingt fois plus de chances d’être contrôlé, selon un rapport de 2017 du Défenseur des droits (ndlr : Jacques Toubon à l’époque). Premières rencontres des jeunes avec l’autorité publique, ces contrôles discriminatoires et répétés, qui interviennent très tôt dans la vie des personnes concernées, les humilient et sont à l’origine d’une hostilité aux forces de l’ordre.
IN.: la personne ou l’événement qui vous a le plus marqué dans votre vie ?
M.E. : la rencontre avec l’anthropologue, ethnologue et militante féministe française Françoise Héritier à la première édition du Women’s Forum for the Economy and Society en 2005, et sa conférence. J’étais chargée de l’accueillir et de l’interviewer. Nous étions une centaine de femmes réunies. Elle était déjà malade et j’ai vu arriver une toute petite bonne femme avec une toute petite voix. Nous nous sommes rapprochées pour faire cercle autour d’elle et l’écouter. Elle devait parler pendant l’heure du déjeuner et en fait nous sommes restées jusqu’au soir à l’écouter, fascinées par son récit de l’histoire de la domination masculine, de ses racines. C’était aussi l’histoire de toute une vie d’anthropologue consacrée à ce sujet qu’elle nous contait et tout son savoir qu’elle nous transmettait. Nous avions l’impression d’assister à un moment unique, qui ne se reproduirait pas, un cadeau incommensurable. Ce que j’aime chez cette femme est qu’il n’y avait pas de colère.
Enfant, je voulais défendre, je ne savais pas quoi, mais je voulais défendre. Les femmes notamment
INf. : votre rêve d‘enfant ?
M.E. : je voulais être avocate. Parfois on change d’avis un peu bizarrement. Et cela a été mon cas. Mon père m’a dit : « les femmes avocates ne s’occupent que des divorces » ! J’ai répondu : « ah bon, ah bon, alors tant pis ». Je n’ai même pas vérifié… Mais, en fait, j’ai l’impression de faire un métier qui n’en est pas si loin. La pub ce n’est que de la persuasion. D’abord, sur le fond. Et, en plus, il faut persuader tout le monde, personne ne voulant prendre de risque. Je voulais aussi défendre – je ne savais pas quoi – mais je voulais défendre, les femmes notamment. Et c’est aussi ce que je fais dans la vie.
Nous avons eu le nez de nous dire que, plus nous aurions de talents, plus l’agence réussirait
IN.: votre plus grande réussite (en dehors de la famille)
M.E. : incontestablement les 30 ans de BETC. L’agence est une réussite incroyable alors que, quand on regarde les success stories mondiales, peu ont tenu. Trente ans qu’elle est toujours au top, en partant d’un pays difficile car il est toujours difficile d’être français. Même les Français nous reprochent d’être français… Ce que j’aime le mieux dans l’agence, c’est qu’avec Rémy (Babinet) nous avons eu le nez de nous dire que plus nous aurions de talents, plus l’agence réussirait. Quand des nouveaux collaborateurs arrivent chez BETC, la phrase qu’ils prononcent est toujours la même : « mais il y en a beaucoup qui sont bons » … D’ailleurs c’est parfois fatiguant… Bertille (Toledano) et moi ce n’était pas une évidence au départ. Personne n’aurait parié sur notre réussite. Mais chacune sait y faire et nous sommes plus fortes ensemble. Mon premier patron chez Saatchi, Didier Colmet-Daage me disait toujours : « si on ne se confronte pas à des gens forts, on est médiocres ». Je suis très fière de tous ces hommes et femmes qui composent BETC, du fait qu’ils veuillent bien rester avec nous, de la culture d’agence que cela a construit, et de son rayonnement en France et à l’international.
Je n’ai pas prononcé un seul mot pendant 6 mois
Sur le plan personnel, quand je suis arrivée en France à l’âge de 6 ans, vers 1960 je ne parlais que catalan. Mais personne ne m’avait dit que le catalan et l’espagnol ce n’était pas pareil. Les gamins se moquaient de moi. Alors je n’ai pas prononcé un seul mot pendant 6 mois – les gens ont dû penser que j’étais autiste – et j’ai écouté France Inter tous les jours. Et dès que j’ai maitrisé la langue, j’ai recommencé à parler. Cela a été une chance. C’est cela aussi l’intégration. Je n’ai pas eu l’impression de souffrir mais j’ai eu le sentiment qu’il fallait se battre. En plus, j’étais l’aînée. J’ai dû élever mon petit frère et ma petite sœur et aider ma mère quand mon père est parti. Tout cela donne la niaque.
L’échec est structurant
IN: et votre plus grand échec dans la vie
M.E. : je ne raisonne pas comme cela. J’ai eu souvent des échecs mais je ne les compare pas les uns aux autres. Personne n’est à l’abri de l’échec mais l‘une de mes forces est de les avaler. Je réfléchis, je cherche à les dépasser, j’en tire des leçons dont j’essaye de me souvenir pour ne pas les reproduire. Je pense que l’échec est structurant et je me méfie de ceux qui n’ont pas connu d’échecs. D’ailleurs, c’est une théorie que je développe chez mes clients, je leur dis : « si vous ne m’autorisez pas le droit à l’échec, vous ne m’autorisez pas le doit au talent ». Je pense aussi que le moment où on a le plus besoin des autres dans la vie, et de sentir leur soutien, c’est dans l’échec. J’essaye d’être là pour tous ceux qui me sont proches.
Je n’aurais pas aimé un monde où tout est parfait, je n’aime pas le paradis
IN.: que diriez-vous aujourd’hui à la petite fille de 10 ans que vous avez été ?
M.E. : que la vie est quelque chose de formidable, de riche, qu’il y a des hauts et des bas et que même les bas sont intéressants, fertiles. Cela fait partie du voyage et je le trouve génial. Je n’aurais pas aimé un monde où tout est parfait, je n’aime pas le paradis. Déjà petite – j’avais 10 ans – je me disais : « on me parle d’un paradis, mais ce n’est pas gai là-haut, je vais m’ennuyer terriblement ». Cela a été le début de mes problèmes avec la religion. Je me disais : « tu ne peux quand même pas préférer l’enfer », mais ça avait l’air tellement plus vivant…
IN.: votre plus grand moment de solitude a été quand…
M.E. : j’en ai souvent. Dès que c’est dur, lorsqu’il faut prendre une décision difficile, lorsque je sens que l’issue d’une situation critique dépend de ce que je vais dire et faire. Être en charge, responsable des choses, implique une certaine forme de solitude. Je suis très empathique et près des gens mais le week end, je m’enferme, je ne sors pas, je ne fais pas le marché. Tous nos voisins se disent que je suis emmurée. Mais j’ai besoin de solitude, de ce temps un peu différent.
IN.: quel personnage réel vivant sur une île déserte emmèneriez-vous (en dehors de votre famille bien sûr) ?
M.E. : Sylvain Tesson, parce qu’on pourrait vivre des aventures. Je ne sais pas exactement ce qu’on ferait sur cette maudite île déserte, mais on ferait de la poésie, on en découvrirait tous les coins. Je le prendrais bien avec moi, ce jeune homme, certes un peu abimé par la vie, mais tellement intéressant.
* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’A la recherche du temps perdu
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L’actualité de Mercedes Erra
- Sur le plan professionnel : « faire briller Danone que l’on vient de gagner et lui donner un rôle dans le monde. Fêter nos 30 ans, accentuer le développement de BETC dans le luxe. J’ai encore plein de projets. Finalement 30 ans c’est jeune»
- Sur le plan personnel, continuer sa mission en tant que présidente du Musée national de l’histoire de l’Immigration. À l’occasion de la saison Asie au Palais de la Porte Dorée, le Musée propose deux expositions inédites. L’une est consacrée à l’histoire et à la diversité des migrations d’Asie de l’Est et du Sud-Est, l’autre, à la manière dont l’expérience migratoire a marqué 10 artistes de l’avant-garde chinoise.